REVUE CONTEMPORAINE
ONZIÈME ANNÉE
SÉRIE.-TOME VINGT-SEPTIÈME
LXII DE LA COLLECTION
PARIS
RUE DU PONT-DE-LODI,4
1862 |
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CHRONIQUE POLITIQUE
14 mai 1862.
Si Garibaldi a enlevé le royaume des Deux-Siciles à François II, c'est
Victor-Emmanuel qui en a conquis les populations au royaume d'Italie.
Le héros de Marsala a brisé les «chaînes bourboniennes;» son royal ami
a noué les nouveaux liens. L'un vient d'achever heureusement ce que
l'autre avait brillamment commencé. On ne portera aucune atteinte au
bon vouloir et à la capacité des hommes de guerre et des hommes d'Etat,
qui, de Dcpretis à Nigra, de Cialdini à Lamarmora, se sont succédé dans
l'administration napolitaine, en disant que l'interrègne n'avait pas
cessé. Naples n'était plus la capitale de l'ancien royaume indépendant;
mais elle n'était pas encore fusionnée corps et âme avec le reste de
l'Italie. Il était réservé à Victor-Emmanuel en personne de clore
définitivement ce trop long interrègne. C'est de sa seconde visite que
l'histoire datera l'incorporation effective des provinces méridionales
dans la grande patrie italienne. Les correspondances des journaux et
les lettres particulières constatent avec nnerare unanimité l'accueil
plus qu'enthousiaste fait au roi à Gaëte, à Naples, à Messine. Il faut
tenir compte, certes, de la mise en œuvre officieuse, quoique l'art de
provoquer l'enthousiasme soit moins avancé en Italie que dans certains
autres Etats; il faut faire la part de l'inflammabilité si prompte qui
caractérise l'homme du Midi; il ne faut pas oublier le goût des fêtes
en pleine rue, que l'ancien régime avait cultivé avec une prédilection
particulière chez les classes indigentes; il faut enfin penser aussi à
l'exagération de bonne foi de certains rapporteurs, que la brillante
réception faite à Victor-Emmanuel par ses sujets méridionaux pouvait
impressionner d'autant plus vivement qu'ils s'y étaient moins attendus.
Mais, tout un défalquant, pour telle raison ou pour telle autre,
quelque chose de ces éclatantes manifestations, il reste un fond de
vérité incontestable que les adversaires les plus obstinés du nouveau
régime sont forcés d'admettre. Ce fond de vérité, le voici en deux
mots: la réaction est réduite à une infinie minorité de gens
personnellement et directement intéressés à une restauration
bourbonienne; l'immense majorité des populations napolitaines est aussi
italienne de cœur et d'esprit que n'importe quelle province du nord ou
du centre. Naples a complètement désappris à regretter son ancienne
autonomie, et ne demande pas mieux que de disparaître dans la patrie
commune.
212
Est-ce la personnalité chevaleresque de Victor-Emmanuel qui a conquis
les cœurs des Napolitains? Est-ce le profond sentiment monarchique des
anciens sujets bourboniens qui s'est réveillé à la vue du souverain de
leur choix? Sont-ce les habiles mesures par lesquelles le cabinet
Rattazzi avait préludé à l'excursion royale qui en ont assuré
l'éclatant succès? Voilà, certes, tout autant de raisons qui
contribuent au résultat heureux de l'excursion royale; mais la cause
réelle et déterminante remonte plus haut. Nous ne croyons pas, pour
notre part, aux conversions subites de toute une population; si nous
pouvions y croire, si nous pouvions supposer que l'enthousiasme qui
acclame Victor-Emmanuel est tout de fraîche date, nous aurions de
sérieuses inquiétudes sur la durée des bonnes dispositions des
Napolitains: les enthousiastes improvisés de la veille peuvent bien se
transformer le lendemain en adhérents plus que tièdes. Nous croyons que
l'apparition de Victor-Emmanuel n'a point opéré la transformation,
qu'elle lui a fourni seulement l'occasion de se manifester, d'éclater
au grand jour; nous pensons que le succès de l'excursion royale est dû
à ce qu'elle a été entreprise au bon moment: les mécontentements des
intérêts lésés, l'animosité des positions compromises, les
appréhensions des esprits timorés — accompagnement inévitable de toute
révolution — étaient arrivés, en s'affaiblissant graduellement, au
point où ils ne pouvaient manquer. de s'éteindre prochainement; la
présence de Victor-Emmanuel leur a donné le coup de grâce. Certains
faits extérieurs sont venus fort à propos seconder la conquête
pacifique des provinces méridionales, en accroissant le prestige du
royaume d'Italie et en consolidant la foi dans son avenir. Le rappel du
général de Goyon, l'apparition des escadres française et anglaise dans
les eaux napolitaines à la suite du roi, enfin le voyage du prince
Napoléon à Naples, ont dû décourager les très rares partisans de
l'ancien état de choses et accroître l'espérance, la confiance des
unitaires. Il n'est pas nécessaire d'être Italien, et Italien du Sud,
pour avoir l'enthousiasme facile en faveur d'une cause dont le triomphe
paraît à peu près assuré.
Peut-être s'exagère-t-on à Naples, le Turin du moment, la portée de
certains faits favorables à la cause italienne. Au delà comme en deçà
des Alpes, on croit si aisément ce qu'on espère, et on espère si
aisément quand on croit! Or, les Italiens croient; ils ont la foi, la
foi dans l'avenir de l'Italie une, et c'est sans doute leur principale
force. De nos jours, la foi ne transporte plus les montagnes; mais —
cela vaut bien autant — elle peut encore déplacer des frontières et
ouvrir maintes portes, fussent-elles même destinées à garder un
quadrilatère ou une ville éternelle. Elle pourra parfois prendre un
élan trop hardi; qu'importé, du moment qu'elle ne se lasse point de le
prendre et de le reprendre, et que, sur les hauteurs où elle s'élance,
elle ne perd pas de vue l'objet de ses ardentes aspirations? A la
distance où nous sommes placés, nous pouvons juger la situation avec
plus de calme, mesurer 1 espace à parcourir et la hauteur des obstacles
à franchir. Est-il vrai, par exemple, que l'excellente brochure de M.
