Eleaml



HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1860 EN SICILE.

DE SES CAUSES ET DE SES EFFETS DANS LA RÉVOLUTION GÉNÉRALE DE L'ITALIE
PAR

l'Abbè Paul Bottalla.

ÉDITION ORIGINALE FRANÇAISE

Par M. J. GAVARD.

Ouvre la bouche

Et ne cache pas ce que je ne cache pas moimême.

 (Dante, Paradis, Ch. XXVII. )

TOME SECOND.

BRUXELLES

H. GOEMAERE, IMPRIMEUR ÉDITEUR

RUE DE LA MONTAGNE, 52.

1861

02_01

(se vuoi, scarica il testo in formato ODT o PDF)

Histoire de la révolution de 1860 en Sicile. De ses causes et de ses effets

dans la révolution générale de l’Italie par l'abbè Paul Bottalla..............................HTML__01_01

Histoire de la révolution de 1860 en Sicile. De ses causes et de ses effets

dans la révolution générale de l’Italie par l'abbè Paul Bottalla..............................HTML__01_02

Histoire de la révolution de 1860 en Sicile. De ses causes et de ses effets

dans la révolution générale de l’Italie par l'abbè Paul Bottalla..............................HTML__02_01

Histoire de la révolution de 1860 en Sicile. De ses causes et de ses effets

dans la révolution générale de l’Italie par l'abbè Paul Bottalla..............................HTML__02_02

TOME II.
AVERTISSEMENT

II

CHAPITRE XXIII. - Le gouvernement de Cavour et les États  Romains jusqu'au moment de l'invasion piémontaise

5

CHAPITRE XXIV. - I. 'invasion piémontaise des États  Romains. — Son caractère irréligieux.

23

CHAPITRE XXV. - La diplomatie européen ne et l'invasion des États pontifical

44

CHAPITRE XXVI.

Gouvernement du roi de Naples Gaëte. — Faits d'armes sur le Voltarne

71

CHAPITRE XXVII. - A pot h (ose du régicide. — Différents soulevés entre. Garibaldi et Cavour. — Parlement de Turin pour l'annexion de l'Italie méridionale et des États  du Pape

90

CHAPITRE XXVIII. - Manifeste et entrée des Piémontaise dans le royaume île Naples. — Batailles Mir le Garigliano. — Circulaires et notes du gouvernement de François II.

108

CHAPITRE XXIX. - Plébiscite pour l'annexion des Deux Siciles. — Entrée de Victor Emmanuel A Naples et départ de Garibaldi. — État de ce royaume. — Victor Emmanuel en Sicile; son retour à Turin

127

CHAPITRE XXX. - La diplomatie de Lord J. Russell. —La révolution et l'invasion des Deux Siciles.

149

CHAPITRE XXXI. - La diplomatie du reste de l'Europe et l'insurrection des Deux Siciles suivie de l'invasion piémontaise. — Conférences de Varsovie

171

CHAPITRE XXXII. - Manifeste du roi François II à son peuple. — Réactions dans les Deux Siciles.

193

HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1860 EN SICILE.

TOME II.

 Je suis pour l'autorité contre la révolte, pour la conservation contre la destruction, pour la société contre le socialisme, pour la liberté possible du bien contre la liberté certaine du mal; et dans la grande lutte entre les deux forces qui se «partagent le monde, je crois, en agissant ainsi, être encore, aujourd'hui comme «toujours, pour le catholicisme contre la révolution.»

(C. DE MONTÀLEMBERT, Lettre à M. Veuillot. )

AVERTISSEMENT

Des causes que nous ne pouvions ni prévoir ni empêcher, ont retardé de beaucoup la publication de cet ouvrage; plusieurs conséquences que nous avions signalées comme devant découler des faits dont nous faisions le récit, sont déjà devenues des réalités historiques. Les populations italiennes ont enfin compris les plans mystérieux de la révolution; elles ont compris que la liberté qui leur était promise avec tant de fracas, n'était au fond que l'esclavage le plus vil sous le joug tyran nique du Piémont et des porte-drapeaux de la révolution; elles ont compris que le bonheur et la gloire qu'on faisait briller à leurs yeux, n'était que la restauration de l'ancien paganisme. Elles ont donc senti frémir en leur cœur tous les sentiments de religion et de patriotisme, elles ont maudit leurs sauvages oppresseurs et elles ont élevé bien haut le cri de l'indépendance et de la liberté, compagnes inséparables de la justice et de la conscience.

La contre-révolution ou la réaction des esprits est accomplie dans toute la Péninsule depuis les Alpes jusqu'aux derniers rivages de ta Sicile.

Les peuples italiens, à l'heure présente, béniraient les armes qui viendraient, de n'importe quelle nation,

— II —

les arracher au sceptre abhorré de la Sardaigne et à l'oppression des sectaires. Mais la contre-révolution n'est plus seulement dans la pensée des Italiens, elle est devenue un grand fait éclatant, irrécusable, merveilleux d'énergie et d'unanimité. Les provinces de Naples, bien qu'écrasées sous le poids de toutes les forces militaires du Piémont et soumises à une atroce tyrannie dont les temps même barbares n'ont pas offert d'exemple, se sont levées au cri de «Vive le Pape et François II!»Armées des fusils et des canons arrachés à la garde dite nationale et aux soldats piémontais, elles ont renouvelé l'héroïsme mal apprécié de l'Espagne et de la Vendée, en combattant comme des lions pour la délivrance de leur pays. Des bataillons entiers du Piémont ont été détruits par l'insurrection des campagnes. Il a fallu multiplier les troupes étrangères pour tenir tête aux paysans et aux soldats qui, organisés en bandes terribles, ont couvert tout le royaume dans l'espace d'un mois et menacé leurs oppresseurs jusqu'aux portes de la capitale.

Mais le Piémont rassuré, par l'injuste principe de non intervention, qu'aucune puissance ne viendrait entraver les cruels desseins de la révolution, dégarnit toutes ses frontières et fit marcher toutes ses troupes sur les malheureuses provinces du royaume de Naples, pour étouffer dans le sang et dans les incendies les cris d'un peuple opprimé et pour le courber de gré ou de force sous la domination qu'il repousse.

— III —

Le Piémont a employé à cette barbare entreprise ses bourreaux les plus déterminés; il a transformé la lieutenance de Naples en dictature militaire et en a investi le plus féroce de ses soldats, Cialdini. Et, comme 100,000 hommes ne suffisaient pas encore à cette œuvre de sanglante répression, et comme les légions de la garde nationales mobilisées n'y suffisaient pas davantage, il a fait appel à Cosenz, à Nicotera, à Fabrizzi et consorts, et ces recrues de la révolution, grossies de la légion hongroise, il les a envoyées massacrer les infortunés. défenseurs du droit et de la patrie.

Par une étrange et impudente contradiction avec tous ses principes, le Piémont a proclamé le règne delà terreur, renouvelé les jours les plus néfastes de la révolution française, mis en campagne ses Robespierre, ses Ma rat et d'autres monstres; le Piémont a refait en grand les massacres, les incendies et les dévastations de la Vendée, il a reproduit les scènes des septembriseurs, et contente, de cette façon, les vœux les plus chers du parti mazzinien. Dans cette guerre atroce faite par le Piémont et encore poursuivie par une barbarie sans égale, au moment où nous écrivons, on n'a tenu compte d'aucun principe, toute loi a été foulée aux pieds, les sentiments les plus naturels de l'humanité même ont été méconnus. On n'eut égard ni à l'âge, ni au sexe, ni au rang, ni à la sainteté du caractère; vieillards et enfants, moines et religieuses, prêtres vénérables» pasteurs zélés, le fer et le feu du Piémont n'ont rien respecté; San Marco,

— IV —

Rignano, Montefalcione, Auletta, Pontelandolfo et Casalduni recouvrent sous des ruines encore fumantes une population de 22,057 personnes. Les ruines d'autres villes et villages dans les Calabres, dans la Pouille et dans les Abruzzes attestent le passage de ces modernes émules d'Attila, qui prétendent à la domination de l'Italie.

Les prisons regorgent de plusieurs milliers de suspects; l'émigration de la noblesse en masse a enlevé tout vestige de splendeur aux villes du royaume; l'exil d'un nombre infini de personnes transportées à Gênes, à Turin, à Alexandrie et ailleurs, a plongé leur famille dans la misère et le désespoir; le massacre des soldats les plus courageux de l'insurrection nationale, la mise à mort de leurs mères, de leurs sœurs, de leurs épouses, de leurs petits enfants arrache à toutes les lèvres un cri de malédiction contre le parti qui n'a pas eu honte d'asservir l'Italie aux barbares du Piémont. L'Europe a horreur de ces excès de cruauté; elle ne comprend pas comment le gouvernement subalpin, qu'on ne saurait qualifier de trop dures épithètes, a osé s'arroger le droit d'enseigner la civilisation et la morale à l'Italie, qui fut toujours, par sa culture, au premier rang des nations.

Mais le parti sarde et révolutionnaire souffre avec peine que l'Europe sache en toute évidence que les populations italiennes revendiquent leur indépendance et ne reculeraient devant aucun sacrifice pour secouer ce joug odieux qui se revêt des grands noms d'unité et de fusion d'Italie.

Ce parti a donc essayé de tous les moyens, afin de couvrir

— V —

des voiles du mensonge et de l'imposture les faits qui désormais brillent d'une si vive lumière aux yeux du monde entier. La presse révolutionnaire s'est efforcée de tromper à cet égard les nations civilisées. Mais la pièce où la calomnie et le mensonge ont atteint le plus haut degré d'effronterie, est la fameuse circulaire, écrite le 24 août dernier, par le baron Ricasoli, premier ministre du cabinet sarde.

Les correspondances des feuilles révolutionnaires nous avaient vanté, sur tous les tons, la grande intelligence et l'admirable loyauté du baron Ricasoli; c'était, à les entendre, un type moderne des chevaliers d'autrefois.

Nous vénérons la famille Ricasoli, et nous conservons une estime et un respect tout particulier pour plusieurs membres considérables de cette maison. Mais si nous devions juger le ministre actuel par son gouvernement et par sa circulaire, ce n'est pas le sang d'une des plus nobles races de la Toscane que nous reconnaîtrions en lui, mais un rejeton des anciens preux d'Attila ou de Genséric. Et la postérité qui lira ses correspondances secrètes avec les généraux de Naples, ne pourra certainement le placer sur la même ligne que Nelson qui, par l'éclat de ses victoires d'Àboukiret de Trafalgar, tempéra l'infamie que sa cruauté imprimerait à son nom.

Est-il croyable que dans la seconde moitié du XIXe siècle, quand, malgré toutes les entraves mises par le ministre du roi galant-homme à la parole et à la plume des Italiens,la mouvement des provinces napolitaines

— VI —

est parfaitement connu et apprécié, est-il croyable qu'un premier ministre d'une nation qui se glorifie de liberté et de justice, ait pu écrire une circulaire qui le dénonce à l'Europe entière pour un menteur public? La note de Ricasoîi est un tissu de pauvres calomnies, elle est une insulte aux nations civilisées et un outrage flagrant à l'humanité même.

Dans ce long et fastidieux écrit, Ricasoîi veut nous faire accroire que la réaction du royaume de Naples (que nous voyons s'étendre à l'Ombrie et aux Marches) n'a aucun caractère politique. Ce n'est, d'après lui, qu'une affaire de brigandage et de rapine qui ne date pas d'aujourd'hui, mais qui, grâce aux armes envoyées de Rome et à l'argent du denier de S. Pierre, emprunte les noms du Pape et de François II, et se donne l'apparence d'unparti!!! Du reste, le baron de Ricasoli ne craint pas d'affirmer que les populations des Deux Siciles éclairées du soleil de la liberté et dévouées de cœur au gouvernement piémontais, concourent avec lui à l'extermination des bandes rebelles!!!

Que le royaume de Naples et la Sicile, depuis l'arrivée de Garibaldi et des Piémontais sur leur territoire, aient été infestés de voleurs qui, non seulement dans les campagnes, mais au sein des villes mêmes et jusque dans la capitale, dévalisent et assassinent les habitants et les voyageurs, sans que la nouvelle police piémontaise y trouve un remède efficace ni s'en préoccupe outre mesure; que parmi ces assassins il ne soit pas rare de trouver des agents de la police de Spaventa et de Ciaccio, c'est un fait notoire

— VII —

et déplorable (1). Mais que Je mouvement réactionnaire excité dans les provinces napolitaines dès le mois de novembre 4860, continué ensuite, avec des chances plus ou moins heureuses, jusqu'au mois de juin 1861 et devenu peu à peu universel et gigantesque, n'ait rien de politique et ne soit qu'un brigandage armé, c'est là une assertion de telle nature, un si étrange paradoxe, une si prodigieuse énormité que tout esprit sensé, à commencer par celui du noble baron, y refusera son adhésion. Dans cette hypothèse, en effet, pourquoi est-ce au cri de«vive François II!» que la réaction nait, se propage et s'affermit? Pourquoi, là où elle triomphe, voiton arborer le drapeau bourbonnien, et instituer un gouvernement provisoire au nom de François H? Pourquoi Cialdini, sans compter les bataillons de garde nationale mobilisés de force et sans compter les corpsfrancs garibaldiens et mazziniens dont il a couvert les provinces, a-t-il eu besoin d'une armée de 100,000 hommes pour combattre les guérillas de Naples? Pourquoi, dans l'intervalle de neuf mois (en ne comptant que jusqu'au mois d'août dernier, et en faisant abstraction des massacres de Pontelandolfo, de Casalduni, etc.), les malheureux que le doux et magnanime gouvernement piémontais a fait fusiller

(1) Le consul anglais M. Bonham, cité par Ricasoli, ne pouvait, dans sa dépêche, faire allusion qu'à ces faits. Du reste, H. Bonham a pu être trompé comme l'avait été le comte de S. Martiuo, lieutenant de Naples, lorsqu'il avait affirmé que les brigands n'étaient qu'au nombre de 400 disséminés dans tout le royaume. V. le discours du marquis de Normamby à la Chambre des Lords du 22 juillet 1861.

— VII —

sans forme de procès au sein du royaume conquis, ontils dépassé le chiffre de 9,000, indépendamment des 40,000 que Tona égorgés comme vil troupeau dans les villes prises d'assaut et livrées à une soldatesque effrénée? Pourquoi a-t-on déchaîné l'aveugle fureur de Cialdini et de Pinelli, surtout contre le clergé, pourquoi a-t-on banni les évêques les plus vénérables, emprisonné les ecclésiastiques et les moines les plus pieux et fusillé une centaine de prêtres? Pourquoi, sans parler des dévastations du mois de janvier et du mois de février, a-t-on brûlé et détruit, de fond en comble, maisons et habitants, plus de dix villes du royaume de Naples? Pourquoi, dans la capitale même, a-t-on donné aux Camorristi la permission de faire tout ce qu'ils voudraient de toutes les personnes suspectes de bourbonnisme, à tel point qu'un jouron en vit jusqu'à 68 de massacrées sur la voie publique, et qu'un autre jour le nombre des victimes approcha de la centaine, sans que le gouvernement, ami de la justice, eût l'air d'en avoir le moindre souci, et prit seulement la peine de sauver les apparences? Pourquoi les prisons du royaume regorgent-elles de nobles, d'ecclésiastiques et d'officiers de l'ancienne armée bourbonnienne? Pourquoi Cialdini a-t-il exilé plusieurs milliers de personnes jugées coupables de connivence avec la réaction royaliste? Pourquoi cet homme sans cœur, ce général indigne du nom d'homme, pourquoi Cialdini, n'ayant pas réussi à étouffer dans le sang et le feu, l'insurrection universelle, j'empressa-t-il de dépouiller les malheureux Napolitains de leurs richesses et de leurs chefs d'œuvre artistiques, tandis qu'en même temps,

— IX —

il armait les forts de la capitale, garnissait de canons, le château St. Elme et menaçait que, s'il était forcé de partir, il ne laisserait pas Naples pierre sur pierre? Qui ne sait que dans les Deux Siciles personne ne veut plus des Piémontais et de leur gouvernement, après que le marquis d'Azeglio en a fait l'aveu lui-même dans sa lettre à M. Matteucci? Ricasoli nous apprend dans son factum que le brigandage n'existe que dans cinq des quinze provinces de Naples et sur les frontières romaines. Mais pourrait-il bien nous dire quelle est la province exempte de mouvement royaliste? Le correspondant même du Times, si enflammé pour l'unité italienne, n'est jamais parvenu à nommer une province qui fût dans ce cas; il a même fait observer que les bandes armées réagissent avec plus de vigueur dans les provinces dont la Gazette officielle avait proclamé la parfaite tranquillité. Le baron Ricasoli aurait-il voulu parler des trois Calabres, de la Basilicale, de la Capitanate, ou de la province même de Naples qui est toute sillonnée de bandes réactionnaires? Pour être d'accord avec Je ministre piémontais en ce qu'il dit du brigandage et de la proximité des frontières romaines qu'il suppose lui être surtout favorables, il faudrait ne pas tenir compte de la géographie. — Il ajoute que ces bandes sont peu nombreuses et clairsemées. Comment se fait-il donc que les dépêches des gouverneurs de ces provinces aient annoncé tant d'échecs et de défaites? Comment se fait-il que des compagnies entières

— X —

et de forts bataillons aient été désarmés et détruits dans des combats acharnés? Comment se fait-il que de Gênes et d'Ancóne soient expédiées chaque jour de nouvelles troupes pour renforcer celles de Naples outre les Garibaldiens et les Mazziniens? Comment se fait-il que le lier Cialdini à la tête de 100,000 hommes ait fait appel à Nicotera et à Nicolas Fabrizi et aux officiers de Garibaldi pour avoir raison de bandes de brigands contre lesquelles le roi Ferdinand n'avait eu besoin d'employer que quelques bataillons de colonnes mobiles?

Mais Ricasoli s'étudie à faire dépendre toute la difficulté du succès de ce que la frontière romaine reste ouverte aux insurgés vaincus. On ne pouvait rien dire de plus ridicule. M. Ricasoli a-t-il jamais jeté un coup d'œil sur la carte géographique du royaume de Naples? Est-ce que les bandes d'Avellino, de Gargano, de la Basilicate, des Calabres ont pu passer dans les États Romains après la défaite? Et la bande de Cancello y est-elle passée, elle qui, pendant deux mois, de l'aveu même du correspondant du Times,a opposé une si énergique résistance aux plus rudes attaques? Celles du Vésuve y sont-elles passées davantage? Et d'ailleurs, de deux choses l'une, ou ces bandes auront pris des ailes, ou elles auront trouvé le secret de se rendre invisibles dans leur marche aux nombreux corps de Piémontais épars dans les provinces, et aux bataillons français qui gardent la frontière des États du Pape.

Le baron Ricasoli n'est pas mieux avisé quand il dit que les volontaires, enrôlés par Cialdini, représentent

— XI —

le vrai peuple napolitain. Qui sont ces volontaires? Des gardes nationaux, envoyés de Gênes ou contraints de marcher sous le coup des menaces, sauf à ne pas répondre à l'appel au moment de l'attaque. Ajoutons-y quelques centaines de garibaldiens et de mazziniens, étrangers en partie, uniquement armés pour avoir de quoi vivre, tout prêts à se tourner contre le Piémont même; car ils en sont les mortels ennemis, eux devant lesquels se prosterna Cialdini, le général d'un gouvernement qui avait déclaré n'avoir rien de commun avec les sectes. Comment voir en ce ramassis de gens les populations des Deux Siciles?

Mais Naples, la capitale du royaume, pourquoi ne s'insurge-t-elle pas? M. Ricasoli ne sera point responsable du fait, s'il se produit à l'avenir. Pour le moment, veut-il savoir la raison de la tranquillité où les habitants de Naples persévèrent, qu'il la demande aux prisons et aux forteresses pleines de suspects; qu'il la demande aux canons de St. EIme, braqués contre les principales rues de la ville; qu'il la demande à l'immense quantité de bombes et de fusées incendiaires amassées dans les forts avec l'intention d'exterminer Cette capitale; qu'il la demande au gouvernement du terrorisme, proclamé par Cialdini, à qui les journaux indépendants ont dû de voir briser leurs presses et emprisonner leurs rédacteurs (1), qui lit un crime de toute

(1) Et cependant M. Ricasoli a l'effronterie de nous parler de la liberté de presse qui règne à Naples!!!

— XII —

plainte, de toute larme et de tout soupir donnés au sort des malheureux, couchés dans les plus horribles prisons ou jetés entre les mains du bourreau... La population de Naples a été écrasée sous la plus féroce tyrannie; mais la tyrannie n'affermit jamais le pouvoir d'un despote; Naples garde ses forces intactes pour l'heure du soulèvement.

Nous ne relèverons pas les noires calomnies, lancées par Ricasoli contre le Souverain Pontife. Sa Sainteté en a appelé à la bonne foi des représentants des grandes puissances à Rome et des chefs de la garnison française, et tous, sans exception, ont déclaré calomnieuses les assertions de Ricasoli contre le gouvernement pontifical (1). Ainsi, le premier ministre deSardaigne a été qualifié de menteur public et de calomniateur par les personnages les plus considérables de Rome. Si M. Ricasoli avait plus desentiments d'honneur dans le cœur que sur les lèvres, il aurait dû renoncer à ses fonctions; mais le représentant de la révolution italienne n'entend l'honneur qu'à la pointe des baïonnettes.

Il n'y a, du reste, pas trop à s'étonner de cette circulaire de Ricasoli, puisqu'elle est née de l'inspiration de Lord Palmerston et qu'elle n'a fait que délayer dans des flots de mensonges et de contradictions, tout ce que Lord Palmerston avait dit dans la réponse, donnée le 2 août 4,861 à M. Bowyer qui avait, à la Chambre des Communes, montré sous son vrai jour le triste état des provinces napolitaines et avait demandé au gouvernement s'il entendait modérer

(1) La Patrie, 9 sept. 1861.

— XIII —

les cruautés exercées par le Piémont contre les réactionnaires. Le premier ministre d'Angleterre reniait dans cette réponse l'histoire de son pays, oubliant que, lorsqu'au siècle dernier et au commencement du siècle présent, les Français insultaient du titre de brigands les insurgés de leur pays, la presse et la tribune anglaises les appelaient grands hommes, indépendants, héroïques; il oubliait que c'étaient des généraux et des amiraux anglais qui les armaient, les pourvoyaient du nécessaire, les encourageaient, les dirigeaient, les transportaient sur leurs vaisseaux, en admettaient les chefs à leur table; il oubliait que tes troupes de la Grande Bretagne ne dédaignèrent pas de combattre avec eux et de partager leur gloire. Le général Ulloa avait donc raison de rappeler ces faits au ministre anglais, dans sa lettre du 14 août. Mais Lord Palmerston a renié, avec l'histoire nationale, la politique des Pitt et des Peel, la politique traditionnelle et glorieuse de l'Angleterre. Lord Palmerston s'est vendu à la révolution, tant que la révolution lui paraîtra servir les intérêts matériels de son pays et pousser à la destruction du pouvoir pontifical. Le baron Ricasoîi ne fait que suivre, comme son prédécesseur, les inspirations de Lord Palmerston; l'écolier est à Turin, le grand maître est à Londres.

Conçoit-on, après cela, que le Constitutionnel, quoiqu'il ait démenti plus tard les affirmations de Ricasoli, relativement à Rome, ait pu, dans son article du 31 août, parler en termes siélogieux de cette circulaire et l'ait proposée comme un document à consulter et marquant

— XIV —

une phase dans l'histoire moderne de la Péninsule? Pour nous, en vérité, nous ne croyons pas que l'histoire, inspirée par des sentiments d'honnêteté et de droiture, étudiera la circulaire de Ricasoli comme une pièce qui importe à l'éclaircissement des faits actuels. L'histoire l'appréciera comme il convient; elle y verra une nouvelle preuve des artifices mensongers que le Piémont a mis au service de la révolution et elle se rira de l'ignorance ou de la mauvaise foi des journalistes qui ont tant applaudi à de pareils factums. Nous ne dirons rien des louanges prodiguées à la circulaire par le Siècle, par l'Union nationale et par d'autres feuilles du même bord, plus dignes de mépris que de réfutation. «Ne t'inquiète pas d'eux, regarde et passe:» Non ti curar di lor, ma guarda e passa, (Dante, Enfer. )

Nous ne ferions pas plus grand cas du singulier jugement du Times, si nous ne voulions en tirer l'avantage d'éclairer l'opinion publique sur les incohérences et sur les contradictions d'un journal qui a su se faire une large place dans la presse européenne. Le Times, dont le fond n'est qu'un mélange de fausseté et d'impiété raffinées, quand il s'agit de défendre la cause de la révolution et de prêcher la ruine de l'Église, le Times, non content, dans l'examen de la circulaire, de vomir les plus grossières injures contre le pasteur suprême de l'Église, qu'il va jusqu'à appeler chef de brigands et d'assassins, et à le comparer, sous ce point de vue, au fondateur de Rome, accepte littéralement les assertions de Ricasoli et soutient que le mouvement des provinces de Naples n'a pas de caractère politique

— XV —

et n'est qu'une question de brigandage et de rapine. Nous n'entreprendrons pas d'opposer le raisonnement à ce journal qui, pour tout principe, suit l'instinct des passions déchaînées contre la raison. Nous le réfuterons péremptoirement, en mettant ses assertions en regard de celles de ses correspondants, qu'il nous donne pour les mieux informés et pour les plus infaillibles dans leurs jugements comme dans leurs récits.

Or, son correspondant de Naples écrivait, dès le commencement de juillet, «qu'il était surpris de ta ténacité avec la quelle quelques uns persistaient à nier l'existence d'un vaste brigandage pour parler la langue de convention (1),et à contester son caractère politique... que, quoi qu'il en ait été de ces troubles dans le principe, ils se sont étendus graduellement et sont devenus politiques, et la preuve évidente de ce fait existe, soit dans l'extension du mouve«ment, soit dans son caractère de contre-révolution (2).» Le même correspondant ajoutait le lendemain que «si on procédait loyalement à un second plébiscite, il ne serait point favorable à Victor Emmanuel (3).» «Qu'on le nie tant qu'on voudra,disait une autre fois le correspondant, qu'on s'étudie à diminuer, tant qu'on pourra,

(1) Dans sa lettre datée de Naples, 20 août, (Times, 27 août) il dit que c'est une injustice de qualifier de brigands les réactionnaires bourbonniens.

(2) De Naples 16 juillet (Times 20 juillet 1861. )

(3) I believe that if the plebiscite were again to betaken,and taken fairly, it would not be favourable to the government of Victor Emmanuel. Naples, le 17 juillet. — Times, le 23 juillet.

— XVI —

le poids de cette vérité, il est certain que, dans la plus grande partie de la ville, quantité de personnes sympathisent avec les réactionnaires et maintiennent avec eux d'intimes relations (1).» Et ailleurs il disait encore plus formellement: «Les nombreux mouvements, qui ont eu lieu à Naples, ne sont pas affaire de brigandage, mais ils sont décidément politiques et ils ont en vue un objet spécial qui est «de renverser le gouvernement de Victor Emmanuel et de rétablir celui de François II (2).» Bien plus, le correspondant du Times, répéta la même assertion au commencement d'août, en disant que «les Bourbonniens faisaient des efforts désespérés, non pas simplement ni uniquement pour se sauver eux-mêmes; maïs pour replanter la racine de ce mauvais trône qui avait empoisonné toute chose (3).» Il sous entendait les Bourbons, et tout en parlant d'eux en révolutionnaire, il confessait cependant le vrai caractère de la réaction. Il attestait ensuite que «pour la plupart, les populations ou secrètement ou publiquement sont opposées aux Piémontais, sans être à tous égards favorables aux Bourbons (4).» Que veut-on de plus? Il déclarait solennellement que Naples ne pourrait faire partie de l'Italie unifiée qu'au moyen

(1) Naples, le 27 juillet. — Times, 3 août.

