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REVUE CONTEMPORAINE
ONZIÈME ANNÉE
SÉRIE.-TOME VINGT-SEPTIÈME
LXII DE LA COLLECTION
PARIS
RUE DU PONT-DE-LODI,4

1862

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CHRONIQUE POLITIQUE
14 mai 1862.

Si Garibaldi a enlevé le royaume des Deux-Siciles à François II, c'est Victor-Emmanuel qui en a conquis les populations au royaume d'Italie. Le héros de Marsala a brisé les «chaînes bourboniennes;» son royal ami a noué les nouveaux liens. L'un vient d'achever heureusement ce que l'autre avait brillamment commencé. On ne portera aucune atteinte au bon vouloir et à la capacité des hommes de guerre et des hommes d'Etat, qui, de Dcpretis à Nigra, de Cialdini à Lamarmora, se sont succédé dans l'administration napolitaine, en disant que l'interrègne n'avait pas cessé. Naples n'était plus la capitale de l'ancien royaume indépendant; mais elle n'était pas encore fusionnée corps et âme avec le reste de l'Italie. Il était réservé à Victor-Emmanuel en personne de clore définitivement ce trop long interrègne. C'est de sa seconde visite que l'histoire datera l'incorporation effective des provinces méridionales dans la grande patrie italienne. Les correspondances des journaux et les lettres particulières constatent avec nnerare unanimité l'accueil plus qu'enthousiaste fait au roi à Gaëte, à Naples, à Messine. Il faut tenir compte, certes, de la mise en œuvre officieuse, quoique l'art de provoquer l'enthousiasme soit moins avancé en Italie que dans certains autres Etats; il faut faire la part de l'inflammabilité si prompte qui caractérise l'homme du Midi; il ne faut pas oublier le goût des fêtes en pleine rue, que l'ancien régime avait cultivé avec une prédilection particulière chez les classes indigentes; il faut enfin penser aussi à l'exagération de bonne foi de certains rapporteurs, que la brillante réception faite à Victor-Emmanuel par ses sujets méridionaux pouvait impressionner d'autant plus vivement qu'ils s'y étaient moins attendus. Mais, tout un défalquant, pour telle raison ou pour telle autre, quelque chose de ces éclatantes manifestations, il reste un fond de vérité incontestable que les adversaires les plus obstinés du nouveau régime sont forcés d'admettre. Ce fond de vérité, le voici en deux mots: la réaction est réduite à une infinie minorité de gens personnellement et directement intéressés à une restauration bourbonienne; l'immense majorité des populations napolitaines est aussi italienne de cœur et d'esprit que n'importe quelle province du nord ou du centre. Naples a complètement désappris à regretter son ancienne autonomie, et ne demande pas mieux que de disparaître dans la patrie commune.

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Est-ce la personnalité chevaleresque de Victor-Emmanuel qui a conquis les cœurs des Napolitains? Est-ce le profond sentiment monarchique des anciens sujets bourboniens qui s'est réveillé à la vue du souverain de leur choix? Sont-ce les habiles mesures par lesquelles le cabinet Rattazzi avait préludé à l'excursion royale qui en ont assuré l'éclatant succès? Voilà, certes, tout autant de raisons qui contribuent au résultat heureux de l'excursion royale; mais la cause réelle et déterminante remonte plus haut. Nous ne croyons pas, pour notre part, aux conversions subites de toute une population; si nous pouvions y croire, si nous pouvions supposer que l'enthousiasme qui acclame Victor-Emmanuel est tout de fraîche date, nous aurions de sérieuses inquiétudes sur la durée des bonnes dispositions des Napolitains: les enthousiastes improvisés de la veille peuvent bien se transformer le lendemain en adhérents plus que tièdes. Nous croyons que l'apparition de Victor-Emmanuel n'a point opéré la transformation, qu'elle lui a fourni seulement l'occasion de se manifester, d'éclater au grand jour; nous pensons que le succès de l'excursion royale est dû à ce qu'elle a été entreprise au bon moment: les mécontentements des intérêts lésés, l'animosité des positions compromises, les appréhensions des esprits timorés — accompagnement inévitable de toute révolution — étaient arrivés, en s'affaiblissant graduellement, au point où ils ne pouvaient manquer. de s'éteindre prochainement; la présence de Victor-Emmanuel leur a donné le coup de grâce. Certains faits extérieurs sont venus fort à propos seconder la conquête pacifique des provinces méridionales, en accroissant le prestige du royaume d'Italie et en consolidant la foi dans son avenir. Le rappel du général de Goyon, l'apparition des escadres française et anglaise dans les eaux napolitaines à la suite du roi, enfin le voyage du prince Napoléon à Naples, ont dû décourager les très rares partisans de l'ancien état de choses et accroître l'espérance, la confiance des unitaires. Il n'est pas nécessaire d'être Italien, et Italien du Sud, pour avoir l'enthousiasme facile en faveur d'une cause dont le triomphe paraît à peu près assuré.
Peut-être s'exagère-t-on à Naples, le Turin du moment, la portée de certains faits favorables à la cause italienne. Au delà comme en deçà des Alpes, on croit si aisément ce qu'on espère, et on espère si aisément quand on croit! Or, les Italiens croient; ils ont la foi, la foi dans l'avenir de l'Italie une, et c'est sans doute leur principale force. De nos jours, la foi ne transporte plus les montagnes; mais — cela vaut bien autant — elle peut encore déplacer des frontières et ouvrir maintes portes, fussent-elles même destinées à garder un quadrilatère ou une ville éternelle. Elle pourra parfois prendre un élan trop hardi; qu'importé, du moment qu'elle ne se lasse point de le prendre et de le reprendre, et que, sur les hauteurs où elle s'élance, elle ne perd pas de vue l'objet de ses ardentes aspirations? A la distance où nous sommes placés, nous pouvons juger la situation avec plus de calme, mesurer 1 espace à parcourir et la hauteur des obstacles à franchir. Est-il vrai, par exemple, que l'excellente brochure de M. Piétri '