Piétri '
1 Politique française et Question italienne. Paris, E. Dentu.
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contienne le programme des faits prochains et immédiats? Nous ne le
pensons pas; mais la position et les relations bien connues de
l'honorable sénateur donnent incontestablement à son chaleureux
plaidoyer une haute importance; elle légitime le grand retentissement
que cet écrit a eu et continue d'avoir, à l'étranger surtout. Nous ne
croyons pas non plus que le général de Goyon, rappelé de Rome, soit
bientôt suivi du corps d'armée qu'il a si longtemps commandé dans la
ville des papes; le convoi d'honneur que les escadres française et
anglaise ont fait à l'escadre royale italienne n'est pas le prélude
d'une action prochaine de ces mêmes escadres amies pour l'achèvement de
l'unité italienne; le Moniteur peut avoir dit vrai en contestant la
«mission» que la presse étrangère attribuait au prince Napoléon: les
circonstances au milieu desquelles s'accomplit la «visite» du gendre
impérial à son beau-père lui donnent déjà assez d'importance. Il
faudrait cependant se refuser à l'évidence pour méconnaître la portée
de ce concours nullement fortuit de faits significatifs. Chacun de ces
faits peut ne pas avoir toute l'importance que la presse amie de
l'Italie aime à lui attribuer, mais la presse hostile elle-même admet
la haute signification de celle coïncidence. Victor-Emmanuel n'ira
point, comme le bruit en avait couru, de Naples par Gaëte à Rome; qui
contesterait cependant que la distance entre Turin et Rome ait été
singulièrement abrégée par le voyage et le séjour du roi dans ses
provinces méridionales? Il est peu probable que l'année 1862 se passe
sans avoir vu Victor-Emmanuel faire son entrée au Capilole. A Rome
même, la résistance paraît ébranlée; l'entourage du pape a cru la
raviver en convoquant à un concile les soutiens naturels du
Saint-Siège; son attente pourrait être cruellement trompée. Les
cardinaux ne refuseront pas les déclarations et protestations qui leur
seraient demandées en faveur du maintien du pouvoir temporel; est-ce
qu'un concile peut ne pas consacrer et réserver les droits que le chef
de la chrétienté dit appartenir à l'Église, dont il est le représentant
suprême? Toutefois, des renseignements provenant d'assez bonne source
autorisent à croire que plus d'un prélat tiendra, dans l'intimité des
conférences particulières, un langage autre que celui qu'en attendent
le cardinal Antonelli et M. de Mérode. Venant de toutes les parties de
l'Europe, les cardinaux étrangers ont eu l'occasion, mieux que leurs
collègues à Rome, d'observer l'état des esprits et le courant de
l'opinion en Europe. En conseillers consciencieux, ils devront faire
savoir à Rome que l'antagonisme tranché dans lequel la cour papale
s'est placée vis-à-vis de Turin a bien pu entraver la marche
triomphante de la cause italienne, mais n'a point servi la cause de
l'Église. En amis dévoués de celle-ci, ils se sentiront obligés de
faire remarquer qu'il y a des tendances d'une impétuosité telle que les
obstacles ne peuvent qu'en accroître la force; qu'il est dangereux
d'exposer les fidèles à devoir opter d'une façon absolue entre leur
sympathie pour la cause de l'Italie et leur attachement à la cour de
Rome. Apporteront ils des projets de médiation et de conciliation tout
prêts? De tels projets sortiront-ils des conférences intimes et des
discussions libres de tant d'hommes aussi éminents par leurs lumières
et leur expérience, et dont le dévouement au Saint-Père et à l'Église
est au-dessus de toute suspicion?
214
Un prochain avenir nous le dira. En attendant, loin de partager les
inquiétudes que le concile, convoqué ostensiblement pour la
canonisation des martyrs japonais, inspire à quelques amis trop
ombrageux de la cause italienne, nous nous en promettons, au contraire,
un bon effet sur les dispositions de la cour de Rome et de Pie IX en
particulier. Aussi comprenons-nous parfaitement que le gouvernement
français, qui d'abord avait paru voir d'un mauvais œil celte
convocation extraordinaire de prélats à Rome, ait fini par laisser ton
te liberté aux évoques français de s'y rendre. On prétend même que plus
d'un, parmi nos hauts dignitaires ecclésiastiques, n'entreprend ce
voyage politico-religieux qu'à la suite «d'invitations» autres que
celles de Home; nous n'avons aucune peine à ajouter foi à cet on-dit.
En le supposant fondé, l'administration aurait prouvé une fois de plus
qu'elle ne partage point cette extrême peur de la liberté qu'affichent
maints de ses amis et partisans officieux, qui, en même temps, se
disent les apôtres de la liberté.