(2) «The numberless movements which hare taking place are not those of brigands merely, but are decidedly political, and have a specific object in view, that of upsetting the government of Victor Emmanuel and of restoring Francis II.» Naples, le 30 juillet. — Times, le 5 août.

(3) Naples, le 5 août. — Times, 9 août.

(4) Naples, le 11 août. — Times, 17 août.

— XVII —

de la conquête (1).» Et qu'on ne voie pas ici l'effet d'une impression passagère et momentanée; il tenait encore un langage tout pareil à la fin d'août et prétendait énoncer ainsi les jugements d'une conviction profonde (2).

N'est-il donc pas étrange que le Times, qui avait inséré ces correspondances particulières, ait osé, en plus d'un article, contester tout caractère politique aux mouvements réactionnaires des Deux Siciles? N'est-il pas étrange que le Times n'y ait reconnu qu'un brigandage, et n'ait pas eu honte d'affirmer qu'on avait affaire ici à des gens de la dernière espèce soldés par le Pape pour assassiner de paisibles habitants? La rédaction de ce journal ne procède que d'un parti pris de mensonge et d'une altération systématique des faits contraires à ses vœux impies et anticatholiques. Juger de ce qui se passe en Italie par la lecture des diatribes et des impostures dont il abonde serait une grave erreur. On n'apprendrait dans les colonnes du Times qu'à maudire le Pape, les princes légitimes et tout ce qui plaide en leur faveur. Heureusement, malgré la vogue de cette feuille, d'après laquelle beaucoup d'Anglais ont le tort de former leur opinion, la partie la plus éclairée et la plus respectable de l'Angleterre ne se laisse pas séduire à cette mauvaise influence.

(1) «in short, if Naples is ever to become a portion of united Italy, it must be by conquest.» Naples, le. 17 août. — Times, 23 août.

(2) a 1 still bold my opinion that if this country is to become a part of a united Italy, it must be held as a conquest; and my reasons for thinking so become stronger every day. Naples, le 27 août. — Times, 4 sept.

— XVIII —

Nous citerons avec grand plaisir, par exemple, ce que le Standard, un des journaux les plus modérés de l'Angleterre, quoique protestant, écrivait au sujet de la circulaire de Ricasoli. Le Standard, la considérant sous son véritable jour, s'en exprimait ainsi: «Le gouvernement sarde a une œuvre à accomplir qui est en flagrante contradiction avec sa profession de libéralisme, et bien qu'il n'ait pas de scrupule à la violer, il sent le besoin de faire croire au monde qu'il y est fidèle... Les pénibles contradictions et les laborieux sophismes du premier ministre de Sardaigne ne servent qu'à discréditer la cause italienne.» Après avoir ensuite mis en relief les contradictions de cette note et avoir blâmé ce gouvernement du soin qu'il mettait à justifier des cruautés qui devraient être inconnues de nos jours et qu'il a lui-même ordonnées, le Standard ajoutait: «Le but de la circulaire est de rectifier le jugement inexact des nations étrangères; mais elle prouve seulement qu'il n'y a d'inexact, en fait de jugements portés sur les affaires de Naples, que ce qui dérive des documents piémontais. Ricasoli n'a donc rien gagné à sa mesquine tentative de défigurer les événements des provinces méridionales de l'Italie.»

Au reste, quelle que soit l'appréciation des journaux révolutionnaires, au sujet delà réaction générale du royaume de Naples, l'Europe ne se trompera certes pas sur la nature et sur les tendances de ce mouvement; l'Europe sera émue du spectacle des incendies, des dévastations, des massacres que la barbarie du Piémont a commis dans la plus belle partie de la Péninsule;

— XIX —

l'Europe frémira de pitié en entendant les cris de douleur que lui adresse un malheureux peuple victime d'une atroce tyrannie; si elle ne se soulève pas de colère pour chasser les oppresseurs, enchaînée qu'elle est par une politique sans conscience, elle saura au moins détester un gouvernement hypocrite, qui se couvre d'un manteau de libéralisme, et maudire une révolution qui nous a ramenés aux époques des invasions d'autrefois.

Avis de l'Éditeur

Il y a huit mois que l'Auteur a terminé son ouvrage, et qu'il l'a envoyé à Bruxelles pour le traduire et l'imprimer. Des circonstances imprévues en ont beaucoup retardé la publication. Ce retard, joint à la distance géographique qui nous sépare de l'Auteur, explique assez pourquoi son histoire ne s'est pas enrichie des faits importants qui, pendant ces huit mois, se sont accomplis en Italie.


vai su


HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE SICILE EN 1860.

Chapitre XXIII,
LE GOUVERNEMENT DE CAVOUR ET LES ÉTATS ROMAINS JUSQU'AU MOMENT DE L'INVASION PIÉMONTAISE.

Dans la grande trame révolutionnaire ourdie par les sociétés secrètes et prise en main par le gouvernement de Cavour, l'invasion des États de l'Église formait un point essentiel, et ce n'était pas assez pour la révolution d'avoir arraché les Romagnes aux mains du Souverain. Pontife, il lui fallait engloutir toutes ses possessions et y imprimer partout le sceau de l'iniquité. Nous avons dit que Farini avait accordé cette invasion à Mazzini qui en avait fait la condition de son alliance momentanée avec le ministère sarde. Voilà pourquoi, comme l'écrit Pianciani, l'insurrection des États Romains était organisée, encouragée et développée par des agents et des représentants du gouvernement subalpin. Le comité de Rome dont avait fait partie Silvestrelli (qui, après son expulsion de Rome, reçut tant de témoignages d'affection de la part du baron Ricasoli et du prince de Carignan), marchait d'accord avec le ministère de Turin et avait été à Rome l'intime correspondant du comte délia Minerva,

— 6 —

ambassadeur de Sardaigne (1). Les agents piémontais postés à Viterbe poussaient, à prix d'argent, les soldats du Pape à la désertion (2); ils avaient enrôlé dans les États de l'Église 2,000 hommes qui devaient successivement passer la frontière et se réunir en Toscane sous les ordres du colonel Pianciani chargé de l'expédition contre les Marches et l'Ombrie (5).

Bertani et Nicotera, agissant de bonne entente avec Garibaldi et avec le gouvernement piémontais, avaient formé de même deux autres corps de recrues. La colonne de Nicotera avait été accueillie par le baron Ricasoli, pourvue d'armes et de munitions et cantonnée à Castelpulci (4). Celle de Bertani avait été organisée et publiquement exercée à Gênes, puis soldée par l'Assemblée nationale et par le comité garibaldien de Londres et de Glasgow; le gouvernement ne pouvait pas en ignorer l'existence et la mission.

Mais nous avons parlé suffisamment de cela et nous avons mentionné aussi le pacte conclu à Gênes entre Farini et Bertani. Une convention analogue était signée en même temps entre Nicotera et le baron Ricasoli; par cette convention, le gouvernement de Toscane s'engageait à embarquer 2,000 hommes, avec 3,000 fusils et 40 chevaux et à payer au sieur Dolfi 40,000 francs pour l'entretien de cette brigade;

(1) V. Pianciani, op. cit. p. 73.

(2) It, p. TO. On avait promis 10 francs aux déserteurs,to pour abandonner leur régiment et 5 pour venir s'enrôler sous le drapeau sarde. Ces manœuvres n'eurent aucun succès.

(3) It. p. 137 et p. 73.

(4) V. la Protestation de Nicotera écrite le 31 août à bord de la Provence et communiquée par lui à tous les journaux italiens.

— 7 —

celui-ci, de son côté, s'obligeait sur l'honneur à n'effectuer aucune descente dans les domaines du Souverain Pontife qu'après avoir touché les côtes de Naples ou de Sicile (1).

Cependant les progrès de Garibaldi dans les Calabres firent craindre au gouvernement de Sardaigne que, si le nouveau dictateur réussissait à conquérir la moitié de l'Italie, il ne devînt impossible de l'arrêter, non plus que le parti mazzinien qui s'avancerait sur ses pas. C'est pourquoi le ministère de Cavour se décidait à occuper les Marches et l'Ombrie, aussitôt après l'entrée de Garibaldi à Naples; mais il voulut s'assurer d'abord du consentement de la France. Si nous en croyons la réponse du général Cialdini au comte Bourbon de Chalus, réponse publiée dans toutes les feuilles non françaises et rapportée en particulier dans une correspondance du Times, l'entrevue de Farini et de Cialdini avec l'empereur Napoléon, à Chambéry, n'eut pas d'autre objet que l'occupation des États  Romains (2). Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on disait tout haut en Italie et ailleurs que l'entrevue de M. de Cavour avec l'Empereur, à Plombières, ayant été suivie de la guerre contre l'Autriche, comme l'entrevue de Pepoli avec le même souverain, à Paris, avait été suivie de l'annexion de l'Italie centrale, celle de Chambéry précéderait l'invasion des domaines du Saint-Siège. Les journaux de Turin l'annoncèrent sans détour, et à Rome c'était la conviction qui régnait dans tous

(1) V. la Protestation susdite où tous ces faits sont racontés.

(2) V. la corresp. parisienne du Times (8 oct. 1860). D'après cette correspondance, Cialdini aurait parlé à peu près en ces termes: Ce serait me croire un homme bien simple que de supposer que je me sois avancé sans l'autorisation de l'Empereur. J'ai arrêté cette campagne avec lui, à Chambéry, et sa dernière recommandation fut, si une descente dans les Marches et dans l'Ombrie était jugée nécessaire, de ne pas perdre de temps.»

— 8 —

les esprits(1). Plus tard, quand les journaux accusèrent formellement de complicité le gouvernement de Napoléon, M. Thouvenel adressa une circulaire à tous les agents diplomatiques, dans le but de donner des éclaircissements sur l'entrevue de Chambéry et de justifier la conduite de l'Empereur. D'après cette circulaire Farini et Cialdini, après avoir rempli leur mission de courtoisie auprès de l'Empereur, lui exposèrent l'embarras et la situation périlleuse où se trouvait le Piémont par suite des succès de la révolution dans la personne de Garibaldi: une fois, ajoutèrent ils, que la révolution aurait soumis le royaume de Naples, Garibaldi se jetterait sur les États Romains, et ce dernier pas franchi, il ne serait plus possible d'empêcher la guerre sur le territoire de l'Autriche. Le seul moyen de parer à cette éventualité était, à leur avis, d'entrer dans l'Ombrie et dans les Marches sans toucher à l'autorité du Pape;de combattre, ouvertement la révolution, s'il le fallait, et de laisser ensuite à un congrès le soin de décider du sort de l'Italie. L'Empereur ne s'opposa pas à cette résolution du cabinet de Turin, tout en déplorant la tolérance ou la faiblesse du gouvernement sarde, qui avait amené les choses en cet état. Cependant l'Empereur supposait la chute de la monarchie napolitaine consommée et l'insurrection dans les États de l'Église imminente; il réservait la souveraineté du Pape et prenait acte des déclarations du Piémont sur ce point et sur le droit qu'aurait l'Europe de régler l'organisation définitive de l'Italie (1).

Nous acceptons ces explications de M. Thouvenel, quoi

(1) V. une correspondance romaine du 15 août 1860, dans l'Ami de «Religion.

(2) Cette circulaire porte la date du 18 oct. 1860. Ou peut en lire le texte dans l'appendice de ce chapitre. — Les vues politiques de M. de Cavour, telles que les

— 9 —

qu'il nous semble difficile et peu glorieux pour l'empereur des Français de supposer qu'il se soit laissé tromper si aisément par les ruses hypocrites de M. de Cavour et que, la mèche éventée, il ait mis une longanimité si grande à souffrir cet outrage sans en demander une réparation, et sans même en témoigner un ressentiment dont l'expression mit à couvert son honneur et celui de la France. Nous ne concevons guère mieux que le gouvernement français n'ait pas informé le Souverain Pontife de l'envahissement qui se préparait, et qu'il lui ait au contraire transmis par le duc de Grammont les assurances que nous rapporterons dans ce chapitre. Pour ce qui est du gouvernement de Cavour, c'est ici une nouvelle preuve entre mille de sa politique double et déloyale.

Quoi qu'il en soit, après l'entrevue du 18 août, à Chambéry, le projet d'invasion des États du Pape qui avait été d'abord confié aux volontaires, fut complètement changé et mis à la charge de l'armée piémontaise (1). On licencia donc la colonne de Nicotera, on renvoya de même les autres corps de volontaires qui se trouvaient dans la Toscane (2). D'autre part, M. de Cavour faisait marcher vers la frontière romaine deux fortes divisions, l'une à Cattolica, sous les ordres de Cialdini, l'autre à Arezzo, sous les ordres de Fanti investi du commandement général de cette armée qui s'élevait à près de 60,000 hommes (3).

exprimait. M. Thouvenel dans sa circulaire, se retrouvent dans la dépêche du 7 sept. 1860, adressée par Sir Hudson à Lord Russell.

(1) V. Piauciani, p. 73. — Correspondance de Turin du 6 sept. au Journal des Débats.

(2) Pianciani, 1. c. — Protestation de Nicotera déjà citée.

(3) C'est le chiffre qu'ont accusé les officiers piémontais eux-mêmes. — V. la lettre de M. l'abbé Oberson, adressée de Rome le 8 déc. 1860, au Monde du 26 déc.

— 10 —

D'après ce qu'il dit lui-même dans son rapport officiel, Fanti avait, depuis le 6 septembre, embarqué à Gênes 24 canons de siège destinés à Ancône: cependant, et Cialdini et lui faisaient courir le bruit que leur marche n'avait qu'un but, empêcher les Garibaldiens de porter atteinte aux possessions du Pape. Au commencement de septembre, le gouvernement pontifical avait bien demandé des explications à la cour de Turin, par la voie de l'ambassadeur de France, qui servait d'intermédiaire entre les deux cours; mais on lui avait répondu directement, au nom du Piémont: que non seulement ce gouvernement n'entendait pas envahir le territoire pontifical, mais encore qu'il s'opposerait à tout envahissement de la part des bandes de volontaires qui étaient de l'autre côté de la frontière romaine... La dispersion de la colonne de Nicotera venait à l'appui de cette affirmation (1).

Sur la foi de ces déclarations, Lamoricière disposa ses troupes de façon à pouvoir d'une part réprimer les mouvements insurrectionnels de l'intérieur et de l'autre, repousser les attaques de Garibaldi vers le sud des États Romains. Il avait donc mis 4 bataillons et demi avec 3 escadrons de cavalerie et 6 canons sous les ordres du général Pimodan, à Terni; 4 autres bataillons sous les ordres du général Schmidt, à Foligno; 4 bataillons et 12 pièces d'artillerie sous les ordres du général de Courten, à Macerata; 2 et demi, à Ancône et enfin 2 bataillons de réserve avec le corps de cavalerie des volontaires, sous son commandement en chef, à Spolète.

De ces 17 bataillons qui constituaient toute l'armée de Lamoricière, dont le nombre a été si fort enflé par les Piémontais dans un but facile à deviner,

(1) V. 1 e Rapport officiel de Lamoricière, publié par Ch. Douriol à Paris, 1860. — Ami de la Religion, nov. 1860.

— 11 —

il faut distraire les garnisons nécessaires pour Pesaro, où avaient été placés €00 hommes; pour Pérouse, 500; pour Orvieto, 1 compagnie; pour Spolète, 4 compagnies; indépendamment des deux qui étaient réparties entre les prisons de S. Leo, de Pagliano et de Civita-Vecchia: à Rome il restait 300 hommes. Le bataillon de S. Patrice qui avait été le dernier formé, se trouvait partie à Spolète, partie à Pérouse et le reste à Ancone. En résumé donc Lamoricière ne disposait que d'un effectif de 14 bataillons, en tout 8,000 hommes avec 500 artilleurs, 300 cavaliers et un matériel fort incomplet. De plus, cette petite armée manquait des armes de précision qui sont nécessaires à l'infanterie moderne, et que le gouvernement pontifical,malgré ses instances auprès de divers gouvernements,ne put se procurer en quantité suffisante (1).

Ceci soit dit en passant pour montrer tout ce qu'il y avait de ridicule pour l'Opinione de Turin, organe de M. Cavour, à vouloir persuader que le Piémont craignait de voir ces hordes papales tomber sur lui (2).

C'était contre ces troupes que Cavour envoyait une armée de 60,000 hommes, et, cette armée, il la renforçait encore des avantages de la trahison et du concours de la révolution. En effet, outre qu'il avait organisé une troupe d'abominables traîtres dans toutes les villes du Saint Siège et surtout dans les stations de télégraphie électrique, pour donner connaissance aux généraux piémontais des dépêches de Pimodan et de

(1) V. le rapport de Lamoricière.

(2) Opinione de Turin du 15 août 1860. — Une chose étonnante, c'est que plusieurs officiers de l'armée sarde aient jugé de la même manière que nous cette honteuse entreprise et cet abus de la force. V. la lettre déjà citée de l'abbé Oberson.

— 12 —

Lamoricière (1), comme si 60,000 hommes n'avaient pas suffi à l'extermination des 8,000 soldats du Pape, Cavour associa aux troupes régulières les bandes révolutionnaires qu'il fit organiser en Toscane sous le commandement de Roselli et de Masi, et il ordonna de. les payer régulièrement à partir du jour même où elles commenceraient leurs opérations (2). Se doutant de quelque machination, Lamoricière pria le ministre de la guerre de demander des éclaircissements à l'ambassadeur de France; ce dernier ne put que répéter ses précédentes déclarations; il adressa même cette fois la dépêche suivante au commandant en chef des troupes pontificales:

«Rome, 7 septembre 1860.

«Je dois vous informer, par ordre de l'Empereur, que les Piémontais n'entreront pas dans l'État Romain et que 20,000 Français se disposent à en occuper les diverses places. Prenez en conséquence vos dispositions contre Garibaldi (3).

«de Grammont.»

Néanmoins, les bandes des volontaires, commandées par Masi, occupèrent, le 8 septembre, la ville délia Pieve, pendant que d'autres,débouchant des Romagnes sous le général Roselli, envahissaient Urbino et Fossombrone. Lamoricière en ayant eu avis, dépêchait le lendemain le général de Courten dans la direction de ces deux dernières villes et le général Schmidt du côté de délia Pieve. Mais de tels mouvements mirent le comble à ses perplexités et lui firent soupçonner des trahisons, dont la pensée ne s'était pas offerte à son esprit généreux.

(1) V. la lettre du colonel Becdelièvre. — Gazette de Lyon, 20 sept. 1866.

(2) Ce fait est prouvé par un document officiel, publié à Turin, le 26 oct. 1860 et mentionné dans le rapport de Lamoricière.

(5) V. cette dépêche dans l'Armonia de Turin, du 16 oct. 1860, ainsi que les éclaircissements qui y sont joints.

— 13 —

Le 10, il recevait à Spolète une dépêche du ministre de la guerre lui annonçant que le duc de Grammont avait été informé par le cabinet de France que, si les troupes, piémontaises attaquaient les possessions du Pape, le gouvernement français s'y opposerait (1). Mais ces dépêches ne pouvaient plus rassurer ni le général ni les représentants de l'autorité pontificale, parce qu'alors on commençait à découvrir la trame horrible du gouvernement de Piémont. Çe jour même, en effet, arrivait à Civita-Vecchia, sur le vapeur piémontais, le Tripoli, le comte della Minerva, chargé d'apporter au cardinal Antonelli une note à laquelle M. de Cavour demandait une prompte réponse. Mais M. della Minerva ayant été acteur principal dans le parti insurrectionnel de Rome, on ne lui permit pas de débarquer, mais seulement de communiquer par les mains de l'ambassadeur français la mission qu'il venait remplir (2).

La note de M. de Cavour était conçue en ces termes:

«Turin, le 7 septembre 1860.

«Éminence,

«Le gouvernement de S. M. le roi de Sardaigne n'a pu voir sans un profond regret la formation et l'existence des corps de troupes mercenaires étrangères pour le service du gouvernement pontifical. L'organisation de pareils «corps non composés, à l'instar de tous les gouvernements civilisés, de citoyens du pays, mais d'individus de tout langage, de toute nation et de toute religion, blesse profondément la conscience publique de l'Italie et de l'Europe.

(1)V. le rapport officiel de Lamoricière.

(2)Dépêche officielle de M. Russel à Lord Russell. — Rome, 11 sept. 1860.

— 14 —

L'indiscipline inhérente à ce genre de troupes, la conduite imprudente de leurs chefs, les menaces provocatrices qu'ils affichent dans leurs proclamations, engendrent et entretiennent un ferment extrêmement dangereux. Les habitants des Marches et de l'Ombrie conservent vivant le souvenir douloureux des massacres et du sac de Pérouse. Cet état de choses, déjà funeste par lui-même, le devient plus encore après les événements arrivés en Sicile et dans le royaume de Naples. La présence de ces corps étrangers qui outrage le sentiment national et empêche la manifestation des vœux des populations, amènera immanquablement l'extension de la révolution dans les provinces voisines. «Les rapports intimes qui unissent les habitants des Marches et de l'Ombrie à ceux des provinces annexées aux États du Roi, et les raisons de l'ordre et de la sûreté de ses propres États  imposent au gouvernement de S. M. le devoir d'opposer, autant que cela dépend de lui, un remède immédiat à ces maux. La conscience du roi Victor Emmanuel ne lui permet pas de rester le spectateur impassible des sanguinaires répressions par lesquelles les armes de mercenaires étrangers étoufferaient dans le sang italien toute manifestation du sentiment national. Nul gouvernement n'a le droit d'abandonner au caprice d'une bande de soldats d'aventure les biens, l'honneur, la vie des habitants d'un pays civilisé. «Par ces motifs, après avoir pris les ordres de S. M. le Roi, mon auguste souverain, j'ai l'honneur de signifier à V. Em. que les troupes du Roi sont chargées d'empêcher, au nom des droits de l'humanité, que les mercenaires pontificaux répriment par la violence l'expression des sentiments des populations des Marches et de «l'Ombrie.

— 15 —

«J'ai, en outre,l'honneur d'inviter V. Em.,par les motifs. mentionnés plus haut, à donner l'ordre immédiat de désarmer ces corps dont l'existence est une menace continuelle pour la tranquillité de l'Italie.

«Dans la confiance que V. Em. voudra me communiquer au plus tôt les dispositions prises par le gouvernement de Sa Sainteté à ce sujet, j'ai l'honneur de lui renouveler les sentiments de ma haute considération.

«Signé: Cavour.»

Nous n'avons pas pu lire cette note du comte de Cavour, sans un frémissement d'indignation et nous sommes persuadés que tous les Italiens et les étrangers, sans en excepter les libéraux honnêtes, en ont éprouvé le même sentiment. C'est un outrage flagrant à la conscience publique de l'Italie et de l'Europe, et nous ne savons ce qui y domine le plus de l'insulte ou de l'imposture, de l'iniquité ou de l'hypocrisie. M. de Cavour enjoignait au Pape de licencier une petite armée dont l'organisation, conseillée par le Congrès de Paris, en 1856, lui avait coûté 7,000,000 d'écus. Mais de quel droit M. de Cavour dictait-il des lois à un État indépendant et les dictait-il d'une façon si insolente et si impérieuse? Était-ce peut-être en application du principe de non intervention qu'il avait voulu imposer à l'Autriche, à l'Espagne et au roi de Naples? On appelait étrangers les soldats du Pape; mais quel peuple est étranger pour le Père commun des fidèles? Ne pouvait-il pas, à l'heure du danger, inviter ses enfants de toutes les parties du monde à venir le défendre? Ou n'était-il pas facultatif à ceux-ci de voler au secours de leur pasteur suprême? Eh quoi! ils étaient étrangers pour le Pape ces catholiques de divers pays qui tiraient l'épée pour protéger

— 16 —

contre la plus injuste violence les droits de l'Église les plus légitimes et les plus antiques; et ce n'étaient pas des étrangers que ce ramassis d'individus cosmopolites qui marchaient avec Garibaldi, pour violer les lois internationales, pour usurper les droits d'autrui et pour faire la conquête de nations libres et indépendantes? En même temps que M. de Cavour adressait au Souverain Pontife celte ridicule et injurieuse demande, il louait, excitait et aidait, en armes et en argent, la barbare invasion de Garibaldi; il expédiait des troupes piémontaises au secours de ces bandes d'étrangers qui opprimaient des populations libres; il en recueillait les débris de Hongrois et de Polonais, en composait des bataillons et les destinait au massacre des vrais italiens qui oseraient se déclarer en faveur du Pape ou du roi de Naples. Mais quel vil outrage n'était-ce pas de qualifier, comme le fit M. de Cavour, des plus flétrissantes épithètes et des noms les plus calomnieux ces généreux volontaires qui, issus, en partie, de nobles familles, avaient abandonné patrie, parents, femmes et enfants pour s'enrôler sous le drapeau du Pontife, plusieurs en simples soldats, plusieurs sans autre récompense que les fatigues et les dangers de la vie militaire, sans autre perspective que les mauvais traitements et la mort dont les menaçait le libéralissime Cavour? M. le Comte ignorait-il que, dès le mois d'avril, la France, d'accord avec les autres puissances catholiques, avait proposé au Saint Père la formation d'une armée, composée des soldats que lui enverraient les nations catholiques pour garantir la sécurité de ses États? Ignorait-il que la cour de Home préférait recruter elle-même, sous leur protection et avec leur appui, une armée qu'elle organiserait et disciplinerait

— 17 —

plus facilement sous la même bannière (1)? Est-ce que, par hasard, la France et les autres puissances catholiques, en proposant la formation de cette armée, auraient offensé la conscience publique de l'Italie et de l'Europe? Le comte de Cavour avait, sans doute, oublié que, le 27 mars 1856, dans les conférences de Paris, il présenta lui-même à lord Clarendon un memorandum, où il proposait que, sans être obligé à faire une levée dans ses États, le Pape pourrait former une armée dont la moitié se composerait d'étrangers et délivrer ainsi la France et l'Autriche du fardeau de tenir garnison dans ses provinces? Pourquoi cette armée pontificale, formée à moitié d'étrangers, n'avait-elle alors aux yeux de M. de Cavour, rien de contraire à la conscience publique de l'Italie et de l'Europe? L'existence des troupes du Saint-Siège était, à son avis, une menace continuelle pour la paix de l'Italie; mais non l'existence des bandes de Masi et de Roselli, de Nicotera et de Bertani, et du général en chef de la révolution, Garibaldi!... N'y aurait-il pas une menace autrement sérieuse pour la tranquillité des possessions de l'Autriche dans le maintien de ces bataillons hongrois ou polonais, formés en Piémont, avec le dessein manifeste de les jeter sur le sol autrichien et d'y allumer la révolte? — Or, que dirait le ministère piémontais, si l'Autriche lui envoyait l'ordre de les désarmer et de les disperser et qu'elle lui en fit un casus belli? Pauvre Italie, quel jugement nos descendants porteraient-ils sur elle, s'ils devaient la juger par les notes et par la politique de Cavour!

(1) V. la dépêche du duc de Grammont au ministre des affaires étrangères de France. Rome 14 avril 1800.