1 Politique française et Question italienne. Paris, E. Dentu.

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contienne le programme des faits prochains et immédiats? Nous ne le pensons pas; mais la position et les relations bien connues de l'honorable sénateur donnent incontestablement à son chaleureux plaidoyer une haute importance; elle légitime le grand retentissement que cet écrit a eu et continue d'avoir, à l'étranger surtout. Nous ne croyons pas non plus que le général de Goyon, rappelé de Rome, soit bientôt suivi du corps d'armée qu'il a si longtemps commandé dans la ville des papes; le convoi d'honneur que les escadres française et anglaise ont fait à l'escadre royale italienne n'est pas le prélude d'une action prochaine de ces mêmes escadres amies pour l'achèvement de l'unité italienne; le Moniteur peut avoir dit vrai en contestant la «mission» que la presse étrangère attribuait au prince Napoléon: les circonstances au milieu desquelles s'accomplit la «visite» du gendre impérial à son beau-père lui donnent déjà assez d'importance. Il faudrait cependant se refuser à l'évidence pour méconnaître la portée de ce concours nullement fortuit de faits significatifs. Chacun de ces faits peut ne pas avoir toute l'importance que la presse amie de l'Italie aime à lui attribuer, mais la presse hostile elle-même admet la haute signification de celle coïncidence. Victor-Emmanuel n'ira point, comme le bruit en avait couru, de Naples par Gaëte à Rome; qui contesterait cependant que la distance entre Turin et Rome ait été singulièrement abrégée par le voyage et le séjour du roi dans ses provinces méridionales? Il est peu probable que l'année 1862 se passe sans avoir vu Victor-Emmanuel faire son entrée au Capilole. A Rome même, la résistance paraît ébranlée; l'entourage du pape a cru la raviver en convoquant à un concile les soutiens naturels du Saint-Siège; son attente pourrait être cruellement trompée. Les cardinaux ne refuseront pas les déclarations et protestations qui leur seraient demandées en faveur du maintien du pouvoir temporel; est-ce qu'un concile peut ne pas consacrer et réserver les droits que le chef de la chrétienté dit appartenir à l'Église, dont il est le représentant suprême? Toutefois, des renseignements provenant d'assez bonne source autorisent à croire que plus d'un prélat tiendra, dans l'intimité des conférences particulières, un langage autre que celui qu'en attendent le cardinal Antonelli et M. de Mérode. Venant de toutes les parties de l'Europe, les cardinaux étrangers ont eu l'occasion, mieux que leurs collègues à Rome, d'observer l'état des esprits et le courant de l'opinion en Europe. En conseillers consciencieux, ils devront faire savoir à Rome que l'antagonisme tranché dans lequel la cour papale s'est placée vis-à-vis de Turin a bien pu entraver la marche triomphante de la cause italienne, mais n'a point servi la cause de l'Église. En amis dévoués de celle-ci, ils se sentiront obligés de faire remarquer qu'il y a des tendances d'une impétuosité telle que les obstacles ne peuvent qu'en accroître la force; qu'il est dangereux d'exposer les fidèles à devoir opter d'une façon absolue entre leur sympathie pour la cause de l'Italie et leur attachement à la cour de Rome. Apporteront ils des projets de médiation et de conciliation tout prêts? De tels projets sortiront-ils des conférences intimes et des discussions libres de tant d'hommes aussi éminents par leurs lumières et leur expérience, et dont le dévouement au Saint-Père et à l'Église est au-dessus de toute suspicion?

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Un prochain avenir nous le dira. En attendant, loin de partager les inquiétudes que le concile, convoqué ostensiblement pour la canonisation des martyrs japonais, inspire à quelques amis trop ombrageux de la cause italienne, nous nous en promettons, au contraire, un bon effet sur les dispositions de la cour de Rome et de Pie IX en particulier. Aussi comprenons-nous parfaitement que le gouvernement français, qui d'abord avait paru voir d'un mauvais œil celte convocation extraordinaire de prélats à Rome, ait fini par laisser ton te liberté aux évoques français de s'y rendre. On prétend même que plus d'un, parmi nos hauts dignitaires ecclésiastiques, n'entreprend ce voyage politico-religieux qu'à la suite «d'invitations» autres que celles de Home; nous n'avons aucune peine à ajouter foi à cet on-dit. En le supposant fondé, l'administration aurait prouvé une fois de plus qu'elle ne partage point cette extrême peur de la liberté qu'affichent maints de ses amis et partisans officieux, qui, en même temps, se disent les apôtres de la liberté.
Cette fois, comme d'habitude, les faits donneront raison à ceux qui combattent les mesures restrictives partout et toujours, parce que partout et toujours ils ont foi dans la liberté, et aiment mieux en affronter au besoin les dangers possibles que de s'exposer aux inconvénients certains du système opposé. Un concile, tronqué par des empêchements administratifs, devenait forcément hostile aux tendances et influences qu'on sait; la réunion libre des hauts dignitaires de l'Église ne pourra, quels que soient les sentiments ou les ressentiments de certains membres, qu'être favorable en dernière instance au dénoûment pacifique d'une situation qui pèse tout autant à l'Église qu'à l'Italie. Peut-être même ces cardinaux éclairés qui se proposent de faire entendre à Rome la voix de la conciliation et de la condescendance, auront-ils l'agréable surprise de prêcher des demi-convertis. Il n'est guère probable que les causes du retard dans la solution de la question romaine se trouvent aujourd'hui uniquement au Vatican; à en croire des bruits discrets, ce ne serait pas précisément la cour romaine dont les hésitations empêcheraient nos offres de médiation d'aboutir aussi promptement que le désire l'impatience patriotique des unitaires italiens et de leurs ardents amis à l'étranger. Nous demandons bien pardon à nos lecteurs si cette énonciation ne pèche pas par un excès de clarté; les événements l'éclaireront peut-être assez tôt. Si le voyage du prince Napoléon obtient tout l'effet que, dans certaines régions, on s'en promet, la roule de son royal beau-père vers Rome se trouverait, dit-on, aplanie d'une façon merveilleusement prompte.
Assurément, ce qui se passe dans les pays catholiques par excellence et ce que les hôtes du Pape ne pourront manquer de raconter à Rome, n'est pas fait pour encourager des résistances absolues. S'il est un pays en Europe où ces résistances pouvaient — nous dirions presque: devaient — être encouragées, appuyées, c'est bien la monarchie des Habsbourgs. L'Autriche a toujours passé, et non à tort, pour une puissance foncièrement catholique; c'est, en outre, le pays du concordat de 1855 qui a établi de nouveaux liens entre la cour de Rome et la cour de Vienne; c'est enfin l'État qui peut se croire le plus directement intéressé, à entraver,