Cette fois, comme d'habitude, les faits donneront raison à ceux qui
combattent les mesures restrictives partout et toujours, parce que
partout et toujours ils ont foi dans la liberté, et aiment mieux en
affronter au besoin les dangers possibles que de s'exposer aux
inconvénients certains du système opposé. Un concile, tronqué par des
empêchements administratifs, devenait forcément hostile aux tendances
et influences qu'on sait; la réunion libre des hauts dignitaires de
l'Église ne pourra, quels que soient les sentiments ou les
ressentiments de certains membres, qu'être favorable en dernière
instance au dénoûment pacifique d'une situation qui pèse tout autant à
l'Église qu'à l'Italie. Peut-être même ces cardinaux éclairés qui se
proposent de faire entendre à Rome la voix de la conciliation et de la
condescendance, auront-ils l'agréable surprise de prêcher des
demi-convertis. Il n'est guère probable que les causes du retard dans
la solution de la question romaine se trouvent aujourd'hui uniquement
au Vatican; à en croire des bruits discrets, ce ne serait pas
précisément la cour romaine dont les hésitations empêcheraient nos
offres de médiation d'aboutir aussi promptement que le désire
l'impatience patriotique des unitaires italiens et de leurs ardents
amis à l'étranger. Nous demandons bien pardon à nos lecteurs si cette
énonciation ne pèche pas par un excès de clarté; les événements
l'éclaireront peut-être assez tôt. Si le voyage du prince Napoléon
obtient tout l'effet que, dans certaines régions, on s'en promet, la
roule de son royal beau-père vers Rome se trouverait, dit-on, aplanie
d'une façon merveilleusement prompte.
Assurément, ce qui se passe dans les pays catholiques par excellence et
ce que les hôtes du Pape ne pourront manquer de raconter à Rome, n'est
pas fait pour encourager des résistances absolues. S'il est un pays en
Europe où ces résistances pouvaient — nous dirions presque: devaient —
être encouragées, appuyées, c'est bien la monarchie des Habsbourgs.
L'Autriche a toujours passé, et non à tort, pour une puissance
foncièrement catholique; c'est, en outre, le pays du concordat de 1855
qui a établi de nouveaux liens entre la cour de Rome et la cour de
Vienne; c'est enfin l'État qui peut se croire le plus directement
intéressé, à entraver,
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tant que faire se peut, l'achèvement de l'unification italienne. Eh
bien, quelle est aujourd'hui l'attitude de son gouvernement vis-à-vis
de Rome? Ces derniers jours, on a pu en juger à deux reprises
différentes. Dans la discussion du budget des affaires étrangères au
sein du Reichsrath, un seul chapitre a donné lieu à un vif débat: il
s'agissait du traitement de M. le baron de Bach, le représentant de
l'Autriche près du Saint-Siège. Quelques députés ont profité de
l'occasion pour attaquer avec une grande vigueur les rapports que ce
même homme d'État, ministre tout-puissant en Autriche de 1849 à 1860,
avait établis entre l'Autriche et le Saint Siège, et ont demandé une
révision radicale, ou plutôt l'abolition du concordat. En face de cette
agression, l'organe du gouvernement s'est borné à sauver les quelques
milliers de francs dont on voulait amoindrir le traitement de
l'ex-ministre; mais il n'a pas dit un mot sur le concordat, pas une
parole en faveur du clergé en général et du Saint-Siège en particulier,
que l'opposition avait si rudement attaqués. C'était bien là un silence
éloquent. Si quelqu'un pouvait néanmoins se faire illusion sur la
portée de cet incident, elle serait dissipée par les explications très
nettes que le comte de Rechberg donnait quelques jours après sur la
politique italienne du gouvernement viennois. Le ministre des affaires
étrangères n'a pas hésité à déclarer devant les représentants de
l'Autriche allemande et devant l'Europe: «La politique
interventionniste et dominatrice que nous avons suivie durant un
demi-siècle en Italie a été une énorme faute; nous l'avons cruellement
expiée; la leçon nous a profité: nous n'avons garde de retomber dans
les mêmes errements.» Et invoquant en témoignage de la sincérité de sa
déclaration l'attitude purement passive dans laquelle le gouvernement
de François-Joseph 1er s'est renfermé depuis le traité de Zurich, M. de
Rechberg a donné au Reichsrath l'assurance que l'Autriche n'entend
guère, quoi qu'il arrive, sortir de son rôle défensif...
Il faudrait certes une dose bien forte de naïveté et une ignorance
complète des précédents pour ajouter une foi absolue à ces assurances
ministérielles, pour croire que le cabinet de Vienne ait abandonné
toute arrière-pensée, toute idée de profiter des conjonctures, ou môme
d'en provoquer, qui lui permettraient de ressaisir son influence et sa
domination en Italie. Qu'importé! Qui est-ce qui voudrait, en
politique, qui est-ce qui pourrait prévoir toutes les éventualités,
toutes les chances lointaines? L'essentiel est que le gouvernement
autrichien se reconnaisse et s'avoue aujourd'hui dans l'impossibilité
d'entraver l'arrangement de la question romaine et l'achèvement de
l'unification italienne; c'est à l'Italie de maintenir ses ennemis
intimes de Vienne dans ces bonnes dispositions peu volontaires, de
veiller à ce. qu'ils ne trouvent pas de sitôt l'occasion «favorable»
que s'obstinent à espérer les amis du duc de Modèna et les défenseurs
obstinés du statu qvo à Rome. D'ailleurs, les tendances secrètes de la
cour de Vienne peuvent n'avoir pas changé, mais le milieu dans lequel
elle se meut s'est bien modifié. Impuissant pour l'action, le
tronc-parlement (rumpf-parlament) de Vienne possède et exerce un
certain pouvoir négatif avec lequel il faut compter. Le Reichsrath n'a
pas le pouvoir légal de prendre directement en main les affaires de
l'empire,
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mais il a assez de pouvoir moral, grâce surtout à la liberté et à la
publicité illimitées de ses débats qui leur créent un puissant écho au
dehors, pour empêcher le cabinet de compromettre trop gravement les
intérêts du pays. La déclaration faite, le 1er mai, par M. de
Schmerling au sujet delà responsabilité ministérielle n'est encore, à
la vérité, qu'une belle perspective, puisque cette garantie du
constitutionalisme ne doit être mise en vigueur que lorsque le
Reichsrath, par l'entrée extrêmement problématique des représentants
hongrois, sera complété dans le sens de la Constitution de février;
mais la responsabilité ministérielle existe dès aujourd'hui à Vienne en
tant que, dans la situation si difficile à l'intérieur qui est faite au
gouvernement de Vienne, il lui est à peu près impossible de se mettre
en opposition directe et ouverte avec les sentiments du pays,
représentés par le Reichsrath. Or, l'opinion en Autriche est
franchement contraire à la politique d'intervention en Italie. Elle
s'applique aujourd'hui à retenir le gouvernement dans le rôle défensif;
elle n'aurait pas à se faire une violence bien grande pour lui
recommander, les événements aidant, plus de condescendance encore.