— 18 —

Le cardinal Antonelli n'eut pas plutôt reçu l'outrage de cet ultimatum qu'il y répondit avec la franchise, la noblesse et la force qui sont propres à l'illustre Secrétaire d'État. Voici le texte de sa réponse:

«Rome, 11 septembre 1860,

«Excellence,

«Sans tenir compte du moyen dont V. Exc. a jugé à propos de se servir pour me faire tenir sa lettre du 7 courant, j'ai voulu, avec tout le calme possible, porter mon attention sur ce que vous m'exposez au nom de votre souverain, et je ne puis vous dissimuler que pour cela j'ai dû me faire une grande violence. Les nouveaux principes de droit public que vous émettez dans votre lettre me dispenseraient en vérité de vous faire une réponse, tant ils s'éloignent de ceux qui sont reconnus par la généralité des gouvernements et des nations. Néanmoins, touché au vif des inculpations adressées au gouvernement de Sa Sainteté, je ne puis m'empêcher de dire avant tout combien est odieuse, déraisonnable et injuste l'accusation portée contre les troupes récemment formées par le gouvernement pontifical; combien est inqualifiable l'affront qui lui est fait en lui déniant un droit commun à tous les autres; car nous avions ignoré jusqu'à ce jour qu'il fût. interdit à un gouvernement d'employer des troupes étrangères, alors qu'en effet plusieurs États  de l'Europe en ont à leur solde. Et, à ce propos, il me semble opportun de noter ici que, grâce au caractère que revêt le Souverain Pontife de père commun de tous les fidèles, on pourrait bien moins encore lui défendre d'accueillir dans ses milices ceux qui viennent s'offrir à lui des diverses parties du monde catholique pour soutenir le Saint-Siège et les États  de l'Église.

— 19 —

«D'ailleurs, rien ne peut être plus faux et plus injurieux que d'attribuer aux troupes pontificales les désordres malheureusement survenus dans les États  du Saint-Siège, et il est inutile de le démontrer. En effet, l'histoire a déjà enregistré la source d'où sont venues les troupes qui ont violemment imposé silence à la volonté des populations, les moyens mis en œuvre pour jeter dan«le désordre la plus grande partie de l'Italie et pour fouler aux pieds ce qu'il y a de plus inviolable et de plus sacré aux yeux du droit et de la justice. Quant aux conséquences qu'on voudrait attacher à l'action légitime des troupes du Saint Siège en vue de réprimer la rébellion de Pérouse, il eût été en vérité plus logique de les attribuer à ceux qui ont encouragé la révolte du dehors, de qui sont venus l'argent, les armes et les moyens de tout genre, fournis aux rebelles, ainsi que les ordres et les instructions nécessaires.

«Tout donc donne lieu de conclure que les déclamations d'un parti ennemi du gouvernement du Saint Siège, au sujet de ses troupes, ne sont que de pures calomnies, et que les imputations adressées à leurs chefs ne sont pas moins calomnieuses, en les représentant comme les auteurs de menaces provocatrices et de proclamations proie près à faire naître un ferment dangereux.

«V. Exc. terminait sa révoltante communication en m'invitant, au nom de son Souverain, à ordonner de suite le désarmement et le licenciement des milices en question, et cette invitation était accompagnée d'une sorte de menace que, dans le cas contraire, le Piémont arrêterait leur action par l'envoi de ses troupes.

— 20 —

C'est là une sorte d'intimation que je veux m'abstenir de qualifier, le Saint Siège ne pourrait que la repousser avec indignation; car il se sait fort de son droit légitime et en appelle au droit des gens, sous l'égide duquel l'Europe a vécu jusqu'aujourd'hui, quelles que soient du reste les violences auxquelles il pourrait se trouver exposé, sans les avoir provoquées et contre lesquelles il est de mon devoir de protester hautement au nom de Sa Sainteté.

«Je suis...

«G. Card. Antonelli.»

Cependant la résolution d'envahir les domaines pontificaux avaient été définitivement prise à Turin avant la note infligée au cardinal Antonelli et la réponse de celui-ci. Le jour même où Cavour écrivait sa note, il donnait l'ordre aux colonnes de Masi et de Roselli d'entrer dans les États  Romains, pour y propager la révolte; et le jour où le comte délia Minerva arrivait à Cività-Vecchia, il prescrivait aux généraux Fanti et Cialdini de se jeter sur les mêmes possessions. Effectivement, le 10 au soir, un message de guerre du général Fanti annonçait à Lamoricière, que l'armée sarde, à l'aube du jour suivant, passerait les frontières (1). Toutes les fictions, toutes les manœuvres d'hypocrisie avaient eu pour objet de tromper le gouvernement romain afin que l'armée pontificale n'eût pas le temps de se concentrer et d'opposer une terrible résistance; Cavour et Fanti savaient quelle trempe de soldats c'étaient que ces mercenaires méprisés et quels généraux les commandaient. Lamoricière, élevé à des principes d'honneur, de fidélité et de conscience bien différents de ceux de Cavour,

(1) Rapport de Lamoricière.

— 21 —

de Fanti et de Cialdini, répondit sans hésiter que nonobstant la supériorité numérique des Piémontais, en ces moments solennels, a ni officiers, ni soldats ne compteraient leurs ennemis, ou ne ménageraient leur vie, quand il s'agissait de défendre l'honneur outragé du gouvernement qu'ils servaient (1).»

Le même jour, 10 septembre, Cavour avait fait recevoir à l'audience du roi Victor Emmanuel une commission composée de je ne sais quels individus qui, se disant représentants de l'Ombrie et des Marches, venaient implorer l'assistance royale, pour secouer le joug d'une royale autorité, sans que personne les eût chargés d'une requête semblable, excepté les sociétés secrètes. Le roi de Piémont, «profondément touché de l'état de ces populations et de leurs périls, comme s'exprimait la Gazette officielle de ce royaume, leur accorda sa protection et donna l'ordre à ses troupes d'entrer dans ces provinces pour y garantir l'ordre et empêcher le renouvellement des désastres de Pérouse.»

En même temps, S. M. sarde adressait à ses troupes la proclamation suivante (2):

«Soldats!

«Vous entrez dans les Marches et dans l'Ombrie pour rétablir l'ordre public dans les villes désolées (3) et pour

(1) L. c.

(2) Supplément à la Gazette officielle de Turin du H sept. 1860.

(3) Le désordre dans les institutions civiles commence avec la révolution; or c'était le Piémont qui avait préparé, excité la révolution dans ces provinces et qui maintenant l'y rendait victorieuse par le concours des troupes sardes; celles ci n'allaient donc pas rétablir l'ordre, mais le renverser.

— 22 —

«donner aux peuples la liberté d'exposer leurs vœux (1). Vous n'avez pas à combattre des armées puissantes; mais à délivrer de malheureuses provinces italiennes de bandes d'aventuriers étrangers (2).

«Vous n'allez pas venger des injures faites à moi ou à l'Italie; mais empêcher que la haine populaire ne s'emporte à des vengeances contre un mauvais gouvernement (5). Vous enseignerez par votre exemple le pardon des injures et la tolérance chrétienne à ceux qui compatirent follement à l'islamisme l'amour de la patrie italienne (4).

«En paix avec toutes les grandes puissances et étranger à toute provocation, je veux ôter du milieu de l'Italie une cause permanente de troubles et de discorde (5).

C'est ce que témoigne du reste hautement le triste état où sont tombées ces malheureuses provinces.

(1) C'est-à-dire donner aux affiliés des sociétés secrètes ia liberté d'imposer par le poignard leurs propres volontés au reste de leurs concitoyens. Si les peuples de l'Ombrie et des Marches n'avaient pu exprimer leurs vœux, pourquoi le Piémont envoyait-il ses agents les gouverner comme une chose lui appartenant?

(2) Pour les jeter en proie à un parti qui fera fleurir le sacrilège et l'assassinat.

(3) Disons plutôt: pour mettre aux mains du parti de la révolte les moyens de se soulever contre le Pontife et de tourmenter par la violence la grande majorité des habitants.

(4) L'armée sa: de enseignera le pardon des injures en commettant des forfaits inouis dans l'Italie du Sud et en sévissant contre les prisonniers de guerre et contre les blessés mêmes,. liais ensuite quelle atroce calomnie contre Lamoricière? Le noble cœur du général n'ignore certes pas les sincères émotions du patriotisme; seulement il se garde bien de les confondre avec le mauvais génie de la révolution italienne, qui n'est point l'amour, mais la haine de la patrie; qui n'est pas un principe de civilisation, mais d'islamisme. C'est pourquoi Pianciani, non suspect de fanatisme, a dit au comte de Cavour qu'il n'était pas un Farinata mais un Bandino (Op. cit. p. 93). Quant à la tolérance dont il est ici question, les protestations des évêques nous disent assez ce qu'il faut en penser.

(5) C'est-à-dire la rendre plus profonde, grâce au concours prêté à une révolution si impie et si désordonnée.

— 23 —

Je veux respecter le siège du chef de l'Église, auquel je suis toujours prêt à donner, d'accord avec les puissances amies et alliées, toutes les garanties d'indépendance et de sécurité que ses aveugles conseillers ont compromises par le fanatisme d'une secte aveugle qui conspire contre mon autorité et contre la liberté de la nation (1).

«Soldats!

«On m'accuse d'ambition; oui j'ai une ambition, c'est de restaurer le principe de l'ordre moral en Italie et de préserver l'Europe des périls continuels de la révolution et de la guerre (a).

«11 septembre 1861.

«Victor Emmanuel.»

Cavour — Farini.

Cette proclamation, qui respirait bien plus les sentiments du parti révolutionnaire que ceux d'un descendant de la noble et religieuse maison de Savoie, a été flétrie, même par la presse protestante, des qualifications qu'elle méritait. Cependant, le jour même, les troupes de Fanti et de Cialdini franchissaient la frontière, pour accomplir une invasion sacrilège.

Ainsi commençait dans le centre de l'Italie et contre le père commun des fidèles une guerre sanglante qui n'avait aucun motif d'excuse, aucun prétexte raisonnable; une guerre sans celte déclaration préalable d'hostilités qui se

(1) Cette secte aveugle serait l'universalité des catholiques qui ont protesté dans toutes les langues contre l'abolition du pouvoir temporel des Papes.

(2) Singulière façon de rétablir l'ordre moral qne de violer, une a une, toutes les lois et tous les principes de justice, de droiture et de bonne foi qui en sont la base et le fondement! Quelle impudence et quel outrage au chef suprême de l'Église!

— 24 —

pratique entre tous les peuples, même non civilisés. Mais les principes du droit, de la justice, de l'honnêteté, de la religion et de l'humanité appartiennent à l'ancien code des nations; ce code n'est pas celui de la révolution dont Cavour était le représentant diplomatique.


vai su


Chapitre XXIV.
L'INVASION PIÉMONTAISE DES ÉTATS ROMAINS. — SON CARACTÈRE IRRÉLIGIEUX.

Les provinces des Marches et de l'Ombrie avaient joui Jusqu'alors d'une grande prospérité et s'étaient maintenues fidèles au gouvernement du Pape, malgré les efforts de la propagande piémontaise et de ses agents, malgré les sommes répandues à profusion et malgré tous les moyens de séduction employés pour entraîner ces populations paisibles dans la plus criminelle révolte. Le parti de l'insurrection qui n'épargnait rien pour seconder les désirs et les plans du ministère de Turin, n'avait pas la force de résister de front à l'armée pontificale et à l'opposition de la plus grande partie du peuple. Cette situation nous est attestée par des documents véridiques et originaux, et le Souverain Pontife la confirmait dans son allocution du 28 septembre. On ne peut pas, après cela, lire sans indignation la dépêche que Sir Hudson écrivait de Turin à Lord Russell, au commencement de ce mois de septembre, dépêche où, dans le but de justifier le gouvernement piémontais, il prétendait que l'insurrection des Marches et de l'Ombrie était imminente et que les représentations venues de Turin en avaient seules jusqu'alors prévenu l'explosion!!!

Le 7 septembre, il est vrai, quand Sir Hudson écrivait. sa dépêche, la révolution était sur le point d'éclater dans ces provinces; mais pourquoi?

— 26 —

Parce que ce jour-là même, le gouvernement de Piémont y avait déchaîné les bandes féroces de Masi et de Roselli chargés d'y fomenter l'insurrection. Le même gouvernement fabriquait et répandait alors de tous côtés des centaines de dépêches affectant de montrer ces provinces tranquilles en pleine révolution; mais postérieurement des informations sûres et authentiques, reproduites par toute la presse, ont tout à fait démenti ces fausses allégations et fait peser sur le gouvernement de Turin toute la responsabilité de cette révolte dont il a développé le foyer, en y jetant les éléments les plus incendiaires. Cependant, ni la colonne de Masi, ni celle de Roselli, ni les volontaires de Garibaldi n'auraient enlevé un pouce de terrain au Saint-Siège, sans les 60,000 hommes que Cavour envoyait au secours de l'entreprise.

Cialdini ayant franchi les frontières des Romagnes, se présentait le jour suivant devant Pesaro: là, le colonel Zappi, avec 3 canons seulement et 600 hommes, fit une résistance héroïque et désespérée, et arrêta pendant 24 heures la marche de ce corps de 25,000 hommes au moins (1). Mais la vaillance de ce preux chevalier, pas plus que la fidélité du délégat du Pape, Mpr Bella, ne reçut du général piémontais d'autre témoignage d'admiration que la captivité et les outrages d'une soldatesque effrénée (2). Maître de Pesaro, Cialdini s'avança le 12 septembre vers Fano et, le 13, il entra à Sinigaglia. Ce fut dans cette journée qu'un détachement des troupes du général de Courten, que Lamoricière avait expédiées à Urbino, pendant qu'il se portait sur Ancóne, fut investi par les Piémontais

(1) V. le Rapport officiel de Lamoricière.

(2) V. La protestation du cardinal Antonelli du 18 sept. 1860 à l'appendice du chap. suivant.

— 27 —

qui firent tous leurs efforts pour lui couper la retraite et le faire prisonnier; mais le brave colonel Kanzler qui le commandait, après s'être battu quatre heures entières contre ce corps d'armée et après avoir repoussé, avec une bravoure incroyable, plusieurs charges de cavalerie,se précipita tête baissée à travers les rangs ennemis, s'y ouvrit un passage et par une marche forcée de 45 milles se rendit heureusement à Ancóne (1). Dans ses fanatiques dépêches, Cialdini ne dit rien de ce fait aussi peu honorable pour son armée qu'il était glorieux pour le petit détachement de Kanzler.

Tandis que Cialdini, parti de la Cattolica, occupait Pesaro, Fano et Sinigaglia et marchait du côté d'Ancóne, le général Fanti, dont le corps d'armée venait d'Arezzo, envahissait, le 11 septembre, Città di Castello où ne se trouvaient pas plus de 70 gendarmes; il suivait ensuite au midi le cours du Tevere et par la route de Fratta s'avançait vers la ville de Pérouse, devant laquelle il se présenta le 13. Le général Schmidt, que Lamoricière avait dépêché à Città della Pieve contre la colonne de Masi, eut à peine vent de l'occupation de Città di Castello par un corps de troupes ennemies qu'il se replia sur Pérouse où il supposait que l'ennemi allait se diriger. l'étant arrivé le 14, quand le général Sonnaz se trouvait déjà sous les murs de la ville, Schmidt, qui n'avait que 2 bataillons et 2 pièces d'artillerie, attaqua bravement l'ennemi vers la porte S. Marguerite et, après une lutte héroïque, lui tua ou blessa 1500 hommes. Les Piémontais, si rudement entamés, demandèrent une suspension d'armes, puis signèrent un armistice par lequel Sonnaz promettait au brave général

(1) V. le rapport de Lamoricière, la lettre de Borne du 14 sept, publiée par le Times et plusieurs autres correspondances imprimées dans plusieurs journaux qui nous attestent la même chose.

— 28 —

de s'éloigner des murs de Pérouse en laissant la garnison régler avec Fanti les conditions de la capitulation (1). Mais Sonnaz manqua de bonne foi et ne bougea pas de place; son corps d'armée s'accrut de 15,000 hommes et d'une formidable artillerie, et quand le général Schmidt dut traiter avec Fanti des conditions de la reddition de la citadelle, force lui fut d'accepter celles qui convinrent aux Piémontais, vu l'impossibilité de reprendre les hostilités avec espoir de succès (2). Cependant ni officiers, ni soldats ne furent compris dans la condition de prisonniers de guerre et on ne leur imposa aucun serment (5).

Après cet exploit, Fanti établit ses quartiers à Foligno d'où il envoya le général Brignone attaquer Spolète. Cette place était commandée par le valeureux major O'Reilly; mais elle ne possédait que deux canons en fer avec de mauvais affûts et une garnison de 600 hommes, dont 300 Irlandais formaient la meilleure part; le reste se composait de recrues.

(1) V: le rapport du général Schmidt, le 28 sept. 18(50, au cardinal Antonelli et une correspondance du sept, dans le Morning News. Le général Fanti, dans ses dépêches de Turin du 15 sept, et dans son rapport du mois d'octobre 1860, sans nier que, jusque dans les rues de Pérouse, ait combattu avec un incroyable acharnement, ne dit pas un mot de l'attaque livrée hors des murs de la ville, ni des pertes considérables infligées aux Piémontais, ni de la trêve demandée par le gén. Sonnaz, ni de sa mauvaise foi; il nous montre au contraire!e général Schmidt proposant de rendre la tour ap ès quelques coups de canon. Mais d'autres dépêches de Tuiin du lo, nous dépeignent ce combat comme terrible, sanglant et assez opiniâtre pour avoir obligé le corps du gén. de Sonnaz à proposer une suspension d'armes de 5 heures. V. une lettre de Rome du 18 sept, dans le Tablet du 29 sept. 1860.

(2) Rappoits du gén. Schmidt et du gén. Lamoricière. Ce dernier exprima le regret que la tour eût fait si peu de résistance. Schmidt en rejeta la faute sur l'indiscipline d'un bataillon.

(3) V. la lettre de Schmidt adressée d'Altdorf, le 26 sept. 1860, il la Schwytz Gazette, en démenti des fausses assertions répandues a cet égard par la presse du Piémont.

— 29 —

Néanmoins, O' Reilly, n présence d'un ennemi qui n'avait pas moins de 15,000 hommes de troupes régulières pourvues d'une nombreuse artillerie, ne balança pas une minute sur le parti qu'il devait prendre, et il ordonna de défendre la place jusqu'à la dernière extrémité. Ces braves Irlandais accueillirent avec transport les résolutions de leur commandant, et s'étant disposés à ce terrible combat, comme de vrais héros chrétiens, ils coururent à la forteresse. Le feu commença vers 8 heures du matin; les Piémontais, après avoir abattu en grande partie le mur qui entourait le rocher, jugèrent le moment favorable pour monter à l'assaut. Vers 3 heures de l'après-midi, protégés par un feu soutenu, ils s'avancèrent avec beaucoup d'impétuosité; mais les pertes considérables qu'ils éprouvèrent d'abord les forcèrent à se retirer. La lutte continua ensuite jusqu'au milieu de la nuit, sans que Brignone osât risquer un second assaut, quoique l'affût de l'un des deux canons de la place eût été brisé et que l'autre fût très endommagé.

Mais O' Reilly, voyant l'impossibilité de prolonger la défense, négocia avec Brignone une capitulation honorable. Cette action coûta aux Piémontais 400 hommes; les Pontificaux n'en avaient perdu que neuf (1).

L'honneur de cette belle résistance revint surtout aux deux compagnies irlandaises qui se battirent avec un courage prodigieux. Le général Lamoricière loua toujours la fidélité et la bravoure de ces soldats, et tous les correspondants

(1) V. le rapport officiel du major O' Reilly à la date du 26 sept. 1860 dans le Morning News, les correspondances particulières de la même feuille et le rapport de Lamoricière. V. aussi la lettre du 15 oct. 1860 d'un officier belge dans la Patrie et une autre de Livourue du sept, dans le Tablet du 6 oct.

— 30 —

les ont célébrés à l'envi (1). C'est justement ce concert de louanges qui a échauffé la bile aux journaux protestants, au Times principalement et à toute cette presse française ou italienne qui a embrassé le parti des hérétiques dans leurs attaques contre l'autorité du S. Siège.

Cependant le général Lamoricière, après avoir passé un jour à Spolète pour conceptrer le petit noyau de ses troupes, les pourvoir des munitions nécessaires et leur fournir des moyens de transport, avait quitté cette ville, le 12, à la tête de presque 2 bataillons qui, réunis à la garnison revenue de Pérouse, se montaient à 2,000 hommes. Une marche forcée d'une nuit entière l'amenait, le 15, à Macerata et, le 16, il entrait à Lorette où le général Pimodan le rejoignait avec 4 bataillons et 300 chevaux. Leurs forces n'allaient pas au delà de 4,600 fantassins, de quelques escadrons de cavalerie et de 16 canons. Mais Lamoricière ne se proposait pas d'offrir à l'ennemi une bataille en rase campagne; il voulait, avec ce petit corps de troupes, s'élancer vers Ancône pour y prolonger une résistance honorable.

Dès le commencement de l'invasion piémontaise, le duc de Grammont, ambassadeur de France à Rome, communiqua au cardinal Antonelli la dépêche suivante qu'il fit parvenir le 13 au consul français d'Ancône:

«L'Empereur a écrit de Marseille au roi de Sardaigne que si les troupes piémontaises pénètrent sur le territoire pontifical, il sera forcé de s'y opposer. Des ordres sont déjà donnés pour embarquer des troupes à Toulon et ces renforts vont arriver incessamment.

(1) Outre le rapport de Lamoricière, V. la lettre d'un officier allemand du 12 oct. 1860, dans le Tablet l'Union, le 27 et le 29 sept., ainsi que dans le Tablet, Weahly register et dans d'autres feuilles irlandaises.

du 27 oct. 1850, les documents insérés dans dans le

— 31 —

Le gouvernement de l'Empereur ne tolérera pas la coupable agression du gouvernement sarde. Comme vice-consul de France, vous devez régler votre conduite en conséquence.

«Signé: Grammont» (1).

Cette dépêche que le ministre de la guerre, Mgr de Mérode, transmit le 16 à Lamoricière, alors à Lorette, fut aussitôt communiquée par le consul d'Ancóne au général Cialdini. Celui-ci en accusa réception et, ne s'en inquiétant pas davantage, poursuivit sa marche; puis au comité révolutionnaire d'Ancóne qui redoutait l'intervention annoncée de la part de la France, il fit savoir que, ni l'ambassadeur français à Rome, ni le consul d'Ancóne n'étaient initiés dans les secrets de la politique. Mais Lamoricière qui ignorait encore ce dernier incident et s'en rapportait à la communication du duc de Grammont que d'autres avaient précédée, commençait à croire que le secours de la France ne tarderait pas d'arriver. 11 embarqua donc à Recanati pour Ancóne le trésor militaire et se disposa avec Pimodan à marcher vers cette place pour s'y défendre jusqu'à ce qu'une puissance vint au secours du Souverain Pontife. Son attente fut malheureusement trompée.

L'armée de Cialdini avait déjà occupé et garni d'une nombreuse artillerie les routes d'Osimo et de Camerano, de façon qu'il semblait impossible

(1) V. à ce sujet le rapportée Lamoricière et l'article inséré par lui dans le Journal de Rome du 24 oct. 1860; la protestation du duc de Grammont adressée le 25 oct. au cardinal Antonelli et la réponse à cette protestation dans le Journal de Rome du 31 oct. Personne ne peut révoquer en doute l'existence de cette dépêche et ta seule discussion possible rouie sur le sens à donner au mot s'opposer. Le Moniteur du 15 oct. nia seulement l'existence de dépêches communiquées directement à Lamoricière depuis le commencement de l'invasion piémontaise; mais le démenti du Moniteur ne porta en aucune façon sur la dépêche du 7 sept, qui fut antérieure à l'invasion.

— 32 —

à un petit corps de troupes d'en forcer le passage: Lamoricière se décida en conséquence à prendre la route del Monte di Ancona, à traverser le Musone et à gagner ensuite le littoral d'Ancóne par Umana et Sivolo. Mais les Piémontais s'étaient déjà emparés des gués du Musone et 28,000 hommes gardaient les hauteurs de Castelfidardo et la Crocetta, positions fortes et difficiles à prendre d'assaut.

Lamoricière devait pourtant ou forcer ces lignes de défense et se jeter dans Ancóne, ou mettre bas les armes et se rendre à discrétion. Le 18, à 8 h. du matin, Pimodan vînt tenter le passage du Musone, à la tête du courageux bataillon des Franco-Belges, du 1er de chasseurs et des carabiniers Suisses, soutenus par une compagnie d'Irlandais qui transportaient l'artillerie. Il atteignit l'autre bord du fleuve sous une grêle de mitraille, et il attaqua si impétueusement la première ferme de la localité où s'étaient retranchés les Piémontais qu'il les en délogea. Les Franco-Belges, avec un détachement Suisse et le 1er de chasseurs assaillirent la seconde ferme. Le colonel Becdelièvre les commandait. Cette colonne avait à parcourir un espace découvert de 500 mètres sous un feu meurtrier d'artillerie; son élan fut tel qu'elle arriva, rapide comme la foudre, jusqu'à 150 pas du sommet de la colline où le corps Piémontais était campé; cependant, écrasée parle feu des deux lignes de l'ennemi, elle fut obligée de reculer. Les Piémontais descendirent alors des hauteurs pour attaquer cette colonne à la baïonnette; mais ces braves soldats firent volte face, et après une décharge à 15 pas de l'ennemi, se jetèrent sur lui, la baïonnette en avant et, le chassant devant eux, gagnèrent une seconde fois la hauteur. Par malheur, Pimodan, sans avoir encore abandonné le commandement, se trouvait grièvement blessé. Lamoricière survenant alors avec 4 bataillons qui avaient le Musone sur la droite, envoya les deux bataillons les plus frais renouveler l'attaque.

— 33—

D'autre part, les Piémontais cherchaient à investir de flanc les Pontificaux. Mais le colonel Becdelièvre les repoussait avec de grandes pertes. — Cependant le nombre toujours croissant des masses ennemies, les effets meurtriers de leur artillerie qui tirait à mitraille, la difficulté des lieux et la vue des désastres qui, en ces terribles moments, parmi les nuages de la poudre, le retentissement des canons, les cris des combattants et les plaintes des mourants, s'accroissent encore des fantômes de l'imagination exaltée, tout cela, dis-je, répandit le découragement dans les deux bataillons du 1er régiment étranger; malgré les assurances du brave colonel Alet, ils se débandèrent, puis les deux bataillons de la réserve et le second de chasseurs qui s'apprêtaient à l'assaut, se laissèrent entraîner par le mouvement rétrograde du 1er régiment. L'ennemi ne s'aperçut pas de ce qui arrivait dans les rangs de l'armée pontificale et le vaillant major Fuchman avec le 2e de chasseurs put conserver les positions acquises.

Mais la confusion augmentait; l'effroi, comme un courant électrique, se communiquait au corps des artilleurs: persister dans l'attaque était devenu impossible, vouloir se maintenir dans les positions eût été un sacrifice d'hommes inutile. Lamoricière ordonna donc la retraite et, après avoir tout préparé pour la bien exécuter, il réussit, avec un corps de cavalerie, à gagner la route qui par le chemin des Camaldalesi le conduisit à Ancône. Le reste de ses troupes s'étant retiré en grande partie à Lorette, capitula le jour suivant; bon nombre de pontificaux se dispersèrent dans les montagnes. La perte de l'armée de Lamoricière fut de 200 hommes, tant morts que blessés, parmi lesquels le général de Pimodan qui mourut dans la nuit du lendemain; les Piémontais perdirent 1,000 hommes.

— 34 —

— Mais en quoi ils se distinguèrent surtout, ce fut dans les mauvais traitements exercés par eux contre les ennemis blessés et prisonniers; il en restera une tache éternelle sur l'écusson de Savoie. Ils allèrent jusqu'à arracher l'abbé Oberson d'auprès de Pimodan mourant qu'ils privèrent ainsi d'une dernière consolation qu'on ne refuse même pas aux malfaiteurs condamnés à l'échafaud (1). Cialdini préludait ainsi aux faits abominables qui feront de son nom dans la postérité un nom ignominieux. Telle fut la bataille de Castelfidardo où 28,000 Piémontais ont battu 5,000 Pontificaux (2).