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tant que faire se peut, l'achèvement de l'unification italienne. Eh bien, quelle est aujourd'hui l'attitude de son gouvernement vis-à-vis de Rome? Ces derniers jours, on a pu en juger à deux reprises différentes. Dans la discussion du budget des affaires étrangères au sein du Reichsrath, un seul chapitre a donné lieu à un vif débat: il s'agissait du traitement de M. le baron de Bach, le représentant de l'Autriche près du Saint-Siège. Quelques députés ont profité de l'occasion pour attaquer avec une grande vigueur les rapports que ce même homme d'État, ministre tout-puissant en Autriche de 1849 à 1860, avait établis entre l'Autriche et le Saint Siège, et ont demandé une révision radicale, ou plutôt l'abolition du concordat. En face de cette agression, l'organe du gouvernement s'est borné à sauver les quelques milliers de francs dont on voulait amoindrir le traitement de l'ex-ministre; mais il n'a pas dit un mot sur le concordat, pas une parole en faveur du clergé en général et du Saint-Siège en particulier, que l'opposition avait si rudement attaqués. C'était bien là un silence éloquent. Si quelqu'un pouvait néanmoins se faire illusion sur la portée de cet incident, elle serait dissipée par les explications très nettes que le comte de Rechberg donnait quelques jours après sur la politique italienne du gouvernement viennois. Le ministre des affaires étrangères n'a pas hésité à déclarer devant les représentants de l'Autriche allemande et devant l'Europe: «La politique interventionniste et dominatrice que nous avons suivie durant un demi-siècle en Italie a été une énorme faute; nous l'avons cruellement expiée; la leçon nous a profité: nous n'avons garde de retomber dans les mêmes errements.» Et invoquant en témoignage de la sincérité de sa déclaration l'attitude purement passive dans laquelle le gouvernement de François-Joseph 1er s'est renfermé depuis le traité de Zurich, M. de Rechberg a donné au Reichsrath l'assurance que l'Autriche n'entend guère, quoi qu'il arrive, sortir de son rôle défensif...
Il faudrait certes une dose bien forte de naïveté et une ignorance complète des précédents pour ajouter une foi absolue à ces assurances ministérielles, pour croire que le cabinet de Vienne ait abandonné toute arrière-pensée, toute idée de profiter des conjonctures, ou môme d'en provoquer, qui lui permettraient de ressaisir son influence et sa domination en Italie. Qu'importé! Qui est-ce qui voudrait, en politique, qui est-ce qui pourrait prévoir toutes les éventualités, toutes les chances lointaines? L'essentiel est que le gouvernement autrichien se reconnaisse et s'avoue aujourd'hui dans l'impossibilité d'entraver l'arrangement de la question romaine et l'achèvement de l'unification italienne; c'est à l'Italie de maintenir ses ennemis intimes de Vienne dans ces bonnes dispositions peu volontaires, de veiller à ce. qu'ils ne trouvent pas de sitôt l'occasion «favorable» que s'obstinent à espérer les amis du duc de Modèna et les défenseurs obstinés du statu qvo à Rome. D'ailleurs, les tendances secrètes de la cour de Vienne peuvent n'avoir pas changé, mais le milieu dans lequel elle se meut s'est bien modifié. Impuissant pour l'action, le tronc-parlement (rumpf-parlament) de Vienne possède et exerce un certain pouvoir négatif avec lequel il faut compter. Le Reichsrath n'a pas le pouvoir légal de prendre directement en main les affaires de l'empire,