L'entente avec l'Italie par la cession de la Vénétie est, dès
aujourd'hui, désirée et conseillée par bien des gens en Autriche, par
des hommes même dont personne ne suspectera la loyauté et le dévouement
aux intérêts de la monarchie.
Le Parlement anglais a également retenti, encore une fois, de paroles
sympathiques et encourageantes pour la cause italienne. Répondant à une
attaque vigoureuse, dirigée par M. Disraeli contre la politique
extérieure du cabinet, lord Palmerston s'est appliqué à démontrer,
entre autres choses, que celle-ci n'a guère varié, comme on le lui
reprochait trop à la légère, vis-à-vis de l'Italie; la politique
anglaise est restée fidèle à elle même en entravant plutôt qu'en
secondant les efforts de l'Italie tant que la réussite en paraissait
douteuse, et en les approuvant hautement aussitôt que le succès les eût
légitimés. L'Italie puisera dans cet exposé du noble lord la consolante
certitude que si demain elle se voyait dans la nécessité de recourir de
nouveau aux armes, pour la conquête de Venise, par exemple, le
gouvernement anglais ne manquerait pas d'approuver hautement cette
entreprise, dès l'instant où la victoire la plus entière l'aurait
consacrée. On se demande seulement si cette politique, souverainement
prudente et foncièrement britannique, est bien faite pour légitimer les
énormes dépenses militaires et maritimes à la défense desquelles
l'invoquait le ministre des affaires étrangères anglais. C'est là
évidemment le côté faible du grand discours ministériel du 8 mai.
S'appliquer à prouver que l'Angleterre est en paix avec tout le monde,
qu'elle veut du bien à tout le monde, qu'elle attend des amitiés de
tout le monde; démontrer tout cela longuement et savamment, pour
arriver à conclure que l'Angleterre ne peut discontinuer d'accroître
ses armements militaires et maritimes, voilà une «anomalie» bien
autrement grande que celles dont arguait le défenseur officiel des gros
budgets. C'est, en effet, sur les anomalies de la situation extérieure,
c'est-à-dire sur les difficultés avec la Nouvelle-Zélande, sur la
fameuse part anglaise dans l'expédition mexicaine, et sur d'autres
campagnes de dimensions analogues, que lord Palmerston rejette la
responsabilité
217
des charges budgétaires dont son collègue, le ministre des finances
lui-même, avait récemment signalé, à Manchester, l'excessive
surélévation.
Le chef éternellement «vert» du Foreing-Office aime le mot pour rire,
qui ne manque jamais son effet sur ses auditeurs anglais. Nous
supposons que lord Palmerston était dans un de ses moments de bonne
humeur excentrique lorsqu'il a débité ce singulier discours, où les
assurances les plus pacifiques ont servi à justifier un budget très
guerrier. Mais était-ce bien le moment de traiter avec celte agréable
légèreté l'aggravation forte et continue des charges des contribuables,
quand s'accroît journellement le nombre de citoyens anglais qui savent
à peine comment ne pas mourir de faim? Un journal de Manchester a
récemment établi la statistique tristement instructive que voici: dans
les districts de Lancashire et de Cheshire, dont tout le monde connaît
l'importance industrielle, il y a 1,678 fabriques travaillant le coton
et occupant constamment, aux machines seules, 349,316 ouvriers; eh
bien, au 1er avril 1862, il n'y a plus que 497 fabriques faisant
travailler comme d'habitude leurs 92,355 ouvriers; les autres trois
quarts des fabriques et des ouvriers ne travaillent que de cinq à deux
jours par semaine; 278 fabriques, où 57,861 ouvriers trouvaient de
l'ouvrage, ont tout à fait cessé de fonctionner. Cette statistique date
d'un mois et demi; le temps écoulé depuis n'a pu qu'accroître le nombre
des suspensions et réductions de travail. Elles sont dues surtout au
manque de coton; les Etats-Unis, qui en avaient envoyé 3.1 millions de
quintaux dans le premier trimestre de 1860, et d'où l'Angleterre en
avait encore reçu 2. 6 millions de quintaux dans la période
correspondante de 1861, n'ont pu en faire parvenir à Liverpool que
5,276 quintaux, du 1er janvier au 31 mars 1862! On se figure aisément
la perturbation et la gêne extrêmes que doit produire ce manque du
précieux textile américain — manque auquel les cotons des autres
provenances ne suppléent encore que dans une faible proportion — dans
un pays où l'industrie cotonnière, sous ses diverses formes, occupe
d'ordinaire environ 4 millions de bras.