Le jour même où Cialdini attaquait les troupes de Lamoricière, il avait fait commencer le bombardement d'Ancône du côté de la mer, afin d'empêcher qu'une partie de la garnison de la ville se portât au secours de l'armée du Pape.

(1) V. la lettre de l'abbé Oberson, du 8 déc. 1660, dans le Monde du 26 décembre.

(2) Relativement à la bataille de Castelfidardo, V. outre le rapport officiel de Lamoricière, la lettre du 22 sept, écrite de Recanata par un officier irlandais dans le Times; celle du comte Bourbon de Chalus, du 1er oct., — Gazette de France; celle de Becdelièvre du 20 sept., — Gazette de Lyon; les deux lettres du 19 sept., de deux officiers irlandais, — Union... Ces lettres contiennent sur cette journée beaucoup de détails, qui cependant ne sont pas tous parfaitement exacts, parce que leurs auteurs ne se trouvaient pas sur tous les points du champ de bataille. Lamoricière a disculpé, dans sou rapport, les bataillons italiens du crime de trahison, dont certaines correspondances les avaient accusés. Les dépêches de Cialdini, l'un des meilleurs élèves de Cavour,. qualifièrent de fureur et de fanatisme la bravoure des Pontificaux; et le même Cialdini osa traiter Lamoricière de lâche, pour couvrir de mépris la victime d'un impie guetàpens. Mais Fanti n'a pas refusé l'éloge d'une valeur réelle Times par son correspondant de Paris.

aux troupes pontificales. V. la lettre du 22 sept, communiquée au

— 35 —

Lamoricière, en y arrivant à l'improviste, trouva que la place par l'effet des trahisons du parti révolutionnaire, manquait des approvisionnements nécessaires pour soutenir un long siège. Ayant réussi bien vite à lui procurer des subsistances, avec la noble coopération de M. Ferri, il disposa promptement toutes choses en vue d'une résistance énergique.

La garnison de la forteresse était de 4,200 hommes disponibles qui, pour une place de 7,000 mètres, constituaient sans doute un nombre insuffisant. Qu'on ajoute à cela que, du côté de la mer, la forteresse n'avait que 25 canons ordinaires, quand l'ennemi, ayant réuni la Hotte napolitaine à la sienne, possédait 400 bouches à feu. Du côté de la terre Ancône manquait aussi de l'armement nécessaire; il aurait fallu, pour le compléter, 20 nouvelles pièces d'artillerie, les forts n'ayant que 110 canons de position et 14 de petit. calibre. De ce côté néanmoins les murs étaient beaucoup plus solides que du côté de la mer et pouvaient tenir plus longtemps. —Les Piémontais s'étaient tous concentrés sous Ancône et en poussaient le siège avec vigueur. Pendant 10 jours la défense des Pontificaux fut terrible et opiniâtre. Us suppléèrent au nombre par la bravoure, se battirent en vaillants chevaliers, un contre cent, dans les villages et dans les bourgs avoisinant la place; et, quand la multitude des assaillants les força à rentrer dans ta forteresse, ils continuèrent, sur les remparts et aux portes de la ville, de prouver à l'ennemi que leur courage n'avait point faibli et ils lui occasionnèrent des pertes immenses. Le bombardement le plus épouvantable et le plus soutenu par terre et par mer avait fort endommagé la ville, mais nullement les forts, et plus d'un vaisseau avait dû se retirer, maltraité par les batteries de la place. Celle-ci aurait pu prolonger sa défense et causer encore de bien plus grands ravages à l'armée ennemie, si, le 28 septembre,

— 36 —

une bombe qui avait pénétré dans un magasin à poudre, n'eût fait sauter les batteries du côté de la mer et ouvert une brèche de 500 mètres. Ce fut à ce moment que Lamoricière arbora le pavillon blanc et offrit à l'amiral Persano de capituler: l'amiral donna immédiatement l'ordre à la flotte de suspendre les hostilités (1). Mais bien différente fut la conduite des généraux Fantiet Cialdini qui, furieux de s'être vus chasser plusieurs fois de leurs positions par la poignée d'hommes qui défendait Ancône et de n'avoir réussi à rien faire d'important pour la prise de cette ville, recommencèrent plus vivement le feu sur toute la ligne et, pendant 12 heures entières, bombardèrent à outrance une place que protégeait le drapeau blanc, toujours respecté parles armées de tous les peuples. Vainement les batteries de la forteresse cessèrent de riposter à cette tempête de fer et de feu et ne tirèrent plus un seul coup; vainement les cloche sonnaient à toute volée, comme pour annoncer le terme des hostilités; vainement des officiers de la marine et des parlementaires furent expédiés au camp des deux généraux. Bien n'y fit, pas même une lettre de l'amiral Persano, qui plus tard dénonça solennellement ce fait barbare à ses concitoyens (a). C'était ainsi que les Piémontais récompensaient un peuple qui, à les entendre, les avait appelés à son secours, pour s'affranchir de la tyrannie des troupes pontificales.

Maïs le monde catholique et les hommes équitables de toutes les religions jugèrent comme elle le méritait cette barbare invasion dans laquelle toutes les limites

(1) V. le rapport de Lamoricière, les dépêches de Turin et les correspondances du Ier oct. 1860 dans le Times, les Débats, etc.

(2) V. dans les journaux la protestation publiée par le major Quatre barbes et le rapport de l'amiral Persano à la cour de Turin cité dans le rapport de Lamoricière.

— 37 —

de la justice furent grandement outrepassées, la morale publique indignement offensée et le vol honteusement inscrit au nouveau code des nations. Perfidie, violence, calomnie, trahisons monstrueuses, odieuses lâchetés, tout a été mis en œuvre pour le succès de la plus flagrante usurpation qui fut jamais. Non, nilv Siècle, ni le Times, ni d'autres feuilles de la même trempe, qui se vantent bien à tort de représenter les principes nationaux et de parler pour les nations mêmes, ne parviendront à prouver que cette entreprise ait été honorable pour la noble armée de Savoie, et digne de l'admiration des Italiens; il faudrait, pour cela, brûler tous les codes du droit des gens et surtout effacer du cœur humain les maximes éternelles de l'honnêteté et de la justice; il faudrait faire du mensonge la vérité, de la perfidie la loyauté, de la lâcheté l'esprit chevaleresque, du guet-apens la générosité (1). Non; les peuples ont prononcé leur jugement sévère; les peuples ont dit: la bataille de Castelfidardo et le siège d'Ancône furent à l'Église et à la papauté un trophée de gloire et au gouvernement sarde un monument d'infamie; les peuples ont inscrit les noms des Lamoricière, des Pîmodan, des Kanzler, des O'Reilly, des Becdelièvre, des Fuchman et de leurs compagnons parmi les généreux successeurs des croisés d'autrefois et les noms de Fanti et de Cialdini parmi les égorgeurs de l'espèce humaine.

Les troupes du Pape faites prisonnières, notamment à Lorette et à Ancône, sous la condition expresse et formelle de recevoir les honneurs de la guerre, eurent à peine mis bas les armes qu'elles furent en butte aux insultes

(1) Lamoricière a dit avec raison que son armée n'avait pas été vaincue, mais assassinée... Correspondance de Rome du 20 oct., dans le Tablet du 27 octobre 1860.

— 38 —

et aux outrages non seulement de la plus vile soldatesque mais des chefs eux mêmes. Il avait été stipulé dans les articles de la convention que les officiers conserveraient leurs chevaux, et leurs chevaux furent destinés à la cavalerie piémontaise; bien plus, leur bagage fut pillé parles soldats vainqueurs, et, quand on leur rendit leurs valises à Gênes, elles étaient vides et brisées; c'est au point qu'il ne leur resta que les effets dont ils étaient vêtus au moment de la capitulation. Ces malheureux, dignes d'un meilleur sort, se virent ensuite jetés pêle-mêle dans une même prison de Gênes, obligés de coucher sur la paille pourrie, dévorés de vermine et recevant en nourriture juste de quoi ne pas mourir d'inanition. On traita plus mal encore, si c'est possible, les braves Irlandais que le libéral gouvernement de Russell ne reconnaissait plus pour sujets britanniques (1), et on fit de même à l'égard des Italiens que le Piéinont estimait coupables d'avoir combattu contre lui. Lorsque ces pauvres gens sortirent de leurs tombeaux vivants, tout en eux portait l'empreinte manifeste des mauvais traitements qu'ils avaient reçus dans un État qui prêchait l'humanité et exerçait la barbarie (2).

Le caractère de l'irréligion ne devait pas, on le pense bien, manquer à cet exécrable envahissement. Aussitôt maîtres d'Ancône,les Piémontais emprisonnèrent le cardinal Antonucci, évêque de cette ville, et le traînant dans une maison de campagne, ils l'y gardèrent à vue.

(1) Dépêche de Jolin Russe!! à M. Newton du 11 juillet.

(2) V. dans le Journal de Rome du 23 août, la lettre d'un officier suisse, précédemment insérée dans le Journal de Genève; la corresp, du 20 oct. adressée de Genève k l'Ami de la Religion, etc.

— 39 —

Le jour même de la chute d'Ancône, ils arrêtèrent dans son propre palais le cardinal de Angelis, archevêque de Fermo, et à Foligno, le cardinal Morichini qui revenait de Rome dans son diocèse de Jesi (1). C'était ainsi qu'avec l'arrestation des princes de l'Église commençait la persécution qui allait se déchaîner contre tous les ministres du sanctuaire, ou plutôt contre la religion de Jésus Christ, religion divine qui, dans ces provinces comme dans tous les pays soumis au Piémont, allait être en butte aux attaques du parti de l'impiété soutenu et protégé par les hommes d'Etat d'un royaume catholique. On voulut dès lors s'essayer à la persécution du clergé, en expulsant les Jésuites de l'Ombrie et des Marches. Les volontaires de la révolution furent chargés de cette mission importante et ils s'en acquittèrent à merveille, n'épargnant rien à ces pauvres religieux de ce qui pouvait les affliger et les déshonorer; ils les insultèrent, les bafouèrent, les exposèrent aux outrages de la lie du peuple, les forcèrent à remplir les plus bas offices,firent briller à leurs yeux la mort et ses horreurs, leur mettant plus d'unefois la pointe du poignard sur la gorge et leur posant sur la poitrine des canons de fusils chargés. A Orvîeto, Masi ordonnait que, sans leur infliger le dernier supplice, on leur en fit avaler goutte à goutte l'amer calice. Il ne fallait pas les tuer; mais les conduire à travers toutes les tortures de l'agonie. En effet, la colonne de Masi entrait à peine dans cette ville qu'elle marchait sur le collège des Jésuites, l'envahissait, défendait à qui que ce fût d'y pénétrer et tenait les Pères un jour entier étroitement enfermés et gardés dans leurs cellules, en leur annonçant leur mort pour le lendemain. Au point du jour suivant, ayant fait venir le recteur en présence de toute la communauté, ils le menacèrent d'un poignard

(1) Journal de Rome du 5 oct. 860.

— 40 —

et d'un pistolet, dont ils lui effleurèrent la tête et le forcèrent ainsi à révéler quelle somme d'argent il avait distribuée à chaque membre de sa maison et a déclarer minutieusement tout ce que possédait le collège. Cette déclaration obtenue, ils l'introduisirent dans une pièce voisine et lui firent audessus de la tête une décharge effrayante, pour convaincre les autres Pères qu'on l'avait tué! lis allèrent ensuite de chambre en chambre, où chaque religieux se trouvait de nouveau enfermé et, après les avoir dépouillés de tout, ils leur annoncèrent successivement leur fin prochaine et déchargèrent au fur et à mesure leurs pistolets, comme ils avaient fait pour le recteur. Quand cette scène d'atrocité fut achevée, étonnés du courage avec lequel ces religieux, jeunes ou vieux, se résignaient à mourir, ils les expédièrent sous escorte, à travers la Toscane, dans les prisons de Livourne d'où, quelques jours après, on les transporta à CivitàVecchia (1). La révolution italienne a partout le même caractère, qu'elle soit en chemise rouge ou non, c'est le parti des sociétés secrètes qu'animent les mêmes principes irréligieux et démagogiques.

Pour ces sévices et d'autres semblables dont les Jésuites étaient victimes, au nom de Victor Emmanuel, le R. P. Beckx, général de la Compagnie, crut qu'il était de son devoir d'adresser au roi une noble et vigoureuse protestation (2).

Sir Hudson en fît l'objet d'une dépêche à Lord Russell, pour ne pas manquer l'occasion de déblatérer contre les Jésuites et de ressasser quelques vieilleries de l'école voltairienne.

(1) Ce fait fut mentionné par les corresp. de plusieurs journaux catholiques. V. le Tablet du 5 novembre 1860, rapportant UDe corresp. de Rome du 23 octobre.

(2) V. cette protestation dans l'Appendice au ch. XXIV.

— 41 —

En notre qualité d'historien, nous mettons de côté les insultes et les assertions arbitraires que renferme cette dépêche, à charge même de la mémoire du chevaleresque roi Charles Albert; nous ferons seulement remarquer à Sir Hudson que la preuve qu'il donne de l'étroite connexion qui existe entre un mauvais gouvernement et le nombre des maisons de Jésuites ne repose sur rien de sérieux et ne saurait soutenir l'examen, «C'est une chose digne de remarque, dit-il, que de 54 maisons de Jésuites supprimées en Italie par le gouvernement constitutionnel, 34 existaient dans le royaume des Deux Siciles, dans ce royaume mal gouverné, s'il en fut. D'où il suit que le rapport des vices d'un gouvernement avec le nombre des établissements jésuitiques dont il était pourvu, sera le premier fait qui frappera l'attention des représentants italiens, si cette protestation leur est soute mise et contrebalancera grandement l'appel général aux droits de propriété et de justice distributive qu'elle adresse au souverain»(1). Les gens malveillants et pervers pourront répéter à pleine bouche les grands mots de Sir Hudson; mais il en sera tout autrement des gens honnêtes et bien renseignés sur les événements. Pour procéder avec loyauté et droiture, Sir Hudson aurait dû comparer le nombre des maisons supprimées avec la population des divers États  de la Péninsule où il y en avait. Tandis en effet que le nombre de dix maisons, par exemple, serait peu pour un empire comme celui de Russie, une seule maison de Jésuites serait beaucoup pour la république de S. Marin. Or, en procédant de cette manière, l'ambassadeur anglais aurait juste prouvé le contraire de ce qu'il voulait établir.

(1) Dépêche de Sir Hudson, adressée de Turin à Lord Russell, le 14 nov. 1860, panai les documents présentés à la Chambre de Londres,

— 42 —

Qu'il sache que des 34 maisons de Jésuites supprimées en 1860, 34 appartenaient au royaume des Deux Siciles, c'est-à-dire, à un royaume de 10 millions d'habitants ou à peu près; 11 à l'Ombrie, aux Marches et aux Romagnes, contenant un peu plus de 2 millions d'habitants; 6 au duché de Modène qui n'a pas 500,000 âmes et 3 à la Lombardie qui en a plus de 2 millions. — Mettant donc en proportion mathématique les établissements de la Compagnie avec la population, et prenant pour unité le million d'âmes, nous obtenons ce résultat que les maisons de Jésuites se trouvaient:

Pour le duché de Modène, dans le rapport de..... 12 à 1;

Pour les États  de l'Église........................................5 à 1;

Pour le royaume de Naples.................................3 1/3 à 1;

Pour la Lombardie...............................................1 ½ à 1.

Les Jésuites, d'après ce tableau, étaient donc en plus grand nombre dans le duché de Modène dont le gouvernement, M. Hudson ne le niera pas, était relativement meilleur que dans le royaume de Naples où, proportion gardée, ils étaient quatre fois moins nombreux. Le pays où ils l'étaient le moins, parmi les quatre désignés ci-dessus, était précisément sous la domination de l'Autriche dont la calomnie a prétendu qu'ils étaient le plus ferme appui. En résumé, et suivant les principes de statistique posés par Sir Hudson à l'égard des Jésuites, le nombre de leurs maisons en Italie se trouvait en raison directe de la bonté des gouvernements. — Bien plus, en se reportant à l'époque de 1848, Sir Hudson aurait trouvé alors sur le territoire piémontais 18 maisons de Jésuites, y compris les couvents qui faisaient partie des collèges fréquentés par les élèves du dehors.

— 43 —

Dira-t-il cependant que le gouvernement de la glorieuse maison de Savoie était alors le plus mauvais de l'Italie? Ce fait d'ailleurs n'est pas exceptionnel, et sans aller jusqu'aux États  libres (mais non démagogiques) de l'Amérique, où la prospérité et le nombre des établissements des Jésuites sont en harmonie avec la liberté et l'indépendance de ces contrées, qu'on s'arrête un instant au royaume de Belgique. C'est ici un État constitutionnel, indépendant, ami de la vraie liberté que le Piémont n'a pas connue, un État de moins de 5 millions d'habitants où se trouvent jusqu'à 21 maisons de Jésuites. Enfin, que sir Hudson le sache, le XIXe siècle n'est pas le siècle de Voltaire, et l'histoire moderne ne se contente plus de nouvelles controuvées, de dépêches menteuses; il lui faut des documents et des faits: or les documents et les faits historiques établissent que les Jésuites ont toujours été plus florissants sous les gouvernements qui respectèrent mieux les vrais principes de la liberté et tinrent en plus grand honneur les saintes maximes du droit et de la justice.


vai su


Chapitre XXV
LA DIPLOMATIE EUROPÉENNE ET L'INVASION DES ÉTATS PONTIFICAUX.

Il ne sera pas facile de décrire, et même nos descendants auront peine à imaginer quel frémissement d'indignation lit le tour du monde catholique, à la nouvelle de l'invasion piémontaise dans les États  de l'Église. Les peuples non dissidents condamnèrent bien haut, par la bouche de leurs évoques, cette sacrilège usurpation et accueillirent avec enthousiasme les braves qui avaient combattu en faveur du Souverain Pontife, à Pérouse, à Spolète, à Pesaro, à Castelfidardo et à Ancône: partout des services solennels furent célébrés à la mémoire des morts, et d'éloquents orateurs glorifièrent ces nouveaux croisés qui avaient répandu leur sang, sur le champ de bataille, pour la plus juste et la plus sainte des causes.

Le comte de Cavour,bien qu'il n'eût pas deviné le profond et universel sentiment de réprobation que le vol des domaines pontificaux exciterait dans le monde catholique, s'était hâté, dès l'entrée des Piémontais sur le territoire ecclésiastique, d'amuser la diplomatie et de répondre à ses questions par un mémorandum qui est un chef-d'œuvre d'hypocrisie et de mauvaise foi. Eu égard à son importance, nous le reproduisons ici tout entier, en l'accompagnant des notes et des éclaircissements que demande la vérité.

— 45 —

Mémorandum du comte de Cavour

aux puissances étrangères.

«La paix de Villafranca, en assurant aux Italiens le droit de disposer de leur sort, a mis les populations de plusieurs provinces du nord et du centre de la Péninsule à même de substituer à des gouvernements soumis à l'influence étrangère le gouvernement national du roi Victor Emmanuel (1).

«Cette grande transformation s'est opérée avec un ordre admirable, et sans qu'aucun des principes sur lesquels repose l'ordre social (2), ait été ébranlé.

«Les événements qui se sont accomplis dans l'Emilie et dans la Toscane, ont prouvé à l'Europe que les Italiens, loin d'être travaillés par des passions anarchiques, ne demandaient qu'à être régis par des institutions libres et nationales (5). Si cette transformation eût pu s'étendre à toute la Péninsule, la question italienne serait, à cette heure, pleinement résolue. Loin d'être pour l'Europe une cause d'appréhension et de dangers, l'Italie serait désormais un élément de paix et de conservation (4).

(1) La paix de Villafranca avait établi «que le grandduc de Toscane et le duc de Modène rentreraient dans leurs Etats, en accordant une amnistie générale.» Le traité de Zurich avait décidé que la question de l'Italie centrale serait portée devant un congrès européen. M. de Cavour confond ici la liberté matérielle avec la liberté morale qui, dans le domaine social, est réglée par des contrats et par des droits mutuellement reconnus.

(2) C'est-à-dire en les ébranlant tous, en violant effrontément les ti ailés, en foulant aux pieds le droit des princes légitimes, en violentant les vœux des populations, etc. Nous reviendrons encore sur cette pénible matière.

(3) Et, en outre, d'être rendus à leurs souverains et à leur autonomie pour se voir délivrés d'un parti qui les opprime et les traite en peuples conquis.

(4) La paix est impossible tant que durera la domination des sociétés secrètes par l'appui néfaste de la révolution. Mais les sociétés secrètes, une fois réduites à l'impuissance,  l'Italie sera-t-elle plus une?

— 46 —

Malheureusement, la paix de Villafranca n'a pu embrasser qu'une partie de l'Italie. Elle a laissé la Vénétie sous la domination de l'Autriche et elle n'a produit aucun changement dans l'Italie méridionale et dans les provinces restées sous la domination temporelle du Saint-Siège (1).

«Nous n'avons pas l'intention de traiter ici la question de la Vénétie. Il nous suffira de rappeler que, tant que cette question ne sera pas résolue, l'Europe ne pourra pas jouir d'une paix solide et sincère. Il restera toujours en Italie une cause puissante de troubles et de révolutions qui, en dépit des efforts des gouvernements, menacera incessamment de faire éclater, au centre du continent, l'insurrection et la guerre (2). Mais cette solution, il faut savoir l'attendre du temps. Quelle que soit la sympathie qu'inspire à bon droit le sort, chaque jour plus malheureux, des Vénitiens, l'Europe est si préoccupée des conséquences incalculables d'une guerre, elle a un si vif désir, un besoin si irrésistible de la paix, qu'il serait peu sage de ne pas respecter sa volonté (3). Il n'en est pas de même pour les questions relatives au centre et au midi de la Péninsule.

«Attaché à un système traditionnel de politique, qui

(1) La paix de Villafranca, art. 3, et le traité de Zurich, art. ¿0, avaient fixé le soi t de la Vénétie. Napoléon, dans la noie du 9 sept. 1859, avait déclaré que le rétablis se m eut de la liberté de l'Etat vénitien avait été stipulé par l'Autriche sous la condition du retour des ducs. Pour ce qui regarde le royaume de Naples et les États  du Pape, l'art. 1 de la paix de Villafranca et l'art. 20 du traité de Zurich les avaient admis a faire partie d'une confédération italienne et, aux termes de ces articles, les deux Empereurs devaient s'employer à obtenir des réforme du Souverain Pontife et conséquemment du roi de Naples (art. 6). De plus, il avait été réglé par l'art. 19 du traité de Zurich que le territoire des États  italiens qui n'allient point pris part a la guerre, ne serait pas modifié sans le consentement des puissances.

(2) La faute en est a ceux qui ont viole les traités de Zurich et de Villafranca.

(3) Tant que les ministres du Piémont, aidés des sociétés secrètes, n'auront pas réussi à organiser la révolution dans l'Empire autrichien et à suborner quelques généraux.

— 47 —

n'a pas été moins fatal à sa famille qu'à son peuple, le jeune roi de Naples s'est mis, dès son avènement au trône, en opposition flagrante avec les sentiments nationaux des Italiens, aussi bien qu'avec les principes qui gouvernent les pays civilisés. Sourd aux conseils de la France et de l'Angleterre, refusant même de suivre les avis qui lui venaient d'un gouvernement dont il ne pouvait mettre en doute ni l'amitié constante et sincère, ni l'attachement au principe de l'autorité, il a repoussé pendant une année tous les efforts du roi de Sardaigne pour l'amener à un système de politique plus conforme aux sentiments qui dominent le peuple italien (1).

«Ce que la justice et la raison n'ont pu obtenir, une révolution vient de l'accomplir. Révolution prodigieuse, qui a rempli l'Europe d'étonnement par la manière presque providentielle dont elle s'est opérée, et l'a saisi d'admiration pour le guerrier illustre, dont les glorieux exploits rappellent ce que la poésie et l'histoire racontent de plus surprenant).

«La transformation qui s'est faite dans le royaume de Naples, pour s'être opérée par des moyens moins pacifiques et réguliers, que celle de l'Italie centrale (3), n'en est pas moins légitime. Ses conséquences ne sont pas moins favorables aux véritables intérêts de l'ordre et à la consolidation de l'équilibre européen (1). Une fois que la Sicile et Naples feront partie intégrante de la grande famille italienne, les ennemis des trônes n'auront plus

(1) V. notre réponse au chap VI. M. de Cavour avertissait le roi de Naples, après avoir ruiné sou pouvoir: quelle amitié sincère! Les chap. XVIII et XIX ajoutent d'autres preuves a celles-ci.

(2) Prodiges étonnants, nous l'avouons; mais uniquement dus aux trahisons, a l'imposture et a l'or jeté à pleines mains par le Piémont. Nous ne nous opposons pas, du reste, a ce que les exploits de Garibaldi prennent leur place dans le récit de la fable. Rien de plus fabuleux, en effet, dans le sens que nous l'entendons.

(3) Transformation aussi légitime qu'un vol opéré au moyen de la trahison et de l'hypocrisie.

— 48 —

 aucun puissant argument à faire valoir contre les principes monarchiques (2), les passions révolutionnaires ne trouveront plus un théâtre où les entreprises les plus insensées avaient des chances de réussir, ou du moins d'exciter la sympathie de tous les hommes généreux. —

«On serait donc autorisé à penser que l'Italie pourrait rentrer enfin dans une phase pacifique, de nature à dissiper les préoccupations européennes, si les deux grandes régions du nord et du midi de la Péninsule n'étaient séparées par des provinces qui se trouvent dans un état déplorable (3).

«Le gouvernement romain s'étant refusé à s'associer en quoi que ce soit au grand mouvement national et ayant au contraire continué à le combattre avec le plus regrettable acharnement, s'est mis depuis longtemps en lutte formelle avec les populations qui n'ont pas réussi à se soustraire à sa domination (4).

(1) Le désordre n'a jamais été favorable k l'ordre, et le renversement de tous les droits est le comble des désordres. Que serait-ce en y ajoutant la perfidie et U fausseté?

(2) Mazzini a déclaré en face de l'Europe qu'il ne se lasserait jamais de pousser k l'établissement de la république italienne et a traité de despotique le gouvernement constitutionnel. Or, il lui sera plus facile de détrôner un seul roi qu'il ne lui était facile d'en détrôner plusieurs.

(3) Imposture manifeste. L'état déplorable des provinces en question, est celui où les a réduites la politique cavourienne. Nous en parlerons plus longuement; mais nous en avons dit assez en parlant des Romagnes; les Pepoli et les Valerio ont fait pis encore de l'Ombrie et des Marches.

(4) Le gouvernement pontifical a refusé de s'associer aux principes subversifs de tout ordre social et religieux, et s'est mis en opposition déclarée, non pas avec l'Italie catholique, mais avec l'Italie des sociétés secrètes qui tient opprimée la nation véritable.

— 49 —

«Pour les contenir, pour les empêcher de manifester les sentiments nationaux dont elles sont animées, il a fait usage du pouvoir spirituel que la Providence lui a confié dans un bat bien autrement grand que celui assigné au gouvernement politique (1).

«En présentant aux populations catholiques la situation de l'Italie sous des couleurs sombres et fausses, en faisant un appel passionné au sentiment, ou, pour mieux dire, au fanatisme qui exerce encore tant d'empire dans certaines classes peu éclairées de la société (3), il est parvenu à ramasser de l'argent et des hommes de tous les coins de l'Europe et à former une armée composée presque exclusivement d'individus étrangers, non seulement aux États  Romains, mais à toute l'Italie (3).