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mais il a assez de pouvoir moral, grâce surtout à la liberté et à la publicité illimitées de ses débats qui leur créent un puissant écho au dehors, pour empêcher le cabinet de compromettre trop gravement les intérêts du pays. La déclaration faite, le 1er mai, par M. de Schmerling au sujet delà responsabilité ministérielle n'est encore, à la vérité, qu'une belle perspective, puisque cette garantie du constitutionalisme ne doit être mise en vigueur que lorsque le Reichsrath, par l'entrée extrêmement problématique des représentants hongrois, sera complété dans le sens de la Constitution de février; mais la responsabilité ministérielle existe dès aujourd'hui à Vienne en tant que, dans la situation si difficile à l'intérieur qui est faite au gouvernement de Vienne, il lui est à peu près impossible de se mettre en opposition directe et ouverte avec les sentiments du pays, représentés par le Reichsrath. Or, l'opinion en Autriche est franchement contraire à la politique d'intervention en Italie. Elle s'applique aujourd'hui à retenir le gouvernement dans le rôle défensif; elle n'aurait pas à se faire une violence bien grande pour lui recommander, les événements aidant, plus de condescendance encore. L'entente avec l'Italie par la cession de la Vénétie est, dès aujourd'hui, désirée et conseillée par bien des gens en Autriche, par des hommes même dont personne ne suspectera la loyauté et le dévouement aux intérêts de la monarchie.
Le Parlement anglais a également retenti, encore une fois, de paroles sympathiques et encourageantes pour la cause italienne. Répondant à une attaque vigoureuse, dirigée par M. Disraeli contre la politique extérieure du cabinet, lord Palmerston s'est appliqué à démontrer, entre autres choses, que celle-ci n'a guère varié, comme on le lui reprochait trop à la légère, vis-à-vis de l'Italie; la politique anglaise est restée fidèle à elle même en entravant plutôt qu'en secondant les efforts de l'Italie tant que la réussite en paraissait douteuse, et en les approuvant hautement aussitôt que le succès les eût légitimés. L'Italie puisera dans cet exposé du noble lord la consolante certitude que si demain elle se voyait dans la nécessité de recourir de nouveau aux armes, pour la conquête de Venise, par exemple, le gouvernement anglais ne manquerait pas d'approuver hautement cette entreprise, dès l'instant où la victoire la plus entière l'aurait consacrée. On se demande seulement si cette politique, souverainement prudente et foncièrement britannique, est bien faite pour légitimer les énormes dépenses militaires et maritimes à la défense desquelles l'invoquait le ministre des affaires étrangères anglais. C'est là évidemment le côté faible du grand discours ministériel du 8 mai. S'appliquer à prouver que l'Angleterre est en paix avec tout le monde, qu'elle veut du bien à tout le monde, qu'elle attend des amitiés de tout le monde; démontrer tout cela longuement et savamment, pour arriver à conclure que l'Angleterre ne peut discontinuer d'accroître ses armements militaires et maritimes, voilà une «anomalie» bien autrement grande que celles dont arguait le défenseur officiel des gros budgets. C'est, en effet, sur les anomalies de la situation extérieure, c'est-à-dire sur les difficultés avec la Nouvelle-Zélande, sur la fameuse part anglaise dans l'expédition mexicaine, et sur d'autres campagnes de dimensions analogues, que lord Palmerston rejette la responsabilité