Si la France ne peut guère échapper au contre-coup d'une crise qui
frappe si cruellement son puissant voisin, si elle souffre directement
aussi par l'absence des arrivages cotonniers d'Amérique et par
l'abstention des acheteurs transocéaniques, l'étendue et l'intensité du
mal sont cependant infiniment moindres de ce côté-ci du détroit que de
l'autre. Ce fait ne sera guère contesté, pas même par les pessimistes
de parti pris, qui ont récemment tracé au Corps législatif un tableau
si lugubre de notre situation économique. C'était dans le traité de
commerce anglo-français, qui, à les entendre, devait enrichir
l'Angleterre à nos dépens, qu'ils découvraient la raison unique de nos
embarras. Or, en face de la situation respective que l'on constate
aujourd'hui dans les deux pays, il serait tout aussi impossible de
maintenir cette accusation générale contre le traité que de le rendre
responsable des maux que nous inflige la guerre américaine. N'y
aurait-il pas un autre enseignement encore à tirer de ce qui se passe
en Angleterre? On est très prompt chez nous, en toute occasion, à
signaler, en les exagérant même, les souffrances des populations
ouvrières ou autres, à en rejeter la responsabilité,
218
à tort ou à raison, sur tel ou tel acte du gouvernement, et à réclamer
de ce même gouvernement, ou encore de la charité publique et privée, de
soulager les maux qu'on leur signale; en Angleterre, les industriels
dont les fabriques chôment et qui perdent des centaines de milliers de
francs, viennent, dans plusieurs meetings, de décider à la presque
unanimité qu'ils ne permettront pas que les ouvriers, au travail
desquels ils doivent leur fortune, soient réduits à demander l'aumône à
n'importe qui; qu'ils écarteront aussi longtemps que possible
l'intervention de la charité publique ou privée, en fournissant aux
ouvriers les moyens nécessaires pour attendre la fin de la crise. Cette
résolution est au-dessus de tout éloge. Les exemples de cette conduite
intelligente et équitable ne manquent assurément pas en France; on
avouera cependant qu'ils ne sont pas dans la tendance générale de notre
pays. Est-il permis d'espérer que nous n'aurons pas à la mettre à une
trop rude épreuve, et que les bruits de médiation européenne dans le
conflit américain ne resteront pas de simples désirs?
Moins meurtrières, grâce à Dieu, que les batailles sécessionnistes
auxquelles la médiation européenne voudrait mettre une prompte fin, les
luttes auxquelles nous assistons dans notre vieux inonde sont pourtant
vives et importantes. La campagne électorale, surtout, que la Prusse
vient de faire, comptera non-seulement dans l'histoire de ce pays, mais
du constitutionalisme en général, tant les péripéties en ont été
curieuses, les émotions fortes, les résultats instructifs. Nous n'avons
pas à revenir longuement sur les circonstances qui ont amené la
dissolution de la Chambre des députés sortie des élections de décembre
1861; nos lecteurs les connaissent: à propos d'une question de forme
touchant le budget, le ministère Hohenzollern-Auerswald avait proposé
au roi le renvoi d'une assemblée qui ne lui était point
systématiquement hostile, et qui, dans mainte occasion, s'était montrée
de composition facile. Le ministère n'a pas recueilli les fruits de cet
acte d'énergie: il portait en lui des principes de désunion que la
crise fit éclater; les éléments rétrogrades dont MM. d'Auerswald, de
Schwerin et de Patow avaient espéré triompher, eurent le dessus dans le
conseil du roi Guillaume. Un nouveau cabinet fut formé, dont l'extrême
gauche se personnifie dans M. von der Heydt, qui représentait le côté
droit dans l'ancien ministère, et dont l'extrême droite, par l'organe
de M. de Roon, se rattache intimement au parti de la Croix, Le nouveau
cabinet n'était pas plutôt installé que les difficultés de la veille se
reproduisirent de la manière la plus inquiétante. Le pays, profondément
agité, se demandait avec inquiétude quelle Chambre il faudrait donc
envoyer à Berlin, si une assemblée aussi loyale que la Chambre dissoute
n'avait pu trouver grâce devant les conseillers de Sa Majesté? Le
ministère ne pouvait pas se faire longtemps illusion sur les
dispositions des esprits; il sentait la nécessité d'apaiser l'opinion
publique. M. von der Heydt, le nouveau ministre des finances, pliait le
premier devant le danger si imprudemment provoqué. Dans une lettre
devenue publique, il invita son collègue de la guerre à rabattre un peu
sur ses exigences budgétaires, une des causes principales du différend
entre la couronne et le pays.
219
Le ministre des finances avoua franchement qu'à moins d'une grande
condescendance envers l'opinion, on aurait de mauvaises élections.
Deux questions ayant surtout servi au parti progressiste comme armes de
guerre contre le gouvernement: l'augmentation du budget militaire et la
surtaxe de 25 p. 0/0 sur les impôts directs, il fallait supprimer la
surtaxe et se résigner à réduire les dépenses militaires de 2 millions
et demi de thalers (environ 9 millions de francs) au moins.
Que l'on juge de l'étonnement. que dut éprouver le public en voyant les
exigences exorbitantes, usurpatrices, antimonarchiques, comme on les
avait nommées, de la majorité libérale, appuyées par le membre le moins
libéral de l'ancien cabinet qui avait prononcé la dissolution de la
Chambre! Et ce ministre l'emporta dans le conseil: un décret royal vint
annoncer que la surtaxe ne serait point demandée à la prochaine session
et que des économies seraient introduites dans le budget militaire. Une
commission Je généraux fut convoquée à Berlin, à l'effet de délibérer
sur la nature de ces économies et même sur la question, tant
controversée, de la durée biennale ou triennale du service militaire.