«Il était réservé aux États  Romains de présenter dans notre siècle l'étrange et douloureux spectacle d'un gouvernement réduit à maintenir son autorité sur ses sujets, au moyen de mercenaires étrangers aveuglés par le fanatisme ou animés par l'appât de promesses qui ne sauraient être

(1) Le Pape a condamné le vol. et il le devait faire, et, s'il l'a puni de peines ecclésiastiques, c'est parce que ce vol avait pour objet des choses sacrées aux yeux de l'Église. Telle a toujours été la conduite des Souverains Pontifes. L'Église nationale de M. de Cavour l'entendrait peut être différemment.

(2) Le Pape a représenté les choses au point de vue qui lui est commun avec tous ceux qui veulent les voir comme elles sont, et il en a justement appelé aux sentiments catholiques Mais pour M. de Cavour et les siens, le catholicisme est le fanatisme et les catholiques, prêtres ou laïques, ne sont partout que des fanatiques ignorants que la sagesse révolutionnaire devra illuminer. Caci et duces cœcorum.

(3) Nous avons traité ce point au chap. précédent. Nous rappellerons de nouveau que les bandes de Garibaldi étaient composées d'une manière semblable, sauf la différence des personnes qui n'est pas en leur faveur; et néanmoins elles prétendaient représenter l'Italie. M. de Thouvenel en est convenu lui même et s'en est ainsi expliqué à Lord Cowley. Voyez la dépêche du 12 sept., de Lord Cowley a John Russell.

— 50 —

réalisées qu'en jetant dans la détresse des populations entières (1).

«De tels faits provoquent au plus haut degré l'indignation des Italiens qui ont conquis la liberté et l'indépendance. Pleins de sympathie pour leurs frères de l'Ombrie et des Marches, ils manifestent de tous côtés leur désir de concourir à faire cesser un état de choses qui est un outrage aux principes de justice et d'humanité et qui froisse vivement le sentiment national (a).

«Bien qu'il partageât cette douloureuse émotion, le gouvernement du Roi a cru devoir jusqu'à présent empêcher et prévenir toute tentative désordonnée pour délivrer les peuples de l'Ombrie et des Marches du joug qui les opprime (3). Mais il ne saurait se dissimuler que l'irritation croissante des populations ne pourrait être contenue longtemps sans avoir recours à la force et à des mesures violentes. D'ailleurs la révolution ayant triomphé à Naples, pourrai-ton l'arrêter à la frontière des États  Romains où l'appellent des abus non moins graves que ceux qui ont entraîné irrésistiblement en Sicile les volontaires de l'Italie.

«Aux cris des insurgés des Marches et de l'Ombrie, l'Italie entière s'est émue (4). Aucune force ne saurait empêcher que du midi et du nord de la Péninsule des milliers d'Italiens accourent à l'aide de leurs frères menacés de désastres semblables à ceux de Pérouse.

(1) Calomnies, à l'usage de 11. de Cavour et de ses adhérents, qui, dans le langage moderne, sont appelées du nom de politique.

(2) Quelle hypocrisie et quelle mauvaise foi! Il faudrait voir maintenant l'état d'oppression où gémissent ces malheureuses provinces dont le sort attendrissait le cœur de M. de Cavour.

(3) Qui lui en donna le droit contre un État pacifique et tranquille, et au mépris de la loi de non-intervention?

(4) Toute l'Italie s'est émue et indignée des artifices diaboliques employés par M. de Cavour pour allumer le feu de ta révolte au sein de ces populations, en y jetant des bandes d'assassins et de vils mercenaires.

— 51 —

«S'il demeurait impassible au milieu de cet entraînement universel, le gouvernement du Roi se mettrait en opposition directe avec la nation (1). L'effervescence généreuse que les événements de Naples et de la Sicile ont produite dans les multitudes dégénérerait aussi en anarchie et en désordre.

«Il serait alors possible et même probable quele mouvement régulier qui s'est opéré jusqu'ici prît tout à coup les caractères de la violence et de la passion. Quelle que soit la puissance des idées d'ordre sur les Italiens, il est des provocations auxquelles les peuples les plus civilisés ne sauraient résister. Certes, ils seraient plus à plaindre qu'à blâmer si, pour la première fois, ils se laissaient entraîner à des réactions violentes qui amèneraient les plus funestes conséquences L'histoire nous apprend que des peuples qui sont aujourd'hui à la tête de la civilisation ont commis sous l'empire de causes moins graves, les plus déplorables excès.

«En exposant la Péninsule à de pareils dangers, le gouvernement du Roi serait coupable envers l'Italie; il ne Je serait pas moins envers l'Europe.

«Il manquerait à ses devoirs envers les Italiens, qui ont toujours écouté les conseils de modération qu'il leur a donnés, et qui lui ont confié la haute mission de diriger le mouvement national (2).

(1) M. de Cavour abuse en vérité de ce faux argument qu'il reçasse jusqu'au ridicule.

(2) Ce trait est tout à fait digne de Machiavel. Ces motifs de justification reposent sur deux faits imaginés pour le besoin d'une mauvaise cause, ii savoir: 1° que l'État pontificat était plongé dans le désordre, 2° que le gouvernement de Turin avait le droit d'y intervenir. —Parlons sans voile. Cavour a excité la révolution en Italie pour s'emparer des États  des princes italiens et, après cela, il prétendit se justifier par la grande raison de la révolution à comprimer. Quelle logique!

— 52 —

«Il manquerait à ses devoirs envers l'Europe; car il a contracté à ses yeux l'engagement moral de ne pas laisser le mouvement italien se perdre dans l'anarchie et le désordre.

«C'est pour remplir ce double devoir que le gouvernement du Roi, dès que les populations insurgées de l'Ombrie et des Marches lui pnt envoyé des députations pour invoquer sa protection, s'est empressé de la leur accorder (1) En même temps il a expédié à Rome un agent diplomatique pour demander au gouvernement pontifical l'éloignement des légions étrangères, dont il ne pourrait se servir pour comprimer les manifestations des provinces qui touchent à nos frontières, sans nous forcer à intervenir en leur faveur. Sur le refus de la cour de Rome d'obtempérer à cette demande, le Roi à donné l'ordre à ses troupes d'entrer dans l'Ombrie et dans les Marches, avec la mission d'y rétablir l'ordre et de laisser aux populations la liberté de manifester leurs sentiments(â). Les troupes royales doivent respecter scrupuleusement Rome et le territoire qui l'entoure. Elles concourraient, si jamais il en était besoin, à préserver la résidence du Saint-père de toute attaque et de toute menace; car le gouvernement du Roi saura concilier toujours les grands intérêts de l'Italie avec le respect dû au chef auguste de la religion à laquelle le pays est sincèrement attaché. En agissant ainsi, il a la conviction de ne point froisser les sentiments des catholiques éclairés qui ne confondent pas le pouvoir temporel dont la cour de Rome a été investie pendant une période de son histoire,

(1) Qui a vu ces députations? Et d'où leur vint l'autorisation de représenter telle ou telle province? Ce n'est assurément pas du peuple, empêché par la force d'exprimer sa volonté, suivant l'assertion de M. de Cavour.

(2) Quel fatras de mensonges et de calomnies! Quiconque aura lu notre précédent chapitre, pourra dire la part que fait k la vérité ce fameux Memorandum.

— 53 —

avec le pouvoir spirituel qui est la hase éternelle et inébranlable de son autorité religieuse.

«Mais nus espérances vont plus loin encore: nous avons la confiance que le spectacle de l'unanimité des sentiments patriotiques qui éclatent aujourd'hui dans toute l'Italie, rappellera au Souverain Pontife qu'il a été, il y a quelques années, le sublime inspirateur de ce grand mouvement national. Le voile que des conseillers animés par des intérêts mondains avaient mis sur ses yeux, tombera, et alors, reconnaissant que la régénération de l'Italie est dans les desseins de la Providence, il redeviendra le père des Italiens, comme il n'a jamais cessé d'être le père auguste et vénérable de tous les fidèles (1).» Signé: Cavour.

«Turin, le 12 septembre 1860.

Quand nos descendants liront cette circulaire et d autres semblables de M. de Cavour, ils s'étonneront que ce ministre ait pu vouloir tromper, par d'aussi pauvres allégations, la diplomatie de l'Europe du XIXe siècle; ils se moqueront des applaudissements prodigués aux manœuvres de sa désolante hypocrisie. Or ce mémorandum artificieux satisfit Lord Russell qui avait tout essayé pour abaisser et détruire le pouvoir temporel du Souverain Pontife. Quand l'expédition de Garibaldi semblait imminente, Lord Russell avait insisté auprès du cabinet des Tuileries pour que le drapeau français cessât de défendre Rome et le Saint Père. Bien que le noble lord n'ait pas communiqué aux Chambres les documents relatifs à cette affaire, on en devine assez le contenu par la dépêche de Lord Cowley, du 18 mai.

(1) Hypocrisie affectée et ridicule dans la bouche de M. de Cavour que chacun savait imbu d'esprit voltairien.

— 54 —

L'ambassadeur anglais à Paris annonçait la prolongation de l'occupation française à Rome et rapportait les motifs que lui avait présentés M. Thouvenel pour justifier son gouvernement, avec la promesse que cette prolongation ne serait plus que temporaire. Preuve manifeste que Lord Russell avait ordonné à Lord Cowley d'insister fortement pour l'évacuation de Rome. Plus tard et par une dépêche du 12 août, M. Russell écrivait de Rome à Lord John que l'occupation des Français dans cette ville était indéfiniment prorogée, et lui signalait de nouveau ce qu'il lui avait maintefois répété, à savoir que dans sa conviction le gouvernement de l'Empereur n'avait aucune intention de rappeler sa garnison. Le noble lord mettait donc évidemment une extrême importance au rappel des soldats français, dont l'honneur n'eût jamais souffert une invasion des Garibaldiens dans le centre des États  de l'Église, pas plus qu'un mouvement d'insurrection provoqué par les annexionnistes; sans compter que la présence des Français à Rome permettait à Lamoricière de disposer d'une plus grande force contre Garibaldi. Nous croyons qu'à propos de cette prolongation de l'occupation française, Lord Russell, dans sa dépêche du 22 mai à Sir Hudson,à Turin, a usé d'équivoque sur la question romaine en disant: «Je ne peux vous parler longuement ici des «Etats Romains, Le gouvernement de S. M. n'a pas des informations précises concernant les rapports qui existent entre le Pape et le roi de Sardaigne; mais, afin que les troupes pontificales n'envahissent pas l'Emilie et la Toscane, le gouvernement de S. M. regarde la Sardaigne comme obligée à maintenir une attitude défensive.» Or, le même jour, John Russell recevait les déclarations du cardinal Antonelli

— 55 —

qui annonçait ouvertement que le Pape n'avait aucune intention agressive, que l'armée de 20,000 hommes qu'il espérait avoir à la fin d'août suffirait à peine pour protéger l'ordre public, quand il n'y aurait à repousser aucune attaque de la part de Garibaldi ou du roi de Piémont: le gouvernement du St. Père, ajoutait-il, est décidé à défendre envers et contre tous ses propres droits, mais non à attaquer le territoire piémontais (1). Néanmoins Lord Russell, dans la note adressée le 26 mai à M. de Cavour, ne disait pas un mot du domaine pontifical; mais lui demandait seulement la promesse qu'il ne ferait point de cession territoriale à la France, et qu'il n'attaquerait pas l'Autriche ni le royaume de Naples. Dans la note postérieure du 31 août, adressée à Sir Hudson, pour en laisser copie à M. de Cavour. il insistait de nouveau sur les mêmes points; mais il n'engageait pas le moins du monde le ministre piémontais à ne pas envahir les possessions du St. Père. Il en avait résolu la ruine et avait certainement donné à Sir Hudson des instructions conformes qu'il ne voulut point soumettre aux Chambres Britanniques.

Effectivement, Sir Hudson, dans sa dépêche de Turin, en date du 7 septembre, présentait comme imminente l'heure où le gouvernement sarde prendrait l'offensive contre les États  Romains, et la manière de s'exprimer montrait assez qu'il écrivait à quelqu'un dont les vues étaient les siennes et dont la connivence ne faisait pas l'objet du moindre doute.

Sous la même date du 7 septembre, Lord Russell, dans une note à Lord Cowley qui devait la communiquer à M. Thouvenel, en réponse à la dépêche de celui-ci, datée du 22 août, laisse assez voir qu'il était convaincu de la prochaine occupation des Marches et de l'Ombrie,

(1) Dépêche du 11 mai envoyée de Rome par M. Russell a Lord Russell.

— 56 —

occupation qu'il ne qualifie certainement pas d'injustifiable, comme serait à son avis la guerre de la Sardaigne contre la Vénétie.

Alors sans doute John Russell aura donné des instructions à son ministre de Paris, pour forcer M. Thouvenel à reconnaître l'intervention des Piémontais dans les États  de l'Église et après, dans les Deux Siciles. En effet, Lord Cowley, dans sa dépêche du 12 septembre, en réponse à la dernière de Lord Russell, expose les efforts et les raisonnements qu'il a employés pour amener M. Thouvenel à la persuasion que la France devait tenir pour légitime l'entrée des Piémontais dans les États  du Pape. «Ayant approuvé,» avait-il dit à M. Thouvenel, «approuvé et reconnu l'annexion des Duchés à la Sardaigne, vous ne pouvez pas conte tester au royaume de Naples le droit qu'il possède d'exécuter la même chose. Si vous avez vu avec complaisance la séparation des Légations d'avec le gouvernement du Pape, vous ne devez pas vous opposer à ce que l'Ombrie et les Marches aspirent également à être libres.» Lord Cowley disait de plus qu'entre la situation des Légations et celle des Marches il n'y avait qu'une ombre de différence. Mais dans la dépêche du 21 septembre à Fane, Lord Russell révélait beaucoup plus clairement sa complicité coopératrice dans l'invasion piémontaise des États  de l'Église. Dans le cours de notre conversation», écrivait-il, «le comte Wimpfen m'a lu une circulaire du comte Rechberg qui condamne de la façon la plus absolue l'invasion des États Romains effectuée par l'armée piémontaise. Je lui ai répondu qu'en ce point je pensais tout autrement que le comte Rechberg... Le roi Victor Emmanuel ayant accepté la mission d'être le chef et le champion de l'Italie,

— 57 —

j'ai cru qu'il était obligé par la nécessité à ne pas permettre que les provinces du royaume italien lui soient disputées par les compagnons de Garibaldi ni par les mercenaires étrangers du Pape. C'est le devoir du roi de régler et de modérer le mouvement de la Péninsule, de comprimer l'anarchie par la force, de substituer un gouvernement régulier à l'oppression qui abat et à l'insurrection qui «met dans un état convulsif les provinces de l'Italie.»

C'était dans le même sens que John Russell écrivait le 4 octobre à Crampton et à Bloomiield, en justifiant et en défendant solennellement l'invasion piémontaise dans les États  Romains et en ordonnant à ses ambassadeurs de communiquer sa dépêche aux cours de St. Pétersbourg et de Berlin près desquelles ils étaient accrédités. Il fallait faire savoir à ces cours que le gouvernement anglais ne prenait point part au déplaisir que la chute de cet État occasionnait à quelques puissances de l'Europe. Le langage employé par Lord Russell dans ces pièces diplomatiques est le même qu'ont employé dans leurs circulaires M. de Cavour et Farini. Ceci prouve à l'évidence que M. de Cavour mit sa politique d'accord avec le ministre des affaires étrangères de la Grande-Bretagne, qui dicta ses principes à M. de Cavour, ou adopta les siens, et promit, en tout cas, d'appuyer de son influence la révolution italienne et la déchéance de la Papauté.

Mais d'avoir spolié le St. Père de la majeure partie de ses provinces ne suffisait pas à Lord Russell; il continua, toujours en s'aidant de ta Maison de Savoie, à faire son possible pour détruire complètement le pouvoir temporel de l'Église en Italie.

— 58 —

Dans sa dépêche du 22 septembre à Lord Cowley, il insiste vivement pour que les troupes françaises soient retirées de Rome et de Cîvità-Vecchia, et laissent ce peuple libre de manifester sa volonté et de secouer l'oppression sous laquelle il a gémi si longtemps, II fait peser sur la France toute la responsabilité de la prolongation d'un système administratif qui rend les sujets mécontents et malheureux. Il emploie tous les artifices pour persuader à ce gouvernement que le Pape peut rester à Rome sous la protection des Piémontais et conserver son autorité spirituelle sur le monde catholique, sans son pouvoir temporel, qui le place dans l'humiliante condition d'être gardé jour et nuit par tes Français. Lord Russell voulut que cette dépêche fût communiquée à M. Thouvenel, et il ne s'en tint pas là. Son ambassadeur à Paris, comme on le voit par les dépêches du 25 et du 29 septembre, continua à presser le gouvernement français de satisfaire aux désirs de Lord Russell; et les mêmes instances n'ont pas encore cessé. Au reste, le noble lord n'en fit pas un mystère dans le parlement anglais; il y rebattit tout ce qu'il avait dit d'autres fois contre le gouvernement du Pape, y vomit un torrent d'injures contre le chef de l'Église et pérora pour l'entière abolition de son pouvoir temporel, en affirmant de nouveau cette maxime solennellement proclamée dans sa fameuse dépêche du 27 octobre et répétée à satiété que chaque peuple est libre de se donner le gouvernement qu'il juge le meilleur pour ses intérêts (1). Nous reviendrons sur ce point; nous voulons seulement conclure de ce qui vient d'être dit à l'évidente complicité du ministre anglais dans l'invasion des États  Romains et conséquemment à la pleine approbation donnée par lui au Mémorandum de M. de Cavour.

(1) Séances de la Chambre des Communes du 5 et du 6 fév. 1861.

— 59 —

Mais cette pièce et l'invasion qu'elle justifiait n'obtinrent pas le même accueil auprès des autres cours de l'Europe. Les gouvernements furent en général indignés de la politique tortueuse et usurpatrice de la Sardaigne et protestèrent énergiquement contre l'occupation des États  pontificaux (1). Dans la note présentée au ministère subalpin, le 43 novembre, à l'occasion de l'invasion des États  Napolitains, la Prusse jugea sévèrement le Mémorandum de Cavour et envoya la dépêche suivante au comte Brassier de S. Simon, ambassadeur à Turin, dépêche signée du baron de Schleinitz, ministre des affaires étrangères.

«Le gouvernement de S. M. le roi de Sardaigne, en nous faisant communiquer, par l'intermédiaire de son ministre à Berlin, le Mémorandum du 12 septembre, semble lui même avoir voulu nous engager à lui faire part de l'impression que ses derniers actes et les principes d'après lesquels il a cherché à les justifier, ont produite sur le cabinet de S. A. R. Mr le prince-régent. Si ce n'est qu'aujourd'hui que nous répondons à cette démarche, Votre Excellence aura su apprécier d'avance les motifs de ce retard; car, d'un côté, elle sait combien nous désirons maintenir de bons rapports avec le cabinet de Turin et, de l'autre, les règles fondamentales de notre politique sont trop présentes à son esprit pour qu'elle n'ait pas du pressentir la profonde divergence de principes que toute explication devait nécessairement constater entre nous et le gouvernement du roi Victor Emmanuel. Mais, en présence de la marche de plus en plus rapide des événements, nous ne saurions prolonger un silence qui pourait donner lieu à des malentendus regrettables et jeter un faux jour sur nos véritables sentiments.

(1) V. la Patrie du 10 sept. 1860 et la dépêche de Turin du 19 sept.

— 60 —

C'est donc afin de prévenir des appréciations erronées, que par l'ordre de S. A. R. Mr le prince régent, je vous exposerai sans réticenses la manière dont nous envisageons les derniers actes du gouvernement sarde et les principes développés dans son Mémorandum précité, ce Tous les arguments de cette pièce aboutissent au principe du droit absolu des nationalités. Certes, nous sommes loin de vouloir contester la haute valeur de l'idée nationale. Elle est le mobile essentiel et hautement avoué de notre propre politique qui, en Allemagne, aura toujours pour but le développement et la réunion, dans une organisation plus efficace et plus puissante, des forces nationales. Mais, tout en attribuant au principe des nationalités une importance majeure, le gouvernement prussien ne saurait y puiser la justification d'une politique qui renoncerait au respect du au principe du droit. Au contraire, loin de regarder comme incompatibles ces deux principes, il pense que c'est uniquement dans la voie légale des réformes et en respectant les droits existants, qu'il est permis à un gouvernement régulier de réaliser les vœux légitimes des nations. «D'après le Mémorandum sarde, tout devrait céder aux exigences des aspirations nationales et toutes les. fois que l'opinion publique se serait prononcée en faveur de ces aspirations, les autorités existantes n'auraient qu'à abdiquer leur pouvoir devant une pareille manifestation. Cependant c'est en s'appuyant sur le droit absolu de la nationalité italienne et sans avoir à alléguer aucune autre raison, que le gouvernement de S. M. le roi de Sardaigne a demandé au Saint-Siège le renvoi de ses troupes non italiennes et que, sans même attendre le refus de celui-ci, il a envahi les États  pontificaux dont il occupe, à l'heure qu'il est, la majeure partie.

— 61 —

Sous ce même prétexte, les insurrections qui éclatèrent à la suite de cette invasion ont été soutenues; l'année que le Souverain Pontife avait formée pour maintenir l'ordre public a été attaquée et dispersée. Et, au lieu de s'arrêter dans la voie qu'il a poursuivie au mépris du droit international, le gouvernement sarde vient de faire donner l'ordre à son armée de franchir sur différents points les frontières du royaume de Naples, dans le but avoué de venir au secours de l'insurrection et d'occuper militairement le pays. En même temps, les Chambres piémontaises sont saisies d'un projet de loi tendant à effectuer de nouvelles annexions en vertu du suffrage universel et à inviter ainsi les populations à déclarer formellement la déchéance de leurs princes. C'est de cette manière que le gouvernement sarde, tout en invoquant le principe de non-intervention en faveur de l'Italie, ne recule pas devant les infractions les plus flagrantes au même principe dans ses rapports avec les autres États  italiens. Appelés à nous prononcer sur de tels actes et de tels principes, nous ne pouvons que les déplorer profondément et sincèrement, et nous croyons remplir un devoir rigoureux en exprimant de la manière la plus formelle notre désapprobation et de ces principes et de l'application que l'on a cru pouvoir en faire.

«En vous invitant, monsieur le Comte, à donner lecture de la présente dépêche à M. le comte de Cavour et à lui en laisser copie, je saisis cette occasion pour vous réitérer l'assurance, etc.

Nous reproduirons ailleurs les autres protestations de la Russie et de l'Espagne auxquelles donna lieu l'occupation du royaume de Naples. Pour l'Autriche, elle condamna hautement l'invasion des États  de l'Église.

— 62 —

Elle déclara que le gouvernement de Turin n'avait aucun droit d'intervenir dans les États  du Pape; qu'elle se regardait comme libre de tout engagement et autorisée à ne prendre conseil que des circonstances. Si elle avait souffert, disait sa dépêche, tout ce qui s'était fait en Italie après la paix de Villafranca, ç'avait été uniquement pour ne pas troubler la paix de l'Europe (1). A partir de ce moment, l'Autriche prenait une attitude plus belliqueuse; elle concentrait un corps d'armée à Borgo-Forte sur le Pô et en faisait marcher un autre sur le Mincio (2). Ensuite elle ordonnait une, levée de 100,000 hommes (3); elle faisait partir de la Vénétie toutes les familles des officiers (4) et décrétait que, pendant la nuit, les phares du littoral ne seraient pas allumés, pour empêcher les explorations nocturnes des Garibaldiens. Néanmoins nous pensons que l'Autriche aurait pu en cette circonstance porter un coup fatal aux complots de la révolution italienne, ou pour le moins la gêner infiniment dans ses progrès. L'Autriche devait franchement déclarer, et mille raisons l'autorisaient à le faire, qu'elle verrait un casus belli dans l'invasion des frontières romaines par l'armée de Sardaigne. Si elle en avait usé ainsi, le Piémont, déjà inquiet

(1) V, la dépêche de Lord Russell à M. Fane, ambassadeur à Vienne en date du il sept. 1860; la corresp. de Francfort du 18 sept. 1860 au Standard; celle du 17 de Paris au Times et dans le Constitutionnel du 25 sept., l'article dé M. Grandguillot.

(2) Corresp. des Débats du 6 sept.

(3) Corresp. de Vienne du 25 sept, à la Gazette de Francfort.

(4) Dépêche delà Vénétie du 4 oct.

— 63 —

des armements grandioses de cette puissance (1), n'aurait pas osé risquer en ce moment de se mesurer avec son ennemie, et Garibaldi, n'ayant pas le secours d'une armée, aurait certainement été battu par les troupes du roi de Naples et de Lamoricière. Que si le Piémont, dans. l'ardeur du fanatisme révolutionnaire, avait voulu affronter le poids d'une lutte formidable avec l'Autriche, c'eût été pour Celle-ci la plus heureuse occasion de se remettre en campagne: Garibaldi était alors cloué à Capoue avec ses quelques bandes, et menacé par les forces de Lamoricière; le roi de Naples commandait encore à une armée vigoureuse et dévouée, possédait deux places formidables sur le continent et avait pour lui le mouvement réactionnaire de toutes les provinces qui se relevaient de leur surprise et de leur abattement; les volontaires de Lamoricière brûlaient d'en venir aux mains avec la révolution que le Piémont aurait eu peine à soutenir, menacé qu'il était par les réactions du Modenais et de la Toscane et dépourvu des ressources nécessaires pour une grande guerre. D'autre part, le gouvernement français n'aurait pu en aucune manière s'opposer aux résolutions de l'Autriche, et certes les armées d'une nation aussi catholique que la France ne se seraient pas unies à celles de la révolution dans l'œuvre de spoliation qui se tramait contre le reste du pouvoir temporel du S. Siège. Le monde catholique et la plupart des nations auraient béni l'Empire autrichien de tirer l'épée, non pour agrandir ou défendre ses possessions, mais pour soutenir la cause du Pontife et de l'Église. —

Vains regrets! Le calice de la justice divine n'était pas encore épuisé.

(1) Corresp. de Turin du 12 sept. Journal des Débat.

— 64 —

Pour ce qui regarde la France, M. Thouvenel, par sa note du 22 août au comte de Persigny, ambassadeur à la cour d'Angleterre, s'était étudié à dégager son gouvernement de toute responsabilité dans les événements qui s'accomplissaient en Italie et il les avait rejetés sur le ministère anglais. Les journaux semi-officiels de Paris écrivaient des articles du même ton, vers la fin d'août et au commencement de septembre; ils déclaraient que la France, depuis la paix de Villafranca, avait laissé les Italiens disposer eux-mêmes de leur destinée et poursuivre, à leurs périls et risques, l'unification de leur pays; ils ajoutaient que la France avait fait connaître au Piémont quelles graves conséquences pourraient résulter d'une guerre contre les États  Romains ou contre la Vénétie (1). Plustard, le Constitutionnel a3it signifié d'un ton plus officiel que l'invasion du domaine de l'Église serait pour la France la vraie ligne de séparation de sa politique d'avec celle du Piémont; ¡lavait qualifié cet acte d'une violation des lois internationales, d'une politique fausse et et d'un vrai malheur pour l'Italie (2). M. Thouvenel, dans une conversation diplomatique avec lord Cowley (3), censurait le Piémont d'avoir envahi et annexé les Marches et l'Ombrie, parce que, suivant sa note du 22 août, c'était vouloir détruire des nationalités qui s'appuyaient sur leurs traditions, sur leur histoire et sur leurs intérêts spéciaux.