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des charges budgétaires dont son collègue, le ministre des finances lui-même, avait récemment signalé, à Manchester, l'excessive surélévation.
Le chef éternellement «vert» du Foreing-Office aime le mot pour rire, qui ne manque jamais son effet sur ses auditeurs anglais. Nous supposons que lord Palmerston était dans un de ses moments de bonne humeur excentrique lorsqu'il a débité ce singulier discours, où les assurances les plus pacifiques ont servi à justifier un budget très guerrier. Mais était-ce bien le moment de traiter avec celte agréable légèreté l'aggravation forte et continue des charges des contribuables, quand s'accroît journellement le nombre de citoyens anglais qui savent à peine comment ne pas mourir de faim? Un journal de Manchester a récemment établi la statistique tristement instructive que voici: dans les districts de Lancashire et de Cheshire, dont tout le monde connaît l'importance industrielle, il y a 1,678 fabriques travaillant le coton et occupant constamment, aux machines seules, 349,316 ouvriers; eh bien, au 1er avril 1862, il n'y a plus que 497 fabriques faisant travailler comme d'habitude leurs 92,355 ouvriers; les autres trois quarts des fabriques et des ouvriers ne travaillent que de cinq à deux jours par semaine; 278 fabriques, où 57,861 ouvriers trouvaient de l'ouvrage, ont tout à fait cessé de fonctionner. Cette statistique date d'un mois et demi; le temps écoulé depuis n'a pu qu'accroître le nombre des suspensions et réductions de travail. Elles sont dues surtout au manque de coton; les Etats-Unis, qui en avaient envoyé 3.1 millions de quintaux dans le premier trimestre de 1860, et d'où l'Angleterre en avait encore reçu 2. 6 millions de quintaux dans la période correspondante de 1861, n'ont pu en faire parvenir à Liverpool que 5,276 quintaux, du 1er janvier au 31 mars 1862! On se figure aisément la perturbation et la gêne extrêmes que doit produire ce manque du précieux textile américain — manque auquel les cotons des autres provenances ne suppléent encore que dans une faible proportion — dans un pays où l'industrie cotonnière, sous ses diverses formes, occupe d'ordinaire environ 4 millions de bras.
Si la France ne peut guère échapper au contre-coup d'une crise qui frappe si cruellement son puissant voisin, si elle souffre directement aussi par l'absence des arrivages cotonniers d'Amérique et par l'abstention des acheteurs transocéaniques, l'étendue et l'intensité du mal sont cependant infiniment moindres de ce côté-ci du détroit que de l'autre. Ce fait ne sera guère contesté, pas même par les pessimistes de parti pris, qui ont récemment tracé au Corps législatif un tableau si lugubre de notre situation économique. C'était dans le traité de commerce anglo-français, qui, à les entendre, devait enrichir l'Angleterre à nos dépens, qu'ils découvraient la raison unique de nos embarras. Or, en face de la situation respective que l'on constate aujourd'hui dans les deux pays, il serait tout aussi impossible de maintenir cette accusation générale contre le traité que de le rendre responsable des maux que nous inflige la guerre américaine. N'y aurait-il pas un autre enseignement encore à tirer de ce qui se passe en Angleterre? On est très prompt chez nous, en toute occasion, à signaler, en les exagérant même, les souffrances des populations ouvrières ou autres, à en rejeter la responsabilité,
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à tort ou à raison, sur tel ou tel acte du gouvernement, et à réclamer de ce même gouvernement, ou encore de la charité publique et privée, de soulager les maux qu'on leur signale; en Angleterre, les industriels dont les fabriques chôment et qui perdent des centaines de milliers de francs, viennent, dans plusieurs meetings, de décider à la presque unanimité qu'ils ne permettront pas que les ouvriers, au travail desquels ils doivent leur fortune, soient réduits à demander l'aumône à n'importe qui; qu'ils écarteront aussi longtemps que possible l'intervention de la charité publique ou privée, en fournissant aux ouvriers les moyens nécessaires pour attendre la fin de la crise. Cette résolution est au-dessus de tout éloge. Les exemples de cette conduite intelligente et équitable ne manquent assurément pas en France; on avouera cependant qu'ils ne sont pas dans la tendance générale de notre pays. Est-il permis d'espérer que nous n'aurons pas à la mettre à une trop rude épreuve, et que les bruits de médiation européenne dans le conflit américain ne resteront pas de simples désirs?
Moins meurtrières, grâce à Dieu, que les batailles sécessionnistes auxquelles la médiation européenne voudrait mettre une prompte fin, les luttes auxquelles nous assistons dans notre vieux inonde sont pourtant vives et importantes. La campagne électorale, surtout, que la Prusse vient de faire, comptera non-seulement dans l'histoire de ce pays, mais du constitutionalisme en général, tant les péripéties en ont été curieuses, les émotions fortes, les résultats instructifs. Nous n'avons pas à revenir longuement sur les circonstances qui ont amené la dissolution de la Chambre des députés sortie des élections de décembre 1861; nos lecteurs les connaissent: à propos d'une question de forme touchant le budget, le ministère Hohenzollern-Auerswald avait proposé au roi le renvoi d'une assemblée qui ne lui était point systématiquement hostile, et qui, dans mainte occasion, s'était montrée de composition facile. Le ministère n'a pas recueilli les fruits de cet acte d'énergie: il portait en lui des principes de désunion que la crise fit éclater; les éléments rétrogrades dont MM. d'Auerswald, de Schwerin et de Patow avaient espéré triompher, eurent le dessus dans le conseil du roi Guillaume. Un nouveau cabinet fut formé, dont l'extrême gauche se personnifie dans M. von der Heydt, qui représentait le côté droit dans l'ancien ministère, et dont l'extrême droite, par l'organe de M. de Roon, se rattache intimement au parti de la Croix, Le nouveau cabinet n'était pas plutôt installé que les difficultés de la veille se reproduisirent de la manière la plus inquiétante. Le pays, profondément agité, se demandait avec inquiétude quelle Chambre il faudrait donc envoyer à Berlin, si une assemblée aussi loyale que la Chambre dissoute n'avait pu trouver grâce devant les conseillers de Sa Majesté? Le ministère ne pouvait pas se faire longtemps illusion sur les dispositions des esprits; il sentait la nécessité d'apaiser l'opinion publique. M. von der Heydt, le nouveau ministre des finances, pliait le premier devant le danger si imprudemment provoqué. Dans une lettre devenue publique, il invita son collègue de la guerre à rabattre un peu sur ses exigences budgétaires, une des causes principales du différend entre la couronne et le pays.

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Le ministre des finances avoua franchement qu'à moins d'une grande condescendance envers l'opinion, on aurait de mauvaises élections.
Deux questions ayant surtout servi au parti progressiste comme armes de guerre contre le gouvernement: l'augmentation du budget militaire et la surtaxe de 25 p. 0/0 sur les impôts directs, il fallait supprimer la surtaxe et se résigner à réduire les dépenses militaires de 2 millions et demi de thalers (environ 9 millions de francs) au moins.
Que l'on juge de l'étonnement. que dut éprouver le public en voyant les exigences exorbitantes, usurpatrices, antimonarchiques, comme on les avait nommées, de la majorité libérale, appuyées par le membre le moins libéral de l'ancien cabinet qui avait prononcé la dissolution de la Chambre! Et ce ministre l'emporta dans le conseil: un décret royal vint annoncer que la surtaxe ne serait point demandée à la prochaine session et que des économies seraient introduites dans le budget militaire. Une commission Je généraux fut convoquée à Berlin, à l'effet de délibérer sur la nature de ces économies et même sur la question, tant controversée, de la durée biennale ou triennale du service militaire. Ce ne fut pas tout. On se rappelle la fameuse motion Hagen, sur la spécialité du budget, motion qui était devenue la cause ostensible de la dissolution de l'ancienne Chambre. Le ministère précédent avait tout au plus voulu promettre de tenir compte de ces vœux lors de la fixation du budget prochain; M. von der Heydt s'empressa de déclarer que la spécialité sera appliquée déjà au budget de 1862. Le ministère n'avait cependant pas une foi bien robuste dans l'efficacité de ces offres tardives. Des moyens plus énergiques et plus directs furent mis en œuvre pour influencer les élections. Les ministres, chacun dans son ressort, rivalisèrent de zèle. Le chef du département de la guerre adressa ses exhortations électorales non-seulement aux soldats de la ligne, mais encore aux hommes de la landwehr (milice), braves citoyens qui, tout au plus pendant six semaines, chaque année, sont assujettis à la loi militaire. Les officiers de la landwrhr pour la plupart propriétaires nobles, exécutèrent l'ordre ministériel d'une manière toute militaire: ils réunirent les électeurs-miliciens, leur lurent la circulaire ministérielle, avec injonction sévère de voter selon le vœu du gouvernement. Ce que M. le ministre de la guerre voulait faire avec ses soldats, le ministre de l'intérieur le tentait avec les landrœthe, les conseillers de tout grade, les commis et les surnuméraires, avec les bourgmestres et les maires de village; le ministre des finances avec son armée de douaniers, les employés des chemins de fer de l'État, de la poste, des télégraphes, des ponts et chaussées; et même le ministre de la justice fit aux juges et aux magistrats un cours public de droit électoral, tandis que son collègue des cultes et de l'instruction publique s'attachait à enseigner aux maîtres d'école, aux pasteurs et aux professeurs des universités l'art de bien penser et surtout de bien élire. Hélas! pourquoi tant de dévouement devait-il être si mal récompensé Les exhortations et les enseignements ministériels furent repoussés, quelquefois assez durement, par tous ceux à qui leur position assure un peu d'indépendance. Un grand nombre de magistrats, de tribunaux et de chambres de commerce,