Ce ne fut pas tout. On se rappelle la fameuse motion Hagen, sur la
spécialité du budget, motion qui était devenue la cause ostensible de
la dissolution de l'ancienne Chambre. Le ministère précédent avait tout
au plus voulu promettre de tenir compte de ces vœux lors de la fixation
du budget prochain; M. von der Heydt s'empressa de déclarer que la
spécialité sera appliquée déjà au budget de 1862. Le ministère n'avait
cependant pas une foi bien robuste dans l'efficacité de ces offres
tardives. Des moyens plus énergiques et plus directs furent mis en
œuvre pour influencer les élections. Les ministres, chacun dans son
ressort, rivalisèrent de zèle. Le chef du département de la guerre
adressa ses exhortations électorales non-seulement aux soldats de la
ligne, mais encore aux hommes de la landwehr (milice), braves citoyens
qui, tout au plus pendant six semaines, chaque année, sont assujettis à
la loi militaire. Les officiers de la landwrhr pour la plupart
propriétaires nobles, exécutèrent l'ordre ministériel d'une manière
toute militaire: ils réunirent les électeurs-miliciens, leur lurent la
circulaire ministérielle, avec injonction sévère de voter selon le vœu
du gouvernement. Ce que M. le ministre de la guerre voulait faire avec
ses soldats, le ministre de l'intérieur le tentait avec les landrœthe,
les conseillers de tout grade, les commis et les surnuméraires, avec
les bourgmestres et les maires de village; le ministre des finances
avec son armée de douaniers, les employés des chemins de fer de l'État,
de la poste, des télégraphes, des ponts et chaussées; et même le
ministre de la justice fit aux juges et aux magistrats un cours public
de droit électoral, tandis que son collègue des cultes et de
l'instruction publique s'attachait à enseigner aux maîtres d'école, aux
pasteurs et aux professeurs des universités l'art de bien penser et
surtout de bien élire. Hélas! pourquoi tant de dévouement devait-il
être si mal récompensé Les exhortations et les enseignements
ministériels furent repoussés, quelquefois assez durement, par tous
ceux à qui leur position assure un peu d'indépendance. Un grand nombre
de magistrats, de tribunaux et de chambres de commerce,
220
répondirent que leur serment de fonctionnaire ou de magistral ne
contenait rien sur les élections, et qu'en celte matière les ministres
n'avaient point à leur faire la leçon.
Les municipalités prirent simplement acte des circulaires; plusieurs en
refusèrent la publication, renvoyant les exemplaires qu'on leur avail
expédiés avec ordre de les distribuer. Bref, dans cette bureaucratie
prussienne, si justement renommée pour sa stricte obéissance, il
s'organisait une résistance si formidable, que les ministres jugèrent
utile de reculer. De nouvelles circulaires vinrent commenter et
atténuer les premières. C'était encore de la peine perdue. Du moins la
vigilance et l'activité du parti libéral, c'est-à-dire du pays, ne se
laissèrent point endormir.
Pour être juste, il faut constater, à la louange du gouvernement, que
s'il s'est donné énormément de peine pour influencer l'esprit et les
sentiments des électeurs, il n'a rien fait pour gêner la liberté des
élections. Les réunions préparatoires ont pu se tenir sans entraves;
les journaux ont pu discuter en toute liberté les grandes questions du
jour, les personnes et les professions de foi des candidats. C'est là
un progrès considérable à noter dans la vie publique de la Prusse.
Signalons un progrès non moins notable: la participation active des
électeurs a dépassé toutes les espérances; jamais elle n'avait été
aussi générale. A Berlin, par exemple, où, dans les élections
antérieures,41 p. 100 des électeurs seulement avaient exercé leur
droit, Von a constaté cette fois la présence de 62 p. 100 des ayant
droit. Voici maintenant le résultat des élections: les progressistes
comptaient, dans l'ancienne Chambre,106 membres qui, sauf un seul, ont
tous été réélus et qui se sont renforcés d'une trentaine de nouveaux
membres; le centre gauche comptera 80 à 100 membres, et le parti
libéral modéré 50; total, pour les fractions libérales, 286. Cette
majorité compacte se trouve en présence de 30 membres du parti
catholique,23 Polonais et Il députés ministériels proprement dits.
Aucun des ministres actuels n'a été élu; leurs candidatures ont partout
échoué, même celle de M. von der Heydt à Elberfeld, sa ville natale,
qu'il a représentée depuis vingt ans dans toutes les assemblées
politiques de la Prusse.
La nation a donc répondu à la provocation du nouveau ministère d'une
façon catégorique, a La question est de savoir, avait-il officiellement
déclaré au début de sa carrière, si la Prusse veut du pouvoir royal ou
élu pouvoir parlementaire.» Nous doutons fort que le ministère ail
envie de tirer aujourd'hui des résultats des élections la conclusion
qu'appelleraient ses imprudentes prémisses. La conclusion sérail des
moins fondées. En renvoyant l'ancienne majorité, considérablement
renforcée même, la nation prussienne n'a pas voté contre le roi, dont
le nom a été mêlé d'une façon aussi malencontreuse, par les ministres,
aux luttes de parti. Le résultat des élections n'a pas un caractère
antimonarchique; il signifie uniquement: guerre aux influences qui ont
fait renvoyer l'ancienne Chambre et l'ancien ministère, guerre aux
ennemis du régime constitutionnel, guerre à ceux qui voudraient
transformer la Prusse en un vaste camp, subordonner tous les intérêts
aux exigences d'un coûteux mécanisme militaire.
221
La position du cabinet, personnellement exclu de la Chambre, et y
disposant à peine d'une douzaine de voix, n'en est pas moins des plus
compromises. Comment une telle administration pourrait elle assumer
encore le fardeau des affaires? Celte question se présente au premier
abord, et elle explique les bruits sinistres qui ont couru à Berlin:
nouvelle dissolution de la Chambre et octroi d'une nouvelle loi
électorale, ' telle serait la réplique du ministère à la réponse du
pays. Ces bruits nous paraissent dénués de fondement: ce serait jouer
trop gros jeu. D'ailleurs, un changement de la loi électorale, sans
consentement préalable de la Chambre, n'est pas possible, même par voie
d'ordonnance, sans violation flagrante de la Charte. Les bases du droit
d'élection s'ont établies par la Constitution, et même la loi
électorale y est mentionnée comme loi organique. Or, en l'absence des
Chambres, le roi peut bien rendre des ordonnances ayant provisoirement
force de loi, mais à la condition qu'elles ne soient contraires ni a la
Charte, ni aux lois organiques. La situation actuelle de l'Europe n'est
vraiment pas de nature à encourager le ministère prussien à tenter un
coup d'État, quand môme la droiture et le caractère honnête du roi
Guillaume permettraient de croire à une pareille entreprise. Un
changement de ministère, dans le sens du parti libéral, paraît donc le
seul moyen, pour le roi, de sortir honorablement de la crise. La
nouvelle Chambre devant se réunir lundi prochain (19 mai), on saura
bientôt à quoi s'en tenir sur les intentions de Guillaume Ier;
attendons, avant de nous prononcer, l'ouverture de la session
législative, qui promet d'être des plus animées.