Quelle que soit l'influence que l'entrevue de Chambéry ait eue sur l'invasion des États  Romains, quel que soit le consentement qu'y ait donné l'Empereur et les conditions qu'il y ait mises, et à ne nous en tenir aux documents publics, immédiatement après l'occupation des provinces du Saint-Siège par les Piémontais,

(1) V. la Pairie, le Pays du 8 sept. 1860.

(2) Constitutionnel du 10 sept. 1860.

(3) Lord Colley à Lord Russell. Paris, 12 sept. 1860.

— 65 —

le gouvernement de France rappela le baron de Talleyrand, son ambassadeur à Turin (1).

Cependant, le Constitutionnel nous fit savoir que ce n'était pas une rupture diplomatique avec la cour de Sardaigne, qui devrait demeurer, conformément aux intérêts de la France, le boulevard invincible de l'Italie; mais un signe d'improbation de la politique suivie par le Piémont (2). Cette déclaration d'un journal semi officiel nous révèle la raison de l'indifférence qui accueillit à Turin ce rappel inefficace (2). Le duc de Grammont ayant envoyé à Paris M. Cadore, secrétaire de la légation française à Rome, pour sonder les intentions de l'empereur (4), Sa Majesté déclara formellement qu'elle n'interviendrait pas avec les armes pour reconquérir les Marches et l'Ombrie (5); mais qu'elle enverrait un corps de troupes défendre ce qui restait des possessions du St. Père (6). Le Constitutionnel résuma ensuite dans un de ses articles quels étaient les sentiments du gouvernement français concernant l'invasion des États  Romains. II disait donc que la France l'avait solennellement blâmée et proclamée contraire au droit des gens; qu'elle avait, en conséquence, rappelé son ministre de Turin; que l'envoi de nouvelles troupes à Rome, sous les ordres d'un brave général, suffirait pour assurer l'indépendance politique du chef de l'Église. Il déclarait ensuite que la France combattrait à tout prix

1) dépêche de Rome du 16 sept.; de Turin du 20 i. ept.; —Moniteur du 14 sept.; dépêche du 20 sept, de Hudson a L. Russell.

2) Constitutionnel du 15 sept. 1860.

3) Corresp. de Paris du 14 sept, au Morning Post et corresp. de Turin du 20 sept.

4) Dépêche de Paris du 30 sept, et corresp. de Paris au Times.

5) M. Thouvenel au duc de Grammont. Paris, 24 sept. 1860.

6) Id. 26 sept. 1860.

— 66 —

la révolution dès qu'elle s'approcherait de Rome (1). Le même journal répétait les mêmes choses dans d'autres articles qui concluaient tous en disant que l'armée française à Rome constituait une barrière infranchissable pour la protection de la ville éternelle et de l'autorité du chef de l'Église; qu'ainsi cette armée fortifierait la réaction salutaire de l'Italie contre les dangereux effets de l'esprit de désordre.

En conformité de cela, l'Empereur avait aussitôt fait partir, pour Cîvità-Vecchia, le général de Goyon avec deux régiments (2); plus tard il décrétait qu'une division d'infanterie, deux escadrons de cavalerie et une batterie d'artillerie s'embarqueraient sans délai à Marseille, pour renforcer à Rome le corps d'occupation.

Dans ce décret et dans d'autres dépêches adressées au duc de Grammont, Napoléon déclarait que les instructions du général de Goyon lui prescrivaient d'étendre son action jusqu'où les opérations militaires paraîtraient le demander. Il déclarait enfin qu'aux grandes puissances, réunies en Congrès, il appartiendrait de se prononcer sur les événements accomplis en Italie; que jusqu'alors il continuerait de remplir les devoirs que lui imposaient, suivant la mission dont il s'était chargé, ses sympathies pour le Souverain Pontife et la présence du drapeau français dans la capitale du catholicisme (3).

M. de Goyon arrivé à Rome annonçait à ses troupes qu'il avait été destiné à les commander pour défendre le catholicisme dans la personne du Souverain Pontife qui en est le plus légitime, le plus noble représentant, et pour sauvegarder la ville sainte où il réside.

(1) Constitutionnel du 20 sept. 1860.

(2) Moniteur du 15 sept.

(3) Moniteur du 50 sept. 1860. Par les dépêches du 25 et du 29 sept, de Lord Cowley à Lord Russell, nous voyons que M. Thouvenel déclara an gouvernement

— 67 —

Il fit ensuite occuper tout le patrimoine de S. Pierre, le territoire de Cîvità-Vecchia et de Viterbe et il étendit le cordon milliaire à la province d'Orvieto (1). En cet état de choses, le St Père, excité par sa conscience de Souverain pasteur à ne pas quitter Rome, et persuadé que sa présence dans la capitale du monde catholique serait toujours un grand obstacle au torrent dévastateur qui afflige l'Église, résolut de rester ferme sur son siège apostolique, inaccessible en ce qu'il a d'essentiel aux coups de l'impiété, si robuste et si puissante que soit la main qui les porte. Il ne laissa pas toutefois de protester hautement, en face de toute fa catholicité, contre les usurpations inouies du gouvernement piémontais. Dès le 18 septembre le cardinal Antonelli avait communiqué aux puissances de l'Europe une protestation faite au nom du Souverain Pontife contre l'invasion piémontaise de l'Ombrie et des Marches (2). Le 28 du même mois, le St Père, dans l'allocution prononcée en consistoire, exprima combien il détestait et déplorait la criminelle conduite du Piémont dans l'invasion des États  de l'Église, qui vivaient tranquilles au sein de la paix et de la prospérité; il repoussa avec indignation les calomnies et les outrages par lesquels le gouvernement subalpin avait voulu pallier son impie et inique agression; il parla avec émotion des braves qui étaient morts, en combattant pour sa défense, et témoigna sa confiance que Dieu les aurait reçus dans le séjour du bonheur.

anglais que l'occupation française s'étendrait seulement à 5 lieues autour de Rome pour protéger cette ville et la personne du Souverain Pontife, jusqu'à la convocation d'un Congrès.

(1) Dépêches de Rome du 6 oct. — Corresp. romaines à la même date.

(2) Protestation publiée le 10 sept. 1860 dans le Journal de Rome.

— 68 —

Il justifia son gouvernement d'avoir enrôlé dans son armée des soldats étrangers, exalta leur zèle et attesta qu'une grande partie d'entre eux, étrangers ou non, combattaient sans aucune récompense, uniquement par amour pour l'Église catholique.

«Mais qui pourrait, ajoutait-il, supporter l'hypocrisie et l'impudence insignes avec lesquelles les coupables envahisseurs ne craignent pas d'affirmer dans leurs proclamations qu'ils viennent occuper nos provinces et d'autrès de l'Italie, pour y rétablir les principes de l'ordre moral. Et ceux qui tiennent ce langage menteur sont précisément ceux qui, faisant depuis longtemps une guerre acharnée à l'Église catholique, à ses ministres, à ses intérêts, et qui, méprisant les lois et les censures ecclésiastiques, ont osé emprisonner les cardinaux les plus illustres, les évêques et les membres les plus recommandables de l'un et l'autre clergé, chasser les religieux de leurs couvents, piller les biens du sanctuaire, porter le ravage dans les domaines de ce Saint-Siège.

«Sans doute les principes de l'ordre moral vont être rétablis par des gens qui ouvrent des écoles publiques pour toutes les erreurs et jusqu'à des maisons de débauche; qui, au moyen d'écrits et de pièces de théâtre abominables, s'efforcent de blesser et de détruire toute pudeur, toute chasteté, toute vertu; de livrer à la dérision et au mépris les mystères sacrés de notre divine religion, ses préceptes, ses institutions, ses ministres, son culte et ses cérémonies; enfin d'abolir toute notion de justice et de renverser les fondements de la société civile aussi bien que de la société religieuse.» Il réprouvait ensuite et condamnait les criminels et sacrilèges excès du roi et de son gouvernement; en déclarait tous les actes nuls et revendiquait

— 69 —

de la manière la plus solennelle l'intégrité des domaines de l'Église, comme les droits de tous les catholiques atteints par la révolution. L'affligé Pontife se plaignait encore de n'avoir trouvé personne parmi les puissants de la terre qui eût osé ou voulu le secourir en de si terribles conjonctures; il ne laissait pas non plus de condamna le principe de non-intervention qu'on avait voulu étendre même au cas de la plus odieuse agression d'un État contre l'autre, parce que c'était, disait-il, promettre l'impunité à la plus audacieuse licence. «Mais ce qui étonne le plus,» disait le St Père, c'est que le gouvernement subalpin puisse impunément violer et fouler aux pieds ce prétendu principe de non-intervention. Nous le voyons sous les yeux de toute l'Europe envoyer ses troupes sur le territoire des autres États, afin de détrôner et de chasser les princes légitimes; d'où suit la pernicieuse absurdité que l'intervention étrangère n'est admise que pour exciter et favoriser la révolte.» Le St Père en prenait occasion de signaler aux souverains les maux épouvantables qui dérivaient de cette violation éhontée de tous les droits, et les dangers qui menacent la société; il ajoutait que leur cause était la sienne. «Nous ne doutons pas,» disait-il, «que les princes et les peuples catholiques ne veuillent avec ardeur et empressement faire tous leurs efforts, pour défendre de commun accord et protéger de toutes les manières le Père et le Pasteur du troupeau du Seigneur assailli par les armes parricides d'un fils dégénéré.» Pie IX terminait «n mettant son espérance en Dieu, en l'Immaculée Vierge et en la protection des apôtres S. Pierre et S. Paul. Cette allocution touchante et pleine d'autorité, écrite avec la liberté et l'indépendance

— 70 —

qui convenaient au vicaire de Jésus Christ, ne pouvait que réveiller chez les catholiques le plus vif sentiment de réprobation pour les actes du Piémont.

Courir à la défense et au secours du St Père, tel fut bientôt l'ardent désir d'un grand nombre d'hommes généreux. Il suffit, pour en avoir la preuve, de relire les mandements publiés à cette époque par les évêques les plus éminents de la chrétienté, et surtout en France. Mais la colère des ennemis de l'Église croissait à proportion du zèle et du dévouement qu'excitaient les épreuves du St Siège; ils eurent recours au mensonge et qualifièrent d'esprit de parti le sentiment catholique; ils frémirent d'indignation et de colère de voir flotter au Vatican le drapeau de la France, qui les empêchait de traîner le siège de l'Église dans la boue et de le remplacer par une chaire d'incrédulité et d'erreur. Insensés! Ce siège est la pierre angulaire du divin édifice dont le Christ est le fondement. Sur cette pierre se brisa toujours la force des puissants, et tombèrent humiliées les grandeurs du siècle; on verra s'y renouvelez les mêmes prodiges, quand l'heure de la vengeance de Dieu aura sonné.


vai su


Chapitre XXVI.
GOUVERNEMENT DU ROI DE NAPLES A GAËTE. — FAITS D'ARMES SUR LE VOLTURNE,

Le roi François II, en quittant Naples, n'était pas descendu de son trône et n'avait pas lâchement jeté sa couronne aux mains de la révolution triomphante. Il voulait épargner les désastres d'une guerre terrible à la cité la plus grande et la plus populeuse de toute l'Italie, à la capitale de son royaume,et se retirer dans une position que l'insurrection ne pourrait forcer, en attendant là que l'effervescence populaire s'apaisât et que, la révolte se consumant elle même, il pût sortir de sa retraite et, à la tête de ses troupes, remporter un succès décisif. Il avait, depuis la fin d'août, communiqué officiellement cette résolution aux représentants des cours étrangères, l'avait annoncée le 6 août au peuple napolitain dans une proclamation solennelle et répétée dans des notes et des circulaires qu'il adressa de Gaëte aux grandes puissances, de sorte que M. de Cavour seul, qui ignorait toujours ce qui ne concordait pas avec ses vues, osa déclarer qu'il n'en savait rien (1). Ainsi, à partir du 7 septembre 1860, le siège et le trône du roi de Naples furent à Gaëte, ville forte qui avait servi, durant plusieurs années, de résidence aux Bourbons. C'est là que se transportèrent les agents diplomatiques, à l'exception seulement du ministre de la Grande Bretagne, dont le cabinet pactisait ouvertement avec la révolution;

(1) V, la lettre qu'il adressa le 6 sept, au baron Winspeare, ambassadeur de Naples à Turin: nous la publierons au chap. suivant.

— 72 —

c'est là que le roi François, usant du droit que lui conférait l'art. 63 de la constitution, réformait son ministère, duquel faisaient partie le lieutenant général Fr. Casella, le chevalier Pierre Ulloa, le baron Fr. Canofari et del Re; c'est là qu'il publiait son journal officiel et réglait tout dans les formes du gouvernement régulier pour les provinces qui n'étaient pas encore devenues la proie de l'insurrection. De Gaëte il destituait de leurs grades, comme coupables de haute trahison, tous les officiers de la flotte royale, la Partenope exceptée; de Gaëte, il accordait des promotions honorifiques à ceux qui lui étaient demeurés fidèles dans la guerre et méritaient des récompenses; de Gaëte, il décrétait la mise en état de siège des pays agités par la révolution. Etait-il étonnant, après cela, que les yeux des Napolitains se tournassent vers Gaëte et qu'un sentiment de réaction se manifestât et s'étendit partout dans les provinces, sentiment, que n'ont pu arracher du cœur de ces malheureuses populations, tant de meurtres et de flots de sang versé? — Du jour où le dictateur mit le pied dans la capitale du royaume, ces mouvements se firent sentir aux portes mêmes de Naples, à St. Antoine, à Caserte, puis à Ariano et au-delà jusqu'à Berino et dans toutes les Abruzzes. De tous les points du royaume accouraient à Capoue et à Gaëte les soldats débandés et dispersés par la faute des officiers qui avaient trahi; de Naples même partaient par milliers et en bon ordre les troupes royales, que suivaient des marins et des artilleurs de la flotte, allant rejoindre et défendre leur prince, à qui ils avaient juré fidélité. C'est un fait patent dont furent forcés de convenir avec étonnement les correspondants des journaux les pins accrédités de l'Europe

— 73 —

et le Times lui-même, si enthousiaste de Garibaldi (1).

Cependant, le roi François avait pu réunir derrière le Volturne une armée de 50,000 hommes dont il donna le commandement aux maréchaux Ritucci et Salzano. Le Volturne et le Garigliano, avec les deux forteresses de Capoue et de Gaëte, constituaient des lignes de défense insurmontables aux troupes de la révolution. L'aspect de ces forteresses et des armements établis s. oit le long de ces lignes de défense, soit autour des montagnes voisines, était formidable; l'armée ne demandait qu'à combattre et, à part certains officiers, coupables de trahison, on pouvait la considérer comme dévouée et fidèle; les soldats et leurs chefs aspiraient à venger sur les bandes ennemies l'honneur du drapeau. La base de toutes les opérations militaires était Capoue et la tête de ligne s'étendait jusqu'à Cajazzo: la rive droite du Volturne était garnie de redoutes, de barricades, de pièces d'artillerie masquées; et, de plus, toute cette contrée ressemblait à un réseau de fortifications, sans parler d'un camp retranché pour 20,000 hommes. En Sicile tenaient encore pour les Bourbons, Messine, Syracuse et Agosta; toutefois,les garnisons de ces deux dernières places capitulèrent ensuite par manque de vivres, sous l'expresse condition que des vaisseaux français les transporteraient à Gaëte; elles passèrent à Naples avec tous les honneurs militaires et marchèrent en bon ordre vers Capoue.

Dans le royaume de Naples, le fort de Civitella del Tronto, commandé par le brave

(1) Lettre du 12 sept, et du adressée de Naples au Times. Journal des Débats du 17.

— 74 —

et héroïque colonel Joseph Giovane (1), arborait encore le drapeau royal et le défendait avec une garnison de 400 hommes inaccessibles aux flatteries, aux promesses de tout genre que leur adressaient les usurpateurs. Le courageux colonel Livrea gardait de même la forteresse de Baja et s'y maintint jusqu'à l'épuisement de ses provisions; après quoi il embarqua toute sa garnison sur le Pratis et la conduisit à Gaëte (2). Ainsi se réorganisait l'armée napolitaine derrière les boulevards de Capoue et de Gaëte, ainsi se préparait-elle à marcher de nouveau contre l'ennemi et à laver l'infamie dont ses chefs l'avaient couverte.

Dès le 8 septembre, le roi François H avait adressé à ses troupes la proclamation suivante:

«Soldats,

«Il est temps que la voix de votre souverain retentisse de nouveau parmi vos rangs, de votre souverain, qui a vécu au milieu de vous et qui, en vous consacrant tous ses soins, doit prendre part avec vous aux dangers et aux épreuves.

«Ceux qui, illusionnés ou séduits, ont plongé le royaume dans les calamités et le deuil, ne sont plus parmi nous. C'est moi qui viens faire appel à votre honneur, à votre fidélité, à la raison elle-même, pour que vous effaciez la honte de la lâcheté, l'ignominie de la trahison par une série de glorieux combats et de nobles entreprises.

«Nous sommes encore en nombre suffisant pour affronter un ennemi qui ne combat pas avec d'autres armes que celles de la séduction et de la tromperie.

(1) Le Morning Star (corresp. de Paris,) dans son n° du 4 mars, ne s'avisa-t-il pas d'affirmer que le commandant de Civitella del Tronto etait un frère Dominicain! Ab uno discee omnes.

(2) Au sujet du commandant de Baja, v. ta corresp. de Paris du Weakely Régiter du 29 sept. 1860.

— 75 —

«Jusqu'à ce jour j'ai voulu épargner à beaucoup de villes et surtout à la capitale l'effusion du sang et les horreurs de la lutte; mais acculés aujourd'hui sur les rives du Volturno et du Garigliano, voudrions nous ajouter de nouvelles humiliations à notre condition de soldats? Permettrez-vous que v votre souverain tombe de son trône par votre faute et vous abandonne à une éternelle infamie? Non, non, jamais!

«En ce moment suprême, nous nous serrerons tous autour de nos drapeaux pour défendre nos droits, notre honneur et le nom napolitain déjà trop avili, et s'il y a encore des séducteurs qui veuillent vous offrir de nouveau l'exemple des malheureux qui se sont vilement donnés à l'ennemi, vous ne suivrez que celui des braves et valeureux soldats qui, s'attachant à la fortune de leur roi Ferdinand IV, recueillirent les éloges de tous, les bienfaits et la gratitude du monarque lui-même.

«Que ce bel exemple de fidélité soit pour vous un sujet de généreuse émulation, et si le Dieu des armées protège notre cause, vous pouvez aussi espérer ce que, par une conduite différente, vous n'obtiendriez jamais.

«Gaëte, le 8 septembre.

«François.»

Par ces nobles paroles le jeune monarque ranimait l'ardeur de ses soldats et doublait leur courage. Le 14 septembre, il adressait une proclamation non moins vigoureuse à la garnison de Messine, où le général Fergola, commandant de la place, était pour le souverain

— 76 —

la plus sûre des garanties (1): il y exprimait toute la sympathie que lui inspiraient les souffrances de ces braves soldats, louait leur vaillance, les exhortait à la fermeté dans la défense d'une forteresse vraiment historique: «Chacun de vous,» disait-il en terminant, «pourra dire un jour: j'étais en 1860 un des défenseurs de Messine.» Mais avant de marcher contre la révolution et de tenter le sort des armes, le roi voulut par sa circulaire du 16 septembre, faire un appel à la justice de l'Europe, en lui exposant nettement la situation de son royaume. C'est là un document essentiel que nous ne voulons pas omettre de publier en cet endroit; il confirme officiellement plusieurs faits que nous avons indiqués dans le cours de cette histoire. Adressée à tous les représentants des cours étrangères, pour être communiquée à leurs gouvernements respectifs, la circulaire s'exprimait ainsi: «Continuant le cours de ses usurpations inouïes, le général Garibaldi, après son entrée dans la ville dé Naples, a publié, entre autres dispositions, trois décrets sur lesquels le soussigné, ministre de la guerre, provisoirement chargé des affaires étrangères, a l'honneur d'appeler, par ordre de son auguste souverain, l'attention de N...., envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de S. M.......

L'un de ces décrets, en date du 7 de ce mois, contient textuellement les paroles suivantes «Tous les bâtiments «de guerre ou de commerce appartenant à l'État des Deux Siciles, les arsenaux et le matériel de guerre sont agrégés à l'escadre du roi d'Italie Victor Emmanuel, cornet mandée par l'amiral Persano.

«Les deux autres décrets, en date du 9, peuvent être résumés en ces termes:

(1) V. sur la personne du vieux général l'Union du 29 sept. 1860, reproduisant un article de la Perseveranza de Milan. Les faits ont montré que Fergola méritait bien les éloges qu'on faisait de sa bravoure et de son caractère.

— 77 —

«Tous les actes de l'autorité publique et de l'administration de la justice seront émanés et intitulés au nom de S. M. Victor Emmanuel, roi d'Italie. Les sceaux de l'état dans l'administration publique porteront les armes de la royale maison de Savoie, avec la légende: Victor Emmanuel, roi d'Italie.»

«Lorsque, au début de l'expédition que depuis quatre mois l'Europe regarde stupéfaite, mais impassible, le cabinet de Naples demandait des explications au gouvernement piémontais, le comte de Cavour répondait au nom de S. M. Sarde que ces attentats au droit des gens  se commettaient contre ses ordres et déclarait expressément qu'en empruntant le pavillon de Sardaigne et le nom de Victor Emmanuel, le général Garibaldi faisait un acte de manifeste usurpation.

«Malgré ces déclarations explicites, les entreprises de piraterie continuaient à se préparer sur le territoire piémontais. Du 6 mai dernier jusqu'à ce jour, plus de 25,000 hommes, des navires, des vapeurs et même de l'artillerie sont sortis publiquement des ports de Gênes, de Livourne et de Cagliari. Des officiers de l'année Sarde, des membres du Parlement de Turin venaient diriger les opérations militaires et politiques du condottiere de l'invasion. De nombreux comités agissaient sans mystère tant à Turin qu'à Gênes, pour provoquer et soutenir l'insurrection sur notre territoire. La force étrangère se combinait avec la révolution intérieure, puissamment excitée par cet appui. L'occupation de la Sicile et l'invasion d'une partie du continent napolitain ont été les conséquences forcées de l'inconcevable tolérance du Piémont, surtout après la déclaration du 26 mai du comte de Cavour.

— 78 —

«Tandis que les ports sardes servaient d'asile inviolable à cette scandaleuse piraterie, tandis que la bannière du Piémont se déployait aux mains des bandes garibaldiennes et sur leurs navires, ainsi que sur les forteresses tombées en leur pouvoir, les relations entre les cabinets de Turin et de Naples étaient pacifiques et un ministre du roi de Sardaigne, accrédité auprès de S. M., assurait chaque jour et jusqu'à la dernière heure le souverain des Deux Siciles des dispositions amicales de son roi.

«Conciliante jusqu'au dernier moment, désireuse d'éviter de nouveaux conflits à l'Italie, et forte de son droit incontestable, S. M. sicilienne espérait repousser l'invasion et finir la guerre sans ajouter aux difficultés intérieures les questions internationales. Mais les choses en sont venues à tel point qu'elle ne peut plus différer de faire appel à la raison, à la justice et à l'intérêt le plus légitime de l'Europe.

«Les bandes organisées dans les ports d'un État ami ont occupé une partie considérable de ce royaume et la capitale. La révolution intérieure ne précédait point leur marche; mais la secondait et la suivait. Le chef de l'invasion, assumant la dictature, fait don de la flotte napolitaine au roi de Sardaigne, la met sous les ordres de son amiral, commande qu'on rende la justice en son nom, et lui attribue tous les titres de la souveraineté dans une antique monarchie qui, constituée par des traités solennels, fait partie des États  indépendants de l'Europe

«En protestant de la manière la plus formelle et la plus explicite, au nom de son auguste maître, contre ces actes d'usurpation et de violence, le soussigné croit de son devoir d'appeler l'attention de S. Exc.... sur le nouveau droit public que de tels faits tendent à établir dans l'Europe civilisée.

— 79 —

«Le gouvernement de S. M. espère encore que le roi de Sardaigne se hâtera de repousser avec l'indignation qui convient à sa loyauté, le don offensant pour son honneur, de la flotte et du territoire d'un souverain ami, don fait par un homme qu'il a lui-même traité w d'usurpateur.

«Le gouvernement de S. M. croit que le roi de Sardaigne, à la vue des désastres et des maux produits par l'excessive et inexplicable tolérance de son gouvernement, c ne permettra plus que son nom et son pavillon servent à l'invasion d'un État pacifique, à l'effusion du sang innocent, à la violation des traités formant le droit public européen.

«Il ne laissera pas non plus de protester contre ce nouveau titre de roi d'Italie, proclamé par le général Garibaldi, titre usurpé qui implique la mise à néant de tous les droits reconnus et l'entier asservissement des Etats indépendants qui subsistent actuellement en Italie.

«A tout événement, le gouvernement de S. M. proteste de nouveau contre les décrets du général Garibaldi, les déclarant nul set de nul effet, ainsi que leurs conséquences, et il en appelle à la justice de l'Europe contre une conduite qui transforme la Méditerranée, mer de la civilisation et du commerce, en un champ ouvert à la piraterie et laisse à une nation tout le profit d'une conquête sans la responsabilité et les périls de la guerre.

«Le soussigné prie S. Exc.... de porter cette circulaire à la connaissance de son gouvernement et saisit avec plaisir cette occasion de lui renouveler l'assurance de sa considération la plus distinguée.

(Signé): «François Casella.»

— 80 —

Cependant Garibaldi eut à peine donné quelques jours aux choses de Naples qu'il tourna sa pensée vers la conquête des provinces gui restaient au pouvoir des forces royales. Comme à l'ordinaire, il comptait plus sur les manœuvres de la trahison ou de la corruption et sur quelque coup de main, que sur la valeur ou sur la discipline de ses volontaires. Il ne pouvait pas non plus avoir grande confiance dans les succès de sa tactique. Il fit pourtant marcher divers corps vers Caserte et dans la direction de Capoue. Sa base d'opération était Maddaloni; mais la clef de la défense était le mont S. Ange qui commande tout le cours du Volturne et qu'il arma de 28 pièces d'artillerie. D'un autre côté, il avait couvert sainte Marie et une grande étendue des champs voisins d'une infinité de barricades, pour empêcher une irruption imprévue des Napolitains dont l'attitude paraissait chaque jour plus menaçante et plus proche de l'offensive. Garibaldi, en attendant, faisait répandre dans le peuple le bruit que la prise de Capoue serait l'affaire d'un moment; que l'attaque de cette place ne serait qu'apparente et uniquement destinée à sauver l'honneur des assiégés et qu'une prompte reddition mettrait cette place entre ses mains. Et même une dépêche de Caserte, du 18 septembre, annonçait que le lendemain Capoue capitulerait; en conséquence, les correspondances privées et publiques de Naples nous firent savoir qu'une illumination

— 81 —

générale de la ville avait été préparée (1). Capoue serait tombée en effet sans la vigilance du roi et sans la fidélité de ses soldats. Garibaldi avait trouvé dans cette forteresse un officier traître qui lui avait promis par écrit que l'assaut d'une partie de la place n'offrirait aucun danger, parce que, grâce à lui, les pièces d'artillerie de ce côté seraient chargées de poudre et de paille, et rien de plus. Mais le jeune et courageux prince n'avait pas omis de surveiller Capoue et sa garnison; l'affreux complot découvert, il infligea à son auteur la peine qui lui était due et disposa tout pour repousser vigoureusement l'attaque de Garibaldi.