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répondirent que leur serment de fonctionnaire ou de magistral ne contenait rien sur les élections, et qu'en celte matière les ministres n'avaient point à leur faire la leçon.
Les municipalités prirent simplement acte des circulaires; plusieurs en refusèrent la publication, renvoyant les exemplaires qu'on leur avail expédiés avec ordre de les distribuer. Bref, dans cette bureaucratie prussienne, si justement renommée pour sa stricte obéissance, il s'organisait une résistance si formidable, que les ministres jugèrent utile de reculer. De nouvelles circulaires vinrent commenter et atténuer les premières. C'était encore de la peine perdue. Du moins la vigilance et l'activité du parti libéral, c'est-à-dire du pays, ne se laissèrent point endormir.
Pour être juste, il faut constater, à la louange du gouvernement, que s'il s'est donné énormément de peine pour influencer l'esprit et les sentiments des électeurs, il n'a rien fait pour gêner la liberté des élections. Les réunions préparatoires ont pu se tenir sans entraves; les journaux ont pu discuter en toute liberté les grandes questions du jour, les personnes et les professions de foi des candidats. C'est là un progrès considérable à noter dans la vie publique de la Prusse. Signalons un progrès non moins notable: la participation active des électeurs a dépassé toutes les espérances; jamais elle n'avait été aussi générale. A Berlin, par exemple, où, dans les élections antérieures,41 p. 100 des électeurs seulement avaient exercé leur droit, Von a constaté cette fois la présence de 62 p. 100 des ayant droit. Voici maintenant le résultat des élections: les progressistes comptaient, dans l'ancienne Chambre,106 membres qui, sauf un seul, ont tous été réélus et qui se sont renforcés d'une trentaine de nouveaux membres; le centre gauche comptera 80 à 100 membres, et le parti libéral modéré 50; total, pour les fractions libérales, 286. Cette majorité compacte se trouve en présence de 30 membres du parti catholique,23 Polonais et Il députés ministériels proprement dits. Aucun des ministres actuels n'a été élu; leurs candidatures ont partout échoué, même celle de M. von der Heydt à Elberfeld, sa ville natale, qu'il a représentée depuis vingt ans dans toutes les assemblées politiques de la Prusse.
La nation a donc répondu à la provocation du nouveau ministère d'une façon catégorique, a La question est de savoir, avait-il officiellement déclaré au début de sa carrière, si la Prusse veut du pouvoir royal ou élu pouvoir parlementaire.» Nous doutons fort que le ministère ail envie de tirer aujourd'hui des résultats des élections la conclusion qu'appelleraient ses imprudentes prémisses. La conclusion sérail des moins fondées. En renvoyant l'ancienne majorité, considérablement renforcée même, la nation prussienne n'a pas voté contre le roi, dont le nom a été mêlé d'une façon aussi malencontreuse, par les ministres, aux luttes de parti. Le résultat des élections n'a pas un caractère antimonarchique; il signifie uniquement: guerre aux influences qui ont fait renvoyer l'ancienne Chambre et l'ancien ministère, guerre aux ennemis du régime constitutionnel, guerre à ceux qui voudraient transformer la Prusse en un vaste camp, subordonner tous les intérêts aux exigences d'un coûteux mécanisme militaire.