La session languit passablement en France; le récent vote du contingent
militaire est le seul signe de vie que le Corps législatif ait donné
depuis deux mois. Le contingent de 100,000 hommes a été volé à la
majorité de 214 voix contre 9. L'opposition des cinq a représenté son
amendement stéréotype en faveur de la réduction du contingent à 80,000
hommes; M. Hénon a prononcé le discours annuel à l'appui de cet
amendement; le rapporteur de la commission l'a combattu avec des
raisons qui ne péchaient aucunement par un excès d'originalité; la
Chambre a écoulé le pour et le contre avec cette froide déférence qui
est la politesse des Assemblées délibérantes: le résultat était prévu
et inévitable. Aussi la discussion de ce projet de loi a-t-elle à peine
rempli une séance du Corps législatif; elle a passé presque inaperçue
du public. C'était pourtant la seule séance qui, depuis la discussion
de l'Adresse, présentât certain intérêt. Il ne faut pas, cependant, en
accuser le Corps législatif; c'est sa commission du budget qui lui fait
ces loisirs involontaires par les retards qu'elle met à terminer ses
délibérations et à présenter son rapport. Il est vrai que le budget
rectificatif de 1862, que la commission croyait devoir attendre avant
de se prononcer sur le budget de 1863, n'a été imprimé et distribué
qui; dans ces derniers jours. S'il se continue, comme nous avons de
fortes raisons pour le croire, que la commission a obtenu du
gouvernement l'abandon du surimpôt du sel projeté par M. Fould,
personne ne regrettera le temps et les soins qu'elle a mis à examiner
et à discuter le budget; la discussion publique de celle œuvre
importante s'en trouvera facilitée d'autant. En attendant que les
débats du Corps législatif attirent de nouveau l'attention publique,
222
elle est assez fréquemment sollicitée par les discussions du Sénat. La
pétition de l'archevêque de Rennes, soutenue par le cardinal Mathieu, a
eu le privilège d'occuper à plusieurs reprises l'assemblée du
Luxembourg et d'émouvoir l'opinion. Le résultat final de la discussion
a été de faire écarter, par la question préalable, l'acte préfectoral
déféré comme inconstitutionnel à la juridiction du Sénat par le
vénérable pétitionnaire. La décision du Sénat signifiait que le procédé
du préfet qui octroyait un instituteur communal à la commune de Sel,
sans tenir compte de l'avis du conseil municipal, était parfaitement
autorisé parla loi qui régit cette matière; l'incident est donc vidé,
au point de vue du droit. On aimerait cependant h espérer qu'il n'aura
pas été entièrement stérile; H contient plus d'un enseignement qui
mériterait de fixer l'attention du gouvernement et de la législature.
Le brillant plaidoyer de M. Billault en faveur de la loi en vigueur n'a
pas porté dans tous les esprits la conviction que cette loi ne soit pas
susceptible de certaines modifications opportunes. Est-il, au point de
vue administratif seul, utile et nécessaire que le gouvernement, si
surchargé déjà de besogne de toutes natures, ait encore à pourvoir à la
nomination des instituteurs primaires dans les trente huit mille
communes de la France? La charge et la responsabilité que ce privilège
impose ne dépassent-elles pas les avantages qu'il croit y trouver? Les
inconvénients de cette intervention directe et incessante ne
compensent-ils pas et au delà ceux qu'on redoute comme conséquence de
la nomination indépendante des instituteurs par ceux dont les enfants
doivent leur être confiés? Aujourd'hui, les préfets usent de ce pouvoir
pour entraver l'envahissement de nos écoles par une certaine classe
d'instituteurs dont le crédit a singulièrement été ébranlé par de
récents procès; mais est-il bien sûr que, dans un temps encore peu
éloigné, où les rapports entre les palais préfectoraux et les palais
épiscopaux étaient moins tendus, la loi aujourd'hui invoquée contre Mgr
de Rennes n'ait pas servi à favoriser l'introduction des frères dans
les écoles communales? Le public, à cri le débat du Sénat a appris bien
des choses sur un sujet qui d'habitude le préoccupe trop peu, s'est
encore demandé si l'intérêt de l'enseignement et la dignité de
l'instituteur n'appelaient pas aussi d'autres réformes dans la position
de ces modestes auxiliaires de l'instruction publique, dont l'honorable
M. Rouland prend si vivement à cœur les intérêts; l'augmentation du
traitement, qui récemment encore leur a été accordée, autorise
peut-être à espérer que les réclamations légitimes qui, à la suite de
la discussion du Sénat, se sont produites dans la presse et ailleurs en
faveur des instituteurs communaux, ne resteront pas stériles. Ce ne
serait pas d'ailleurs la première fois que les débats du Sénat, même
quand ils n'aboutissent qu'à un vote purement négatif, auraient exercé
une heureuse et décisive influence sur des points essentiels de notre
législation; il suffit de rappeler les remarquables discussions de
cette Assemblée sur plusieurs questions économiques de la première
importance: on connaît la part incontestable qui revient à ces débats
dans les lois sur les sociétés en commandite, sur l'usure, sur les
agents de change, lois soumises déjà au Corps législatif ou à l'étude
devant le conseil d'État.