Le 49 septembre, celui-ci lit avancer trois colonnes de ses troupes; la première,commandée par le général Rustow qui devait attaquer Capoue de front et la seconde, par le général Turr qui devait essayer un passage à 6 milles de Capoue; la troisième forte de 2,000 hommes était sous les ordres du général Eber; elle devait suivre Garibaldi et son état-major sur une montagne à l'est de Capoue d'où le général en chef pourrait observer toute la ville et les alentours. Le principal objectif de Garibaldi n'était certainement pas Cajazzo; et le mouvement contre Capoue n'avait pas pour but, comme on l'a dit, de masquer l'attaque principale qu'il entendait faire à l'extrémité du Volturne; autrement, Garibaldi n'aurait pas fait annoncer que Capoue tomberait ce jour-là, ni commandé les préparatifs d'une illumination à Naples (2). Il espérait sans aucun doute dans la trahison qui cette fois lui fit entièrement défaut. La mitraille des batteries de Capoue foudroya )a colonne du général Rustow; et, quand elle l'eut horriblement décimée, une brillante charge de la cavalerie napolitaine

(1) Corresp. du 29 sept. 1860 adressée de Turin au Timet.

(2) Par sa dépêche de Caserte du 21 sept., Garibaldi voulut simplement dissimuler sa défaite.

— 82 —

 la mit en pleine déroute et la poursuivit jusqu'à Sainte Marie, en lui tuant un grand nombre de soldats et en lui faisant plus encore de prisonniers. La perte de cette colonne fut presque de 1,000 hommes; mais la terreur, la confusion, la démoralisation qui se répandirent dans cette partie de l'armée insurrectionnelle et dans la ville de Sainte-Marie, ne connurent pas de bornes; officiers et soldats s'enfuirent pêle-mêle le long de la route de Caserte; et, ne se fiant pas à la vitesse de leurs jambes, ils se jetèrent sur des chars préparés pour les blessés et galoppèrent dans la même direction. D'autre part cependant le colonel Caltabene réussit au milieu de ce désordre à introduire 1,000 hommes au dedans de Cajazzo, mais non sans essuyer des pertes considérables par suite de la résistance opiniâtre que fit la petite garnison qui défendait ce territoire. Toutefois les Garibaldiens ne conservèrent Cajazzo qu'un seul jour; le 21 septembre, le roi en personne, avec le duc de Caserte, vint assaillir cette ville à la tête d'une colonne qui, après un combat opiniâtre, franchit les barricades faites par les Garibaldiens et s'empara de la position. Du corps de Caltabene c'est à peine si 100 hommes repassèrent le Yolturne; le reste tomba sous le feu des royaux, ou fut massacré par les gens du pays qui investirent les fuyards, ou noyé dans le fleuve; bien peu furent faits prisonniers (1). Après cette défaite, Garibaldi se trouva dans une situation critique: les moyens de la corruption lui ayant manqué, la trahison ne l'ayant pas mieux secondé, il comprit que Capoue ne tomberait pas sous ses coups et que les forteresses ne s'ouvriraient pas devant ses menaces et ses fanfaronnades.

(1) Ces faits sont confirmés par des correspondants de la Presse, du Journal des Débats du Times, etc., qui en furent les témoins oculaires. James lui-même les a rapportés dans la lettre du 21 sept, au Times. La perte des 900 hommes de Cajazzo

— 83 —

Les Napolitains avaient leurs avant-postes jusque près de Sainte-Marie, de sorte que, sans la pusillanimité ou le mauvais vouloir de quelques généraux, l'armée napolitaine aurait pu marcher alors triomphalement sur la capitale.

De ce jour-là Garibaldi fut persuadé qu'il avait à faire à une armée valeureuse et bien disciplinée; il comprit que le prestige de son nom et de ses armes serait impuissant sur les bords du Volturne: le découragement avait commencé à gagner ses partisans, tandis que d'autre part le peuple relevait la tête et menaçait de secouer ses chaînes. 11 appela donc des recrues de tous les points du royaume et de la Sicile; il exhorta les enfants perdus de toute l'Europe à venir renforcer son armée; il augmenta les barricades à Sainte Marie, munit de nouveaux ouvrages les fortifications de S. Ange, prépara de nouvelles batteries et disposa tout pour le bombardement de Capoue. Néanmoins, pendant le reste du mois de septembre, il n'osa pas prendre l'offensive et se tint seulement sur ses gardes avec une vigilance inquiète et continue, fi n'en fut pas ainsi des Napolitains. Encouragés par les deux victoires du 19 et du 21 septembre, ils prirent la résolution d'investir les positions de Garibaldi

fut annoncée jusque dans le Journal officiel de Naples. C'est ici le lieu de faire observer que les Garibaldiens prisonniers et blessés transportés à Capoue et à Gaête étaient traités par le roi de Naples comme ses propres soldats et soignés avec la même sollicitude. Caltabene lui-même récrivait à Garibaldi; le correspondant du Times, témoin oculaire, et le médecin garibaldien Repari, admis à voiries malades à Capoue, confirmèrent le bit si honorable pour le cœur de François II. (V. les corresp. du 25 et du 26 sept, adressées de Naples au Times.) Les prisonniers étaient cependant des rebelles que le roi de Naples avait le droit de punir sévèrement. — Est-ce ainsi que Pinelli, de Sonnaz et Cialdini, généraux piémontais, ont traité les paysans et les soldats de François II ? Cela n'empêchera pas de qualifier le malheureux roi du sanguinaire et d'exalter les vertus de ses ennemis. Telle est la justice de notre temps.

— 84 —

et de tenter un coup définitif contre Sainte-Marie et S. Ange. Le 1er octobre, le général Mengel, à la tête de 3 brigades, venait faire un mouvement de gauche pour tomber sur Sainte-Marie et couper la retraite aux Garibaldiens: en même temps deux colonnes, appuyées par une forte artillerie, sous les ordres des généraux d'Afan Riviera, Palmieri et Nigri, sortaient de Capoue pour attaquer de front les positions de Sainte-Marie et de S. Ange. Le général Ritucci commandait tout le corps d'expédition et le roi., avec ses frères, marchait en tête de l'armée et en dirigeait les opérations; on le vit montrer un admirable courage sous le feu des batteries et jusqu'à 50 pas des canons de Sainte-Marie. Les journaux révolutionnaires ne purent nier ce fait; mais ils n'en éprouvèrent qu'un frémissement d'indignation.

Cependant ce projet d'attaque générale manqua en partie pour divers motifs que nous dirons.

La veille de la bataille, Garibaldi, voulant parer le coup et opérer une diversion dans les forces ennemies, avait donné l'ordre à deux bataillons commandés par Castelli de construire un pont sur le Volturne du côté de S. Ange et de passer le fleuve pour attaquer les royaux sur l'autre rive; mais ceux-ci prévinrent les assaillants, les attaquèrent eux-mêmes, les repoussèrent en désordre et canonnèrent S. Ange, tout en réservant la principale attaque au jour suivant.

Le lendemain, en effet, avant 4 heures du matin, les bergaglieri napolitains investissaient sur. la gauche S. Lucio et S. Ange, avec une impétuosité qui fit tant de ravages dans l'armée ennemie, surtout dans la brigade de Medici,

— 85 —

qu'ils s'emparèrent bientôt des hauteurs occupées par les Garibaldiens, enclouèrent leurs canons et repoussèrent vigoureusement plusieurs charges à la baïonnette ayant pour but de reprendre les positions perdues.

L'attaque de Sainte-Marie n'avait pas eu le même succès. De prime abord, les royaux s'étaient précipités avec beaucoup d'élan sur cette ville; ils y avaient défait et dispersé la brigade des Gridatori

Siciliens commandée par La Masa, ils avaient occupé les premières maisons et menacé de tout soumettre à leurs armes. Les colonnes des généraux Milvitz et Melenchini les chargèrent sept fois à la baïonnette et ne les entamèrent pas; mais à la huitième charge, ils reculèrent et le feu ennemi les enveloppa. Ce fut ce coup qui jeta le découragement dans les bataillons de la garde royale lesquels se retirèrent vers Capoue; envain le roi lui-même parcourut leurs rangs pour les rallier et les ramener au feu, tout fut inutile. En outre les renforts attendus de Capoue n'arrivèrent pas; le commandant de cette place refusa, soit par crainte soit par trahison, d'envoyer la garnison dont il disposait; il fallut donc se résoudre à abandonner le terrain et à revenir sur l'autre rive du Volturne.

Garibaldi put alors ordonner à Melenchini de marcher avec sa colonne vers les champs par lesquels s'avançaient les régiments du général Mengel, qui, pour s'être trompé de chemin, faute de guides, s'étaient jetés au milieu des barricades où l'ennemi les attendait. Là s'engagea des deux côtés un combat opiniâtre qui rappela aux témoins de la lutte les terribles journées de Magenta et de Solferino. Les chasseurs napolitains se battirent sans faire de quartier et sans offrir eux-mêmes de se rendre: le fusil, la baïonnette, le sabre, le pistolet et jusqu'au poignard,

— 86 —

les Garibaldiens employèrent tout contre ces braves qui affrontaient aveuglément la mort en la faisant payer cher à leurs ennemis. Sur ces entrefaites, arrivaient à St. Ange de nouveaux renforts appelés de Caserte; Garibaldi en expédiait d'autres de St. Marie; de sorte que, les forces révolutionnaires s'accroissant, le combat reprenait avec plus de fureur, mais pour redoubler les pertes des Garibaldiens sous la mitraille et sous les baïonnettes des Napolitains. La présence et les excitations de Garibaldi luimême ne parvenaient pas à chasser les royaux des positions acquises, la défaite complète des rebelles paraissait assurée et imminente; la démoralisation se répandait parmi les bandes garibaldiennes et l'occupation de Naples par ses anciens maîtres redevenait de plus en plus probable. Garibaldi donnait secrètement l'ordre de barricader cette capitale; d'autre part, pour relever le courage de son parti qui n'en avait plus guère, il mandait par le télégraphe la nouvelle de grandes victoires remportées sur toute la ligne du Volturne. Mais Sirtori, au nom de Garibaldi qui n'osait pas en ce moment confesser sa propre faiblesse, se hâtait d'envoyer à Naples une dépêche télégraphique adressée au marquis Villamarina, ambassadeur de Sardaigne, pour lui demander de prompts secours.

Villamarina avait ordre de son gouvernement de soutenir la révolution qui faisait toute sa force; il s'empressa donc d'envoyer par le chemin de fer une colonne de 2000 bersaglieri piémontais avec des pièces d'artillerie servies par les canonniers anglais du Renown, qui fortuitement se trouvèrent sur la route, se transportèrent fortuitement à S. Ange et prêtèrent fortuitement leur concours aux bandes de la révolution, à l'égard de laquelle lord Russell professait,

— 87 —

disait-il, la plus scrupuleuse neutralité (1).

L'arrivée de ce corps ranima les espérances et le courage des Garibaldiens; mais les royaux, qui étaient exténués d'un combat acharné de 15 heures, ayant vu des uniformes de troupes régulières et craignant d'avoir affaire à la colonne de Cialdini qui venait les attaquer, ne jugèrent pas devoir recommencer la bataille contre des troupes fraîches et disciplinées; après quelques coups échangés, ils ordonnèrent donc la retraite, qui se fit en si bon ordre que les Garibaldiens n'osèrent pas les poursuivre. Cependant, un petit détachement s'était trop avancé, en se séparant du corps principal de l'armée; il fallut lui envoyer les deux jours suivants une colonne destinée à protéger sa retraite; mais une partie de ce détachement,enfermée de toutes parts dans les environs de Caserte, fut faite prisonnière et envoyée aussitôt à Naples en grande pompe, afin d'encourager les amis de la révolution déjà fort abattus. Toutefois, la leçon que reçut-alors le dictateur fut terrible; ses pertes, suivant l'évaluation unanime des correspondants, furent énormes et de beaucoup supérieures à celles des royaux mêmes; la Patrie et d'autres feuilles, dignes de foi, les portèrent à environ 5,000 hommes, tant tués que blessés.

(1) Nous connaissons les documents publiés par le gouvernement anglaisa l'occasion de la protestation adressée par le comte Ludolf au nom du roi de Naples k Lord Russel (30 oct.) contre l'intervention des artilleurs anglais dans la bataille du Volturne. (V du n° 3 à 7 de la page VIII la corresp. sur les affaires d'Italie 1861.) Pourquoi cependant les assertions de tous les correspondants sur ce point furent elles unanimes? Pourquoi Garibaldi remercia-t-il le Mundy de l'appui que lui avaient donné ses marins à St Ange? Sir Elliof, dans sa dépêche du 16 oct & Lord Russell, crut dissimuler le fait de cette intervention en disant que ces matelots étaient des déserteurs de la marine anglaise.

— 88 —

Les Napolitains n'en avaient guère perdu que 2,000, y compris les prisonniers. — Aussi les hôpitaux de Naples regorgèrent-ils, après cette bataille, de blessés garibaldiens et les couvents mêmes durent être convertis au même usage; Garibaldi fut contraint de demander une trêve pour ensevelir les morts. Sans l'erreur de Mengel, les Garibaldiens auraient été entièrement détruits et, malgré cette erreur, si les bersaglieri piémontais n'étaient pas survenus, les royaux seraient, sans aucun doute, restés maîtres des positions de St. Ange (1).

Quoi qu'il en soit, après cette grande bataille, la faiblesse des troupes de Garibaldi devint de plus en plus apparente. Le général Tiirr en convint luimême dans une lettre, publiée peu après dans plusieurs journaux; il y disait franchement que l'armée de Garibaldi s'affaiblissait de-jour en jour et n'avait pas chance de se remonter, parce que les gens du pays ne voulaient pas s'y incorporer, et qu'en dépit de tous les moyens mis en œuvre par Garibaldi, les étrangers ne venaient qu'en bien petit nombre s'enrôler pour la guerre de l'insurrection. Aussi le dictateur se tint-il dès lors sur la stricte défensive, enfermé à St. Marie et à St. Ange. Les Napolitains n'étaient nullement déconcertés par l'insuccès de leur tentative, ils menaçaient avec la même ardeur les chemises rouges et se préparaient à une seconde attaque.

— Garibaldi redoubla donc d'instances à Turin pour obtenir des renforts et des secours de toute sorte, et il se montra moins rebelle aux projets d'annexion.

(1) V. la Pairie du 10 oct. 1860. Les détails de cette bataille sont contenus dans une lettre de Gaëte du 6 oct., publiée par les journaux d'Angleterre et de France, dans une corresp. du 2 et du 3 oct. envoyée de Naples au Journal des Débats et au Times, dans celle du 6 oct. adressée de Turin au Times, dans une dépêche de Marseille du 0 oct., etc. Les journaux de Naples furent plus ou moins complices de Garibaldi; ils n'en laissèrent pas moins échapper alors plus d'un aveu important.

— 89 —

De son côté, le ministre Cavour, en apprenant la défaite des Garibaldiens et le danger que la révolution courait à Naples, éprouvait de vives inquiétudes; il craignait de voir lui échapper le fruit de tant de manœuvres, de tant d'efforts, de tant de complots, de tant d'invasions, de tant de trahisons, de tant de corruption, de tant d'hypocrisie. Il ordonnait, en conséquence, le départ immédiat de toutes les troupes que pourrait transporter la flotte de l'amiral Persano; le 6 octobre, l'amiral quittait le port de Gênes avec plus de 3,000 hommes et cinglait à toute vitesse vers la capitale des Deux Siciles(1). Des ordres semblables étaient transmis à Cialdini pour qu'il rapprochât ses colonnes de la province des Àbruzzes et se tînt prêt à y entrer au premier avis. De cette manière, le Piémont prenait à main armée possession de Naples, avant même que Garibaldi y eût publié le décret du vote universel, et il accourait au secours de cette révolution qu'il avait hautement qualifiée de violatrice de toute loi et d'usurpatrice des droits d'autrui.

(1) Corresp. de Turin du 6 oct, dans le Times,


vai su


Chapitre XXVII.
APOTHÉOSE DU RÉGICIDE. — DIFFÉRENTS SOULEVÉS ENTRE GARIBALDI ET CAVOUR. — PARLEMENT DE TURIN POUR L'ANNEXION DE L'ITALIE MÉRIDIONALE ET DES ÉTATS DU PAPE.

Mais tout en faisant la guerre sur le Volturne, le dictateur ne laissait pas de commettre de ces actes qui caractérisent l'œuvre des sociétés secrètes de notre temps et nous révèlent l'essence de la révolution italienne. 11 publiait, le 28 septembre, dans le journal officiel de Naples, un décret par lequel il sanctifiait l'assassinat commis par Milano contre la vie du roi Ferdinand 11, il appelait l'assassin un personnage sacré pour la 'patrie, et dotait richement sa famille qui avait bien mérité de la nation, dans la personne de ce traître homicide. Il arrangeait, après cela, une cérémonie solennelle où tout le corps de la garde nationale de Naples devait couronner les cendres de Milano par les mains d'Ayala, son commandant en chef. Assurément, le corps des gardes nationaux ne pouvait se couvrir d'une plus grande honte qu'en cette circonstance. Quelques journaux révolutionnaires eux-mêmes exprimèrent leur improbation d'un décret qu'ils traitaient au moins d'imprudent et qui leur semblait de nature à compromettre leur cause devant l'Europe civilisée. Quant au roi de Naples, tout lui faisait un devoir de témoigner aux cours étrangères ce que lui faisait éprouver un tel oubli des premières notions de la convenance morale; c'est ce qu'il fît par une circulaire du 6 octobre et signée par son ministre Casella.

— 91 —

«La révolution, disait-il dans cet écrit, n'était jamais arrivée à ce degré de perversité et d'anarchie qu'elle  sanctifiât le régicide, donnât une prime à l'assassinat et provoquât ainsi au meurtre des souverains. La dictature qui règne dans le royaume des Deux Siciles, a offert cet affligeant spectacle. Cette glorification de l'assassinat a eu lieu dans une ville au pouvoir des troupes piémontaises, par un condottiere, agissant au nom du roi de Sardaigne et empruntant, depuis quatre mois, sans être a démenti, son drapeau et son nom.

Un homme qui a tenté d'assassiner son compatriote,un soldat qui sort des rangs pour tuer son général; un citoyen qui, armé d'une baïonnette, se précipite sur son roi, est donc considéré, par le gouvernement de Garibaldi, comme un martyr digne d'éloge, de récompense et de regrets!

Cette apothéose dans le journal officiel de Naples, ces récompenses du régicide données au nom du roi Victor Emmanuel, parlent plus haut que toute description de l'anarchie et de l'état déplorable où gémit le pays depuis l'envahissement.

Je ne proteste pas contre le scandale de ce décret qui révolte tout sens moral, tout principe d'honneur et de religion. Je me borne à le dénoncer à la justice de l'Europe, comme une des innombrables preuves de la moralité politique de certaines gens qui, grâce à la force étrangère et en provoquant à d'indignes trahisons, ont usurpé l'autorité et occupé la partie la plus considérable du royaume des Deux Siciles.»

Le gouvernement du roi François ne se servait assurément pas dans cette circulaire d'expressions outrées, quand le correspondant du Times à Paris avait qualifié

— 92 —

cet acte de quelque chose de pire que le crime même (1). Et pourtant c'étaient là les gloires d'une révolution antireligieuse et antisociale (2).

Garibaldi ne s'était jamais figuré qu'après sa promenade de Marsala à Palerme et de Reggio à Naples, il rencontrerait de si rudes obstacles sur le Volturne. Il croyait que, Naples soumise, l'heure fatale sonnerait pour Rome. On ne saurait peindre toute la rage dont il suffoquait à voir que les armes piémontaises s'arrêtassent aux frontières du patrimoine de S. Pierre et que le drapeau français continuât de flotter sur le Vatican. Lui qui avait annoncé la fin de la papauté en Italie, comment aurait-il pu voir la Rome des Papes prolonger son existence sous le protectorat de la France catholique? Les correspondants des journaux s'abstinrent de rapporter les expressions injurieuses qui tombaient alors de ses lèvres envenimées contre Napoléon et la nation française qu'il avait accablés de louanges excessives dans sa proclamation du mois de mars 1859.

Mais sa bile n'était pas plus échauffée contre Napoléon que contre le gouvernement de Cavour, auquel ¡1 reprochait de s'être asservi à la France. Il avait exprimé ces sentiments dans un amer langage à Elliot, ambassadeur anglais, et à l'amiral Mundy,

(1) Times du 18 oct. 1860.

(2) Les apologies de l'assassinat ne sont pas arrivées à leur terme. Gallenga, député actuel au Parlement de Turin et correspondant du Times, en écrivait dernièrement une nouvelle qu'il envoyait au journal sous forme de correspondance (9 mars 1861.) Il disait dans cette pièce, entre autres inepties, qu'un Pape, sans nommer lequel, avait béni sur l'autel le poignard régicide. Gallenga voulait se laver ainsi de l'accusation lancée contre lui à la Chambre des Lords, (1er mars 1861 par le marquis de Normanby, qui rappelait du haut de la tribune que Gallenga, le même qui avait attenté à la vie de Charles Albert, venait de recevoir du fils de CharlesAlbert la croix de St. Maurice.

— 93 —

depuis son entrée à Naples(1). Il avait dans la même occasion manifesté à ces représentants de la Grande Bretagne ce qu'il avait solennellement annoncé le 11 septembre, par diverses proclamations au peuple de Palerme et par une adresse à ses troupes, à savoir que l'annexion de l'Italie centrale devait être proclamée du sommet du Quirinal. Dans une autre proclamation du 49 septembre, il avait averti les siens de se tenir prêts à marcher contre Rome, pour se diriger de là sur Venise. Cet homme orgueilleux, ivre de ses victoires et fou des applaudissements de nombreux partisans, ne pouvait revenir en arrière et se laisser arrêter par le bras de Cavour qui lui imposait de ne pas provoquer la France, de ne pas violer la promesse faite à l'empereur qu'il ne serait point touché au patrimoine de St. Pierre, Garibaldi pouvait d'autant plus en ce moment rompre avec M. de Cavour et se poser en contradicteur de son souverain même, que Mazzini l'appuyait de son influence et de son parti. En effet, le 24 septembre, ce chef de la jeune Italie publiait un premier manifeste contre la politique de Cavour: il y blâmait le gouvernement du comte de n'avoir pris aucune initiative pour l'émancipation de l'Italie, sauf la guerre de 1859, au prix de la Savoie et de Nice; il s'attribuait tout ce qui s'était fait en Italie, sans en excepter l'occupation des États  Romains; il affirmait que la délivrance de Rome et de Venise devait être l'œuvre de la révolution et de la guerre des volontaires; il ajoutait que sans Rome, pour centre et capitale de l'Italie, la fusion de tous les peuples de la péninsule en un seul État libre et indépendant, resterait impossible. Il en concluait qu'il fallait abandonner le programme de Cavour qui arrêtait le mouvement italien et en paralysait les forces par l'inaction,

(1) Dépêche de Sir Elliot à Lord Russel. Naples, 10 sept. 1860.

— 94 —

pour suivre Garibaldi qui désignait Rome et Venise comme le but de leurs entreprises (1). Dans une grande proclamation du 20 septembre, il confirmait cette pensée du dictateur, qu'on ne devrait proclamer personne roi de l'Italie que des hauteurs mêmes du Capitole.

Aidé ainsi du président de la jeune Italie, Garibaldi expédiait à Turin le docteur Brambilla avec une lettre pour le roi de Piémont, dans laquelle il manifestait à ce prince son invariable résolution de ne pas déclarer l'annexion des Deux Siciles, avant d'avoir conquis Rome; il ajoutait en conséquence qu'il ne pourrait nullement écouter les avis de Cavour et de Farini, en qui il n'avait point confiance et dont il demandait la démission (a). De son côté, M. de Cavour démontrait artificieusement dans six journaux piémontais à son service, combien ses vues politiques différaient de celles de Garibaldi et il insistait sur le besoin de l'annexion immédiate (3); il travaillait de plus, au moyen de ses agents, à inculquer partout ses principes aux partisans de l'unité italienne, et il y réussit en partie. Car, le t octobre, M. Russell écrivait de Rome à Lord Russell que l'ancien enthousiasme conçu pour Garibaldi était diminué et la confiance en M. de Cavour augmentée (4). Mais Garibaldi, entouré des représentants et des chefs de la révolution d'Europe, défiait les colères de M. de Cavour et se moquait de ses artifices.

1) V. cette pièce dans Viride de Naples du 24 sept. 1860. Mazzini répéta les mêmes idées dans la lettre du 7 janv. 1860, publiée par le Monde et par d'autres journaux.

2) V. l'importante corresp. adressée de Turin au Constitutionnel, les 15 et 16 sept.

3) Corresp de Turin dans le Times des âl et 26 septembre, dans le Tablet, etc.

4)  A very remarkable change of public feeling in thes part of Italy within the last week. The great majority.... have turned with renewd hope and confidence to Sardinia, her king and Count Cavour, in whom they see the sole salvation of Italy, and have modified their former sympathies for Garibaldi, etc.»

— 95 —

Il composait de Mazziniens, pour la plupart, le ministère de Naples et de Sicile; il conservait pour ses plus intimes conseillers Philippe Boni, Libertini, Crispi et Bertani: Mazzini lui restait comme un terrible instrument d'agression et de défense. Ce programme présenté par Garibaldi au ministère de Naples, portait la clause que Mazzini avait annoncée dans ses manifestes, à savoir qu'on ne reconnaîtrait Victor Emmanuel pour roi d'Italie que s'il était proclamé au Capitole (1). Les unitaires italiens appréhendaient donc qu'une rupture imminente entre le dictateur et de Cavour ne jetât l'Italie dans les horreurs de la guerre civile (2). L'anarchie croissait à Naples et dans les provinces et la réaction qui devenait chaque jour plus menaçante leur montraient déjà en perspective la cause italienne étouffée dans son germe. C'est pourquoi les chefs du parti annexionniste avaient la plus grande envie de réconcilier les deux antagonistes et d'amener Garibaldi à se prononcer pour l'annexion immédiate. Mais Garibaldi ne semblait guère disposé à s'entendre avec son rival; il répondait donc à Brusco que«tout disposé qu'il fût à sacrifier ses ressentiments personnels sur l'autel de la patrie, il ne se réconcilierait jamais avec des hommes qui avaient abaissé la dignité nationale et vendu une province italienne.» Il ordonnait ensuite la publication de cette lettre (2); il menaçait même non seulement de publier la lettre qu'il avait écrite au roi et dont la Gazette de Turin niait l'existence; mais encore de mettre au grand jour tous les documents établissant la complicité absolue du

(1) Times du 26 sept. 1860. — Lettre du môme jour dans le Journal des Débats.

(2) Corresp. de Naples durant tout le mois de sept, et la lettre de James dans te Times du 17 sept.

(3) Times du 17 sept. — Journal des Débat.

— 96 —

 gouvernement sarde dans l'invasion des Deux Siciles (1). Lorsque plus tard (le 18 septembre,) arriva à Naples le comte Vimercati, porteur d'une lettre du roi de Sardaigne, qui prévenait Garibaldi de la nécessité de faire occuper le royaume de Naples par les troupes piémontaises, le dictateur revint sur les premières dispositions qu'il avait montrées à le recevoir. Le lendemain, après une entrevue de deux heures avec Mazzini, il annonçait la ¿¡ierre contre RonWsJet tous ses actes lurent dès lors empreints d'hostilité contre M. de Cavour et réglés sur les vues de la secte mazzinienne.