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La position du cabinet, personnellement exclu de la Chambre, et y disposant à peine d'une douzaine de voix, n'en est pas moins des plus compromises. Comment une telle administration pourrait elle assumer encore le fardeau des affaires? Celte question se présente au premier abord, et elle explique les bruits sinistres qui ont couru à Berlin: nouvelle dissolution de la Chambre et octroi d'une nouvelle loi électorale, ' telle serait la réplique du ministère à la réponse du pays. Ces bruits nous paraissent dénués de fondement: ce serait jouer trop gros jeu. D'ailleurs, un changement de la loi électorale, sans consentement préalable de la Chambre, n'est pas possible, même par voie d'ordonnance, sans violation flagrante de la Charte. Les bases du droit d'élection s'ont établies par la Constitution, et même la loi électorale y est mentionnée comme loi organique. Or, en l'absence des Chambres, le roi peut bien rendre des ordonnances ayant provisoirement force de loi, mais à la condition qu'elles ne soient contraires ni a la Charte, ni aux lois organiques. La situation actuelle de l'Europe n'est vraiment pas de nature à encourager le ministère prussien à tenter un coup d'État, quand môme la droiture et le caractère honnête du roi Guillaume permettraient de croire à une pareille entreprise. Un changement de ministère, dans le sens du parti libéral, paraît donc le seul moyen, pour le roi, de sortir honorablement de la crise. La nouvelle Chambre devant se réunir lundi prochain (19 mai), on saura bientôt à quoi s'en tenir sur les intentions de Guillaume Ier; attendons, avant de nous prononcer, l'ouverture de la session législative, qui promet d'être des plus animées.
La session languit passablement en France; le récent vote du contingent militaire est le seul signe de vie que le Corps législatif ait donné depuis deux mois. Le contingent de 100,000 hommes a été volé à la majorité de 214 voix contre 9. L'opposition des cinq a représenté son amendement stéréotype en faveur de la réduction du contingent à 80,000 hommes; M. Hénon a prononcé le discours annuel à l'appui de cet amendement; le rapporteur de la commission l'a combattu avec des raisons qui ne péchaient aucunement par un excès d'originalité; la Chambre a écoulé le pour et le contre avec cette froide déférence qui est la politesse des Assemblées délibérantes: le résultat était prévu et inévitable. Aussi la discussion de ce projet de loi a-t-elle à peine rempli une séance du Corps législatif; elle a passé presque inaperçue du public. C'était pourtant la seule séance qui, depuis la discussion de l'Adresse, présentât certain intérêt. Il ne faut pas, cependant, en accuser le Corps législatif; c'est sa commission du budget qui lui fait ces loisirs involontaires par les retards qu'elle met à terminer ses délibérations et à présenter son rapport. Il est vrai que le budget rectificatif de 1862, que la commission croyait devoir attendre avant de se prononcer sur le budget de 1863, n'a été imprimé et distribué qui; dans ces derniers jours. S'il se continue, comme nous avons de fortes raisons pour le croire, que la commission a obtenu du gouvernement l'abandon du surimpôt du sel projeté par M. Fould, personne ne regrettera le temps et les soins qu'elle a mis à examiner et à discuter le budget; la discussion publique de celle œuvre importante s'en trouvera facilitée d'autant. En attendant que les débats du Corps législatif attirent de nouveau l'attention publique,

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elle est assez fréquemment sollicitée par les discussions du Sénat. La pétition de l'archevêque de Rennes, soutenue par le cardinal Mathieu, a eu le privilège d'occuper à plusieurs reprises l'assemblée du Luxembourg et d'émouvoir l'opinion. Le résultat final de la discussion a été de faire écarter, par la question préalable, l'acte préfectoral déféré comme inconstitutionnel à la juridiction du Sénat par le vénérable pétitionnaire. La décision du Sénat signifiait que le procédé du préfet qui octroyait un instituteur communal à la commune de Sel, sans tenir compte de l'avis du conseil municipal, était parfaitement autorisé parla loi qui régit cette matière; l'incident est donc vidé, au point de vue du droit. On aimerait cependant h espérer qu'il n'aura pas été entièrement stérile; H contient plus d'un enseignement qui mériterait de fixer l'attention du gouvernement et de la législature. Le brillant plaidoyer de M. Billault en faveur de la loi en vigueur n'a pas porté dans tous les esprits la conviction que cette loi ne soit pas susceptible de certaines modifications opportunes. Est-il, au point de vue administratif seul, utile et nécessaire que le gouvernement, si surchargé déjà de besogne de toutes natures, ait encore à pourvoir à la nomination des instituteurs primaires dans les trente huit mille communes de la France? La charge et la responsabilité que ce privilège impose ne dépassent-elles pas les avantages qu'il croit y trouver? Les inconvénients de cette intervention directe et incessante ne compensent-ils pas et au delà ceux qu'on redoute comme conséquence de la nomination indépendante des instituteurs par ceux dont les enfants doivent leur être confiés? Aujourd'hui, les préfets usent de ce pouvoir pour entraver l'envahissement de nos écoles par une certaine classe d'instituteurs dont le crédit a singulièrement été ébranlé par de récents procès; mais est-il bien sûr que, dans un temps encore peu éloigné, où les rapports entre les palais préfectoraux et les palais épiscopaux étaient moins tendus, la loi aujourd'hui invoquée contre Mgr de Rennes n'ait pas servi à favoriser l'introduction des frères dans les écoles communales? Le public, à cri le débat du Sénat a appris bien des choses sur un sujet qui d'habitude le préoccupe trop peu, s'est encore demandé si l'intérêt de l'enseignement et la dignité de l'instituteur n'appelaient pas aussi d'autres réformes dans la position de ces modestes auxiliaires de l'instruction publique, dont l'honorable M. Rouland prend si vivement à cœur les intérêts; l'augmentation du traitement, qui récemment encore leur a été accordée, autorise peut-être à espérer que les réclamations légitimes qui, à la suite de la discussion du Sénat, se sont produites dans la presse et ailleurs en faveur des instituteurs communaux, ne resteront pas stériles. Ce ne serait pas d'ailleurs la première fois que les débats du Sénat, même quand ils n'aboutissent qu'à un vote purement négatif, auraient exercé une heureuse et décisive influence sur des points essentiels de notre législation; il suffit de rappeler les remarquables discussions de cette Assemblée sur plusieurs questions économiques de la première importance: on connaît la part incontestable qui revient à ces débats dans les lois sur les sociétés en commandite, sur l'usure, sur les agents de change, lois soumises déjà au Corps législatif ou à l'étude devant le conseil d'État.