223
L'attention publique a été de nouveau appelée sur ces questions
toujours actuelles du progrès économique par de récents décrets
annonçant la création de quelques nouvelles lignes ferrées d'une
importance secondaire ou tertiaire; elle a été sollicitée plus vivement
encore par une grande opération financière d'un caractère
international: l'emprunt russe de 373 millions, que la maison
Rothschild s'est chargée de placer. Il est inutile de dire que, sous un
patronage aussi puissant et aussi intelligent, le succès de cette
opération, à laquelle nous consacrons un article spécial dans cette
livraison même de la Revue, était d'avance assuré; le nom du
négociateur n'était-il pas la meilleure garantie pour les nouveaux
créanciers de la Russie? On est convaincu, au surplus, que ces 375
millions, par la destination productive qui leur est donnée,
seconderont efficacement le travail de régénération politique et
économique qui s'opère aujourd'hui en Russie, et semble destiné à
renouveler la face de ce vaste empire; le jour où ce travail intérieur
aura abouti — et il est, jusqu'à un certain point, au pouvoir de
l'Europe de veiller à ce que le mouvement de réforme ne dévie pas de
son but — la Russie ne sera pas seulement le plus vaste des empires:
elle prendra rang parmi les nations les plus riches et les plus
solides, financièrement parlant, des deux mondes.
Pourquoi faut il qu'au sentiment de sympathie pour le mouvement
intérieur de l'empire russe se mêle toujours le sentiment d'amertume
qu'éveille la situation de la Pologne? Cette situation ne change pas ou
change peu: le gouvernement en reste toujours aux demi-mesures; on
dirait que son propre courage l'effraye, tant il paraît éprouver de la
répugnance pour les mesures complètes, fussent-elles les meilleures.
Ainsi, une amnistie vient d'être accordée à la Pologne, le jour de la
fête de l'empereur Alexandre. C'était une occasion excellente et un
moyen sûr de gagner par la générosité des esprits irrités; on ne l'a
pas compris. Cent trois grâces seulement ont été accordées sur
plusieurs milliers de condamnations prononcées depuis l'année dernière,
et pour quels crimes! On s'occupe cependant de donner satisfaction aux
aspirations du pays et aux vœux de l'Europe; seulement, le passage de
l'intention au fait, du projet à son exécution, est bien lent. Les
mesures utiles se trouvent en outre paralysées ou dénaturées par le
mauvais vouloir de ceux qui les appliquent. On annonce, par exemple,
que le royaume va être gouverné par deux chefs, l'un civil, l'autre
militaire. Le chef civil serait le marquis de Wielopolski. Mais cette
nouvelle organisation et le choix même de cet éminent personnage,
menacent de rester aussi infructueux pour le bien du pays que
l'administration des Gorstchakoff, des Lambert et des Luders, si le
chef militaire est autre chose qu'un simple général en chef des
troupes, ou si ce haut fonctionnaire est Kryzanowskoy ou tout autre
ennemi de la Pologne.
La preuve la plus trappante de cette déplorable puissance du subalterne
pour nuire et pour empêcher l'effet des meilleures mesures est dans la
situation qu'on a faite à l'archevêque de Varsovie, Mgr Felinski. Le
choix d'un ecclésiastique aussi éminent, les assurances qu'il avait
reçues avant son départ de Pétersbourg, les témoignages de confiance
que le pouvoir lui avait publiquement donnés, tout semblait assurer
qu'il serait libre,
224
qu'il était particulièrement appelé pour travailler efficacement à une
œuvre de conciliation. Il le crut lui-même; il parla et agit dans ce
sens, et en vint même à obtenir de la population des sacrifices dont il
espérait recueillir le fruit. Malheureusement, des influences occultes
n'ont que trop réussi à contrarier ses généreux efforts conciliateurs.
Pilsudski on sa police, qui trouvent l'archevêque trop polonais et trop
populaire, s'acharnent, dit-on, a le perdre aux yeux des populations.
Insinuations propagées par les agents, calomnies insérées librement
dans les journaux, attaques publiques à sa personne encouragées sinon
excitées par la police, comme celle qui eut lieu dans la cathédrale, le
10 avril, rien ne serait épargné, assure-t-on, pour semer entre lui et
ses fidèles la défiance et la division. Le Souverain-Pontife lui
adresse une lettre apostolique où sont exprimées, d'une manière très
flatteuse, la confiance qu'il place en lui et les espérances que ses
hautes qualités font naître pour l'avantage ce la religion et le
bonheur du pays; l'archevêque est forcé de recourir à la publicité des
journaux étrangers pour que cette lettre soit connue des catholiques
polonais, si toutefois la censure la laisse pénétrer jusqu'à eux. Voici
un fait non moins significatif. Devant les imputations blessantes
publiées par la Gazette polonaise, et les attaques du Journal de Posen,
dont l'article a été reproduit par le même journal, du consentement des
autorités de Varsovie, Mgr Felinski crut devoir sortir du dédaigneux
silence qu'il avait jusque-là opposé à toutes les imputations; il
envoya à la Gazette de Varsovie une lettre de justification. La police
en interdit l'insertion. Il a fallu encore une fois recourir à la
presse étrangère. Cette lettre vient d'être imprimée dans quelques
journaux de Paris; et, franchement, nous ne voyons pas ce qui, dans la
pensée ou dans la forme, a pu fournir à la censure russe le moindre
prétexte pour dépouiller un accusé du droit sacré de se défendre.
L'Europe peut prononcer entre le vénérable archevêque et les autorités
de Varsovie. Mais ce qui serait déplorable, non-seulement pour la
Pologne, mais encore pour l'humanité, ce serait le triomphe des tristes
manœuvres qui tendent à éloigner le troupeau du pasteur. L'archevêque
est peut-être aujourd'hui le médiateur le seul efficace entre les
oppresseurs et les opprimés; l'isoler, le rendre impuissant, peut bien
entrer dans les vues des ennemis de la Pologne et de la Russie, mais ne
saurait être désiré ni par les Polonais patriotes, ni par les amis
sincères du gouvernement russe.
J. -E. MORN.