Les choses en étaient là quand le parlement de Turin fut convoqué pour le 2 octobre, afin d'arrêter quelle devrait être la ligne de politique à suivre, celle de Cavour ou celle de Garibaldi (5); mais l'objet principal de cette convocation était celui-ci, couvrir d'une ombre de légalité des invasions illégitimes de leur nature. Puis on dépêchait à N a pies le marquis Pallavicini qui, ayant été nommé par Garibaldi prodictateur du royaume, paraissait pouvoir servir d'intermédiaire à une réconciliation du dictateur avec le gouvernement de Turin. Après une audience que Victor Emmanuel lui accorda le 24 septembre, le marquis se mit en route pour Naples et le 29 il alla trouver le dictateur à Casette, chargé d'une seconde lettre du roi de Piémont pour lui. Les journaux ont rapporté alors que les artifices de Pallavicini et les exhortations et les promesses du roi eurent un plein succès sur l'esprit du dictateur; quelques publicistes voulurent même faire accroire que cette lutte entre Garibaldi et le ministère sarde était un coup de maître de la part de M. de Cavour qui aurait voulu dissimuler ainsi l'entente de sa politique

(1) Ibid. 26 sept.

(2) Ibid., 1. e. — V. la proclam, du 19 sept, citée plus haut.

(3) Gazette de Turin du 17 sept, et corresp. du 47 sept, au Times et aux Debats.

— 97 —

 avec les projets de Garibaldi (1). Pour nous, quoique persuadé qu'ils ont l'un et l'autre prolongé cette lutte et l'ont rendue si éclatante dans un but d'intérêt personnel, Garibaldi, pour ne pas s'avouer. soumis au comte, celui-ci pour dégager devant la diplomatie la solidarité d'action et la dépendance où le tenait la révolution, nous n'hésitons pas cependant à affirmer qu'à cette époque il y eut entre eux une raison réelle et sérieuse de profonds dissentissements.

Il est en effet hors de doute que Garibaldi, dans ses proclamations du 11 septembre aux Palermitains, avait clairement exprimé pourquoi il n'entendait pas précipiter l'annexion, avant d'avoir délivré toute l'Italie jusqu'à Venise. «Si j'avais, disait-il, aussitôt conquise, annexé la Sicile au Piémont, je n'aurais pu passer à Naples; de t même, si j'annexais de suite le royaume de Naples, je ne pourrais passer à Rome,» à Rome qui était le point culminant de son programme. Garibaldi prétendait donc conserver la dictature des provinces occupées par les siens, afin d'accroître et de consolider les forces avec lesquelles il pourrait tenter une attaque dans la Vénétie et se rendre maître de la Péninsule entière: il en aurait, après cela, disait-il, fait présent à Victor Emmanuel ou peut-être, suivant ses goûts, en aurait-il formé une république dont il se serait constitué le président. Mais, plus familiarisé avec la carabine qu'avec les portefeuilles des chancelleries et abhorrant, comme Mazzini, la diplomatie et les diplomates, il ne lui plaisait pas plus qu'à Mazzini, de différer au lendemain (1) la conquête de Rome, où ils voyaient tous deux le nœud de la liberté politique et religieuse et le fait nécessaire à l'inauguration de cette résurrection païenne par laquelle ils pensaient renouveler l'Italie.

(1) Times, 27 sept. 1860.

— 98 —

M. de Cavour, malgré ses intelligences et sa communauté d'idées avec ces deux meneurs de la révolution, était tenu à plus d'égards envers la diplomatie et, par le conseil même des puissances qui lui indiquaient sa ligne de conduite, il ne pouvait alors promettre la mise à exécution de cette partie du programme garibaldien. D'un autre côté, il ne pouvait laisser Garibaldi retenir plus longtemps la dictature des Deux Siciles qui lui aurait bientôt créé dans son voisinage un puissant et dangereux rival, capable de compromettre l'unité de l'Italie sous le sceptre des princes de Savoie. Cavour faisait donc circuler ces craintes autour de Garibaldi, afin que tous les partisans de la fusion italienne se missent au service des plans de sa politique (2).

Nous inclinons à penser que le dictateur n'a cru alors ni aux remontrances de son roi, ni aux insinuations de Pallavicini; mais à la force inévitable de la nécessité. Effectivement, clans la bataille livrée le 19 septembre devant Capoue, il avait commencé à expérimenter la faiblesse de ses forces, desquelles se mesuraient avec des troupes disciplinées et aguerries; la levée de nouveaux hommes en Sicile était devenue impossible par l'opposition décidée qu'y faisaient les habitants; des soldats du roi de Naples, un très petit nombre avait voulu accepter de le servir; et bien moins encore de volontaires étaient accourus pour combattre sous son drapeau;ses légions avaient été décimées par la guerre et par les maladies; la source des expéditions piémontaises avait été fermée par ordre de M. de Cavour,

(1) C'est l'expression sacramentelle do Mazzini. V. une lettre de lui à l'appendice du chap. VI.

(2) Dépêche déjà citée de M. Russell à Lord Russell.

— 97 —

et des autres points de l'Europe, donc il n'avait pas à espérer de quoi constituer une puissante et solide armée. Et comment ses forces, qui n'avaient pu franchir le Volturne, auraient-elles pu se battre à Home avec les Français et en Vénétie avec les Autrichiens (1)? De plus, l'anarchie et les réactions qui gagnaient partout du terrain et la totale désorganisation qui menaçait le royaume des plus grands maux, tout, en un mot, tendait à développer chez les annexionnistes un vif mécontentement contre les résolutions du dictateur (2); tout faisait prévoir que les Chambres piémontaises se montreraient favorables à la politique de M. de Cavour.

Pour toutes ces raisons, Garibaldi, craignant une défaite, consentait enfin à retirer honorablement son programme et, faisant mine de céder aux instances du souverain qu'il disait fanatiquement être l'objet de son idolâtrie, il entrait dans les voies de pensées plus modérées. 11 se faisait supplier par la municipalité de Naples de lui accorder un ministère qui inspirât plus de confiance à la population et il y nommait Conforti pour président, tandis que Bertani résignait prudemment ses fonctions et partait pour Gênes (2). D'un autre côté, il publiait un manifeste destiné à la justification de sa conduite et en même temps à l'explication des idées qu'il s'était faites de l'annexion piémontaise; mais il n'y disait plus mot de la guerre immédiate contre Rome.

(1) Toutefois Sir Elliot nous apprend que Garibaldi ne doutait pas qu'à Rome les Français ne se seraient point opposés à sa marche. Ils auraient plutôt, selon lui, abandonne la ville éternelle où ils ne restaient que pour servir d'escorte personnelle au Pape. Dép. du 10 sept, k Lord Russell.

(2) Dépêche de Sir Elliot à Lord Russell. — Naples, 29 sept. 1860.

13) Dépêche de Naples du 29 et corresp. du Times, du Nord, du Journal de Debats,

— 100 —

Voici ses paroles: «Expliquons nous claire«ment, nous avons besoin d'une Italie unie. Nous avons besoin de voir toutes ses parties groupées en une seule nation, sans qu'il y reste la moindre trace de municipalisme. Nous ne pouvons donc consentir à ce que l'Italie, au moyen d'annexions partielles et successives, soit peu à peu enveloppée dans le municipalisme législatif et administratif du Piémont. Que le Piémont devienne ¡tait lien comme ont fait la Sicile et Naples; mais que l'Italie ne devienne pas piémontaise. Nous voulons nous réunir nous-mêmes aux autres parties de l'Italie et elles s'uniront pareillement à nous avec égalité et dignité, pour rendre  l'Italie une. On ne doit donc pas nous imposer les lois et le code qui sont maintenant spécialement propres au Piémont (1). Les populations qui ont fait triompher une idée par l'effusion de leur sang ne sont pas semblables aux pays conquis et elles ont le droit de se donner à ellesmêmes leur code et leurs lois. Quand l'Italie deviendra une, la Sicile, Naples, Rome, la Toscane, la Lombardie, la Vénétie et le Piémont devront, sur un pied de parfaite égalité, concourir à la création d'un même code politique et civil. Ainsi pense ou doit penser, pour le salut de l'Italie, quiconque est Italien.

« 29 Septembre 1860.

«G. Garibaldi.»

Par ce manifeste, Garibaldi flattait les peuples de l'Italie méridionale, dissipait tes nuages qui avaient enveloppé sa personne et se rendait les fusionnistes favorables; toutefois il restait d'un pas en arrière, n'ayant pas fait mention du temps où il effectuerait cette fusion des Deux Siciles dans le royaume d'Italie.

(1) Pourquoi donc faisait-il publier à Palerme les lois du Piémont?

— 101 —

Son silence à cet égard était calculé; Garibaldi n'abandonnait la dictature qu'à son corps défendant, et il ne voulait fixer l'heure finale de sa retraite, qu'après qu'il aurait perdu toute espérance de pouvoir se passer de l'appui du Piémont. Le même jour, 29 septembre, où il avait publié la déclaration ci-dessus, il exilait des Deux Siciles Philippe Cordova, parce que celui-ci était devenu antipathique à Crispi, pour ses manœuvres annexionnistes (1). Ce même jour encore, il permettait à Mazzini de publier un manifeste dans le sens de ses proclamations du 11 et du 19 septembre. Il s'opposa à l'ordre donné par Pallavicini à Mazzini de quitter Naples (2); puis, quand Pallavicini décrétait la fermeture de tous les clubs, Garibaldi prenait sous sa protection le club des Mazziniens et ne le laissait pas dissoudre (5). Toutefois, dès le 29 septembre, il annonçait à ses partisans quïs auraient bientôt le bonheur de serrer la main victorieuse des soldats du Piémont (4) et il autorisait en même temps des adresses à Victor Emmanuel revêtues de nombreuses signatures (5).

Après la bataille du l,r et du 2 octobre, d'où était résulté un profond découragement dans le parti de l'annexion, il renouvela ses instances auprès de la cour de Turin, pour obtenir 14,000 hommes et pour engager Victor Emmanuel à venir honorer de sa

(1) V. la lettre de Cordova à Garibaldi sous la date du 29 sept, dans la corresp. de Naples au Times. 6 oct.

(21 La lettre de Pallavicini est du 3 oct. 1860. La réponse de Mazzini est du;;6 (p. VII de la corresp. officielle présentée au Parlement de Londres. 1861).

(3) V. la requête de ce club à Garibaldi, sous la date du 12 oct. — Times du 18 oct.

(4) Télégramme de Naples du 29 sept.

(5) Dép. d'Elliot à Lord Russell, Naples, 30 sept.

— 102 —

présence les provinces méridionales (1); ensuite, le 5 octobre, il envoyait à Àncône une députation de 35 personnages notables de Naples afin d'amener le souverain dans la capitale de l'Italie du sud. Mats, nonobstant les efforts de Pallavicini, il n'accepta la formation des collèges électoraux pour le vote universel que le 10 octobre (2); et il ne ratifia la démission de Crispi, substitué aux fonctions et à l'autorité de Bertani dans le ministère, que le 14 octobre, après une forte démonstration de la garde nationale qui lui représenta les graves désordres que produirait à Naples l'influence des républicains (2), 11 ordonnait alors aux gardes nationaux de faire feu sur quiconque pousserait un cri en faveur de la république. Dès le 12 octobre cependant, il faisait afficher à Naples le manifeste suivant pour préparer le peuple à l'arrivée du roi de Sardaigne: «Demain, disaitil, Victor Emmanuel, le roi «d'Italie, l'élu de la nation, franchira cette frontière qui «nous sépara durant tant de siècles du reste de notre pays, «et en accueillant le vœu unanime de ces braves popula«tions, il paraîtra au milieu de nous. Recevons dignement «l'envoyé de la Providence, répandons sur ses pas, comme «gage de notre amour et de notre rédemption, les fleurs de «la concorde qui lui seront agréables, et dont l'Italie a «besoin. Plus de couleurs politiques! Plus de partis! «Plus de divisions! Que l'Italie une, comme la veut sagement le peuple de cette capitale, et que le roi galant-homme soient les perpétuels symboles de notre régénération, de la grandeur et de la prospérité de la patrie.

«G. Garibaldi.»

(1) Dép. du même, 6 oct.

(2) V. le décret dans le Journal officiel de Naples du 10 oct. Corresp. du Times et du Journal des Débats à la même date.

(3) Dépêche de Naples du 13 et du 14 oct

— 103 —

Par tout ce qui précède, on voit combien Garibaldi eut de peine à admettre l'annexion, qui le dépouillait de tout pouvoir et combien de temps il hésita entre les constitutionnels et les républicains, jusqu'au moment où il sévit forcé de laisser faire les annexionistes. Le Times, malgré son enthousiasme aveugle pour Garibaldi, n'a pu dissimuler cette vérité qui nous révèle la déplorable condition du royaume de Naples à cette époque. «Mazzini, disait le Times, est l'Ahriman de la lutte, Crispi, Cattaneo, Bertani, Macchi et Ferrari sont les génies qui l'assistent dans ses mauvais desseins. Cavour est peut-être l'Ormuzd de cette moderne édition de la superstition persane. Pallavicini et Gavanti sont ces bons génies qui s'opposent à la mauvaise influence des puissances des ténèbres. Garibaldi, au moment de la tempête, se jette dans les bras des monarchistes constitutionnels; la tempête finie, il passe dans les bras de Mazzini, de Bertani et de Crispi (1).»

Sur ces entrefaites, le â octobre, avait lieu l'ouverture du parlement de Turin, invité à sanctionner, comme précédemment, l'œuvre de Cavour et à lui donner les pouvoirs dont il n'avait pas besoin et dont il avait toujours usé sans aucune modération. Dans un artificieux discours, prononcé devant les représentants piémontais, Cavour leur rappela les grands résultats que son cabinet avait obtenus durant l'espace de quelques mois. «Maintenant, disait-il, l'Italie est libre, à l'exception de Venise. Relativement à cette dernière ville, nous ne pouvons pas faire la guerre à l'Autriche contre l'unanime

(1) Times da 18 oct. 1860. — Sir Elliot, dans sa dépéche du 30 sept., et Lord Russell ont coufirimé ces oscillations de la volonté de Garibaldi.

— 104 —

désir des puissances européennes (1). Une telle entreprise serait cause qu'une formidable coalition se formerait contre l'Italie. Mais en constituant une Italie forte, nous servirons la cause de Venise. Les mêmes raisons nous imposent le devoir de respecter Rome. La question de Rome ne peut se décider avec l'épée seulement; elle rencontre des obstacles moraux qu'il faut vaincre par une force morale.» Cavour ne craignait pas d'annoncer la chûte prochaine de ta Ville Sainte: «Nous avons besoin, disait-il, pour capitale de la ville éternelle; quant aux moyens de l'obtenir, nous pourrons dire d'ici à six mois en quelle condition nous nous trouverons. — Je crois, ajoutait-il, que la solution de la question de Rome doit s'effectuer par la conviction qui se répandra de plus en plus dans les sociétés modernes et aussi dans la grande société catholique, que la liberté est extrêmement favorable au développement du vrai sentiment religieux. J'ai lieu de croire que cette conviction triomphera bientôt complètement. Nous avons déjà vu ce principe admis par les défenseurs les plus passionnés des idées catholiques (a).

«Nous avons vu qu'un illustre écrivain, dans un intermile lucide, a démontré à l'Europe, dans un livre qui a fait grand bruit, que la liberté

(1) À quoi ont servi la paix de Villafranca et le traité de Zurich, sinon à rendre plus coupables ces manifestations contre une puissance à laquelle on avait tendu une main amie? Lord Russell n'a pas osé défendre de tels actes; il les a même hautement condamnés, lui cependant si prompt à les justifier au profit de ses vues. (V. les dép. du 22 mai et du 50 août à Sir Hudson, du 7 sept à Lord Cowley, etc.

(2) Les catholiques réclament la vraie liberté Cavour leur réservait la tyrannie sous le nom de la liberté.

— 105 —

contribue beaucoup au  bien de la religion (1).

«En Piémont, continuait l'orateur, il y a présentement une religion plus vive et plus sincère que celle qu'on y pratiquait, il y a douze ans (2). Le clergé y aura moins de privilèges, les religieux s'y compteront en moins grand,nombre; mais la vraie religion a plus d'empire sur les esprits et sur les âmes de notre peuple, qu'elle n'en eut au 'temps où flatter la hiérarchie sacrée et aller à la messe par hypocrisie étaient de bons moyens pour obtenir des emplois publics (5).

Tels étaient les sentiments que M. de Cavour, en les revêtant de phrases sonores, inculquait aux deux Chambres subalpines qui n'ont jamais compté, sous ce ministre, des hommes vraiment libres et indépendants. Sur le fait de l'annexion des provinces méridionale, conquises par la révolution, il disait: «Nous serions ennemis de nous-mêmes, si nous laissions ces peuples persévérer plus longtemps encore dans l'incertitude d'un gouvernement provisoire. Les désordres et l'anarchie, qui en seraient la conséquence, déshonoreraient la patrie commune; le mouvement national exposerait à d'extrêmes dangers les provinces récemment affranchies et celles qui étaient déjà libres.»

Il déclarait ensuite que le vote pour l'annexion se ferait comme dans l'Italie centrale, sans y mettre aucune condition qui serait toujours injurieuse au reste de l'Italie et entraverait la future organisation de toutes les provinces. Venant ensuite au projet garibaldien de différer l'annexion, il fit observer que une puissante nation de 22,000,000 d'âmes ne devait point perdre temps

(1) M. de Cavour faisait ici allusion au comte de Montalembert qui lui répondit par une éloquente lettre, insérée dans le Correspondant, n° 61. Octobre.

(2) Cela n'est vrai que des catholiques fervents dont la persécution a excité le courage à toutes les époques. (5) Séances du II et 12 oct. 1860.

— 106 —

pour agir; qu'autrement l'Europe croirait que la révolution aurait été la tin et non le moyen, et que l'opinion publique se tourne«rait contre les Italiens. Tant que l'Italie méridionale était séparée du Piémont, différer l'annexion pouvait être raisonnable; mais il n'en serait plus ainsi depuis la conquête de l'Ombrie et des Marches.»

Il concluait en demandant aux Chambres un vote de confiance: «Le parlement, disait-il, a été convoqué pour décider si le ministère actuel jouissait de sa confiance. Cela est d'autant plus nécessaire qu'une voix, qui est à bon droit chère  au peuple, a fait connaître qu'il n'avait pas confiance en lui.»

La loi pour l'annexion qui fut présentée le 4 octobre à la Chambre des députés et le 5 au Sénat, et qui fut soumise à l'examen d'un comité, était conçue en ces termes: «Le gouvernement du roi est autorisé à accepter et à établir par décret royal l'annexion à la Sardaigne des provinces de l'Italie centrale et méridionale, dans lesquelles le peuple a librement et par suffrage direct et universel, manifesté le désir de faire partie intégrante de notre monarchie a constitutionnelle.» Les Chambresse contentèrent en cette occasion, d'exercer leur éloquence et de perdre leur temps en dissertations magnifiques. Cependant, Ferrari parla franchement contre le décret proposé et dit des vérités déplaisantes aux Piémontais, en soutenant avec raison que la capitale, les lois et l'administration de la Sardaigne, de l'avis même de Balbo et de Gioberti, étaient inférieures à celles des Deux Siciles. Il défendit la politique de Garibaldi et blâma celle du ministère de Turin, comme opposée à la guerre contre Rome et Venise.

— 107 —

Cavour lui répondit par ses discours du 11 et du 12 octobre, qui le justifièrent devant les Chambres et furent suivis d'un vote de confiance. Cependant, le parlement exprima le désir de le voir mettre fin à son dualisme avec Garibaldi. La loi mise aux voix, fut approuvée à une grande majorité, le 12 octobre, et le parlement fut prorogé le 23.


vai su


Chapitre XXVIII.
MANIFESTE ET ENTRÉE DES PIÉMONTAIS DANS LE ROYAUME DE NAPLES. — BATAILLES SUR LE GARIGLlANO. — CIRCULAIRES ET NOTES DU GOUVERNEMENT DE FRANÇOIS II.

Le roi de Piémont n'avait pas voulu attendre la décision des Chambres législatives, avant de se mettre en possession des provinces conquises. Dès le 1er octobre, il avait quitté sa capitale pour visiter l'Ombrie et les Marches. A Ancône, il reçut la députation que lui envoyait Garibaldi et, le 9 du même mois, il adressa aux peuples de l'Italie méridionale un manifeste dans lequel il exposait les raisons de sa politique. il rappelait d'abord dans quelles tristes conditions il avait reçu la couronne de Sardaigne, après l'abdication de Charles Albert et il montrait ensuite dans quel état de liberté, de splendeur et de religion (!!) il avait amené le royaume dont il avait hérité. Il disait que le Piémont avait commencé à prendre part aux grandes affaires de l'Europe et avait été représenté soit en Crimée, soit aux conférences de Paris; et il exprimait la reconnaissance dont il était pénétré envers son magnanime allié, l'empereur des Français, dont l'appui avait délivré l'Italie de l'influence de l'Autriche. Il expliquait ensuite par quelles voies, après la paix de Villafranca, les provinces de l'Italie centrale en étaient venues à se réunir au Piémont et comment de telles annexions préparaient la fusion de toute l'Italie en un seul royaume. Il mentionnait les conseils donnés et les offres faites au Grand Duc, au roi de Naples et au Souverain Pontife, pour la conservation de leurs trônes. Il parlait des expéditions de Garibaldi, le vaillant guerrier, dévoué à l'Italie et à sa personne, et déclarait ouvertement n'avoir pu ni voulu les empêcher.

— 109 —

Il se justifiait de s'être mis à la tête du mouvement italien, de peur que le parti d'un fanatisme ambitieux ne prévalût en Italie et par déférence aux vœux des Italiens qui tenaient les regards tournés vers lui: s'il avait envahi les Marches et l'Ombrie, c'était pour disperser ce ramassis de gens de tout pays et de toute langue qui s'y étaient réunis. Il proclamait ensuite qu'il ne permettrait pas que l'Italie devînt le refuge de sectes cosmopolites; il annonçait que ses troupes s'avançaient parmi les peuples de l'Italie méridionale, pour faire respecter leur volonté dans le suffrage universel; il terminait en disant qu'il avait toujours accompli les devoirs de roi et d'italien et fermé dans la Péninsule l'ère des révolutions (1).

Cependant, le même jour, 9 octobre,l'armée piémontaise entrait dans les domaines royaux de Naples (3), non pas pour assurer la liberté des votants, mais pour empêcher le mouvement d'un peuple qui se soulevait contre les pièges de la révolution et jurait d'en secouer la tyrannie; elle y entrait pour arracher au prince légitime les trois dernières provinces qui restaient sous son autorité et pour en finir, par la trahison, avec les forces qui devaient abattre la révolution; elle y entrait en alliée de la révolution même, disposée à en soutenir les entreprises, à en assurer le succès. Cependant, l'ambassadeur de François II, était resté jusqu'au 6 octobre à Turin, recevant les hypocrites assurances d'amitié dont le gouvernement de Cavour n'était pas avare; aucune déclaration préventive de guerre n'avait été faite au roi de Naples,

(1) V. ce manifeste dans les pièces de l'appendice de ce cbap. Certains journaux ont prétendu que celle harangue avait été rédigée à St. Cloud.

(2) Dépêche d'Ancttie du 9 oct. 1860.

— 110 —

suivant les usages reçus chez tous les peuples du monde; et personne n'aurait pu imaginer que ce gouvernement, qui avait protesté jusqu'alors ne pas vouloir reconnaître le fait accompli par Garibaldi, ni mettre la main sur les possessions de ce prince allié et ami, eût comploté cependant contre lui la plus horrible trahison, et déchaîné une armée sur son territoire. Telle a été la nouvelle politique du Piémont; c'est ainsi que, ruinant et envahissant les États  d'Italie, elle a renouvelé l'œuvre des Goths et des Lombards,et peut-être pour arriver à des résultats semblables.

Le 6 octobre, le comte de Cavour, dans une lettre privée, écrite au baron Winspeare, ambassadeur de Naples à Turin, lui annonçait que les troupes piémontaises avaient reçu ordre d'occuper le royaume de Naples, vu l'anarchie épouvantable qui y prévalait et vu l'abdication que le roi avait faite de la couronne en abandonnant la capitale (t). Sans doute, à cette nouvelle inattendue, l'honnête et généreux baron Winspeare aura senti se soulever d'indignation dans son cœur tous les instincts d'honneur, de justice et de loyauté. Il répondit le lendemain par une noble protestation qui est une réfutation victorieuse des prétextes menteurs sous lesquels M. de Cavour cherchait à dissimuler l'usurpation et la perfidie. Nous reproduisons cette pièce à l'appendice du présent chapitre. Le baron Winspeare termina quelques affaires pendantes et quitta la capitale piémontaise de la révolution italienne

(1) V. a l'appendice de ce chap., n° II.

— 111 —

pour rejoindre son souverain à Gaëte (1).

Le roi de Naples, informé des derniers actes de Turin, faisait fortifier les chemins qui conduisent de Gaëte à Rome; il envoyait un corps de troupes à Fondi, sur la frontière romaine, pour ne pas être frappé par derrière; il réoccupait, vers le milieu d'octobre, Isernia qui est la clef des Abruzzes, et y remportait deux importantes victoires sur les Garibaldiens, dont une colonne de 1,000 hommes, surprise dans une embuscade, fut massacrée par les habitants, à peu d'exceptions près. Mais l'armée piémontaise, commandée par le général Cialdini et par le roi en personne, s'était avancée à grandes journées, malgré la difficulté des lieux et des chemins qu'avait dû parcourir Victor Emmanuel. Celui-ci s'était fait voir dans les villes principales des Abruzzes, pour recueillir de ses partisans des acclamations et des applaudissements qui se tourneraient bientôt en malédictions et en blasphèmes. L'avant garde de l'armée sarde parvenait, le 20 octobre, à Isernia où se trouvaient quelques compagnies de soldats napolitains et plusieurs bandes de gens du pays, armés pour la défense de leur roi; Cialdini, avec les forces imposantes dont il disposait, n'eut pas de peine à les assaillir à Macerone et à les vaincre. Les royaux se retirèrent à Venafro, un petit nombre furent fait prisonniers par les Piémontais, et, entre autres, le général Scotti (2).

Cependant Cialdini, dans sa dépêche envoyée de Campobasso au gouverneur de Molise et communiquée par celui-ci à Garibaldi, donnait à cette rencontre les couleurs d'une grande victoire, et ainsi l'annonçaient les journaux révolutionnaires de Naples et de Turin, non moins que leurs partisans de France et d'Angleterre.

1) Dép. de Turin de Sir Hudson à Lord Russell.

2) Dépêche de Cialdini au gouverneur de Molise. — Campobasso, 20 oct. 1860.

— 112 —

Cette exagération vantarde n'aurait pas surpris dans la bouche d'un général piémontais; mais ce qui fit horreur à tout le monde et montra toujours plus le naturel barbare et sauvage de Cialdini, ce fut la conclusion de sa dépêche: «Je fais fusiller, disait-il, avec le sans gêne d'un bourreau, je fais fusiller tous les paysans armés que je prends; et je ne fais de quartier qu'aux troupes. Aujourd'hui j'ai commencé.» C'était ainsi que par des fusillades Cialdini commençait à assurer la libre volonté du peuple, que devait bientôt manifester le suffrage universel, et bien avant le jour du plébiscite, il faisait exécuter les paysans qui exposaient leur vie pour la défense de leur souverain légitime. Il ne s'en tenait pas là, lui, le représentant militaire d'une armée régulière et d'une nation civilisée: il ordonnait au juge de Venafro d'annoncer au lieutenant général Ritucci «que si l'on touchait aux volontaires garibaldiens, il userait de représailles sur le général Scotti et sur les soldats faits prisonniers (t).» Le roi de Naples, d'après les lois de l'Ëurope entière, aurait certainement eu le droit de traiter avec rigueur les