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L'attention publique a été de nouveau appelée sur ces questions toujours actuelles du progrès économique par de récents décrets annonçant la création de quelques nouvelles lignes ferrées d'une importance secondaire ou tertiaire; elle a été sollicitée plus vivement encore par une grande opération financière d'un caractère international: l'emprunt russe de 373 millions, que la maison Rothschild s'est chargée de placer. Il est inutile de dire que, sous un patronage aussi puissant et aussi intelligent, le succès de cette opération, à laquelle nous consacrons un article spécial dans cette livraison même de la Revue, était d'avance assuré; le nom du négociateur n'était-il pas la meilleure garantie pour les nouveaux créanciers de la Russie? On est convaincu, au surplus, que ces 375 millions, par la destination productive qui leur est donnée, seconderont efficacement le travail de régénération politique et économique qui s'opère aujourd'hui en Russie, et semble destiné à renouveler la face de ce vaste empire; le jour où ce travail intérieur aura abouti — et il est, jusqu'à un certain point, au pouvoir de l'Europe de veiller à ce que le mouvement de réforme ne dévie pas de son but — la Russie ne sera pas seulement le plus vaste des empires: elle prendra rang parmi les nations les plus riches et les plus solides, financièrement parlant, des deux mondes.
Pourquoi faut il qu'au sentiment de sympathie pour le mouvement intérieur de l'empire russe se mêle toujours le sentiment d'amertume qu'éveille la situation de la Pologne? Cette situation ne change pas ou change peu: le gouvernement en reste toujours aux demi-mesures; on dirait que son propre courage l'effraye, tant il paraît éprouver de la répugnance pour les mesures complètes, fussent-elles les meilleures. Ainsi, une amnistie vient d'être accordée à la Pologne, le jour de la fête de l'empereur Alexandre. C'était une occasion excellente et un moyen sûr de gagner par la générosité des esprits irrités; on ne l'a pas compris. Cent trois grâces seulement ont été accordées sur plusieurs milliers de condamnations prononcées depuis l'année dernière, et pour quels crimes! On s'occupe cependant de donner satisfaction aux aspirations du pays et aux vœux de l'Europe; seulement, le passage de l'intention au fait, du projet à son exécution, est bien lent. Les mesures utiles se trouvent en outre paralysées ou dénaturées par le mauvais vouloir de ceux qui les appliquent. On annonce, par exemple, que le royaume va être gouverné par deux chefs, l'un civil, l'autre militaire. Le chef civil serait le marquis de Wielopolski. Mais cette nouvelle organisation et le choix même de cet éminent personnage, menacent de rester aussi infructueux pour le bien du pays que l'administration des Gorstchakoff, des Lambert et des Luders, si le chef militaire est autre chose qu'un simple général en chef des troupes, ou si ce haut fonctionnaire est Kryzanowskoy ou tout autre ennemi de la Pologne.
La preuve la plus trappante de cette déplorable puissance du subalterne pour nuire et pour empêcher l'effet des meilleures mesures est dans la situation qu'on a faite à l'archevêque de Varsovie, Mgr Felinski. Le choix d'un ecclésiastique aussi éminent, les assurances qu'il avait reçues avant son départ de Pétersbourg, les témoignages de confiance que le pouvoir lui avait publiquement donnés, tout semblait assurer qu'il serait libre,

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qu'il était particulièrement appelé pour travailler efficacement à une œuvre de conciliation. Il le crut lui-même; il parla et agit dans ce sens, et en vint même à obtenir de la population des sacrifices dont il espérait recueillir le fruit. Malheureusement, des influences occultes n'ont que trop réussi à contrarier ses généreux efforts conciliateurs. Pilsudski on sa police, qui trouvent l'archevêque trop polonais et trop populaire, s'acharnent, dit-on, a le perdre aux yeux des populations. Insinuations propagées par les agents, calomnies insérées librement dans les journaux, attaques publiques à sa personne encouragées sinon excitées par la police, comme celle qui eut lieu dans la cathédrale, le 10 avril, rien ne serait épargné, assure-t-on, pour semer entre lui et ses fidèles la défiance et la division. Le Souverain-Pontife lui adresse une lettre apostolique où sont exprimées, d'une manière très flatteuse, la confiance qu'il place en lui et les espérances que ses hautes qualités font naître pour l'avantage ce la religion et le bonheur du pays; l'archevêque est forcé de recourir à la publicité des journaux étrangers pour que cette lettre soit connue des catholiques polonais, si toutefois la censure la laisse pénétrer jusqu'à eux. Voici un fait non moins significatif. Devant les imputations blessantes publiées par la Gazette polonaise, et les attaques du Journal de Posen, dont l'article a été reproduit par le même journal, du consentement des autorités de Varsovie, Mgr Felinski crut devoir sortir du dédaigneux silence qu'il avait jusque-là opposé à toutes les imputations; il envoya à la Gazette de Varsovie une lettre de justification. La police en interdit l'insertion. Il a fallu encore une fois recourir à la presse étrangère. Cette lettre vient d'être imprimée dans quelques journaux de Paris; et, franchement, nous ne voyons pas ce qui, dans la pensée ou dans la forme, a pu fournir à la censure russe le moindre prétexte pour dépouiller un accusé du droit sacré de se défendre. L'Europe peut prononcer entre le vénérable archevêque et les autorités de Varsovie. Mais ce qui serait déplorable, non-seulement pour la Pologne, mais encore pour l'humanité, ce serait le triomphe des tristes manœuvres qui tendent à éloigner le troupeau du pasteur. L'archevêque est peut-être aujourd'hui le médiateur le seul efficace entre les oppresseurs et les opprimés; l'isoler, le rendre impuissant, peut bien entrer dans les vues des ennemis de la Pologne et de la Russie, mais ne saurait être désiré ni par les Polonais patriotes, ni par les amis sincères du gouvernement russe.
J. -E. MORN.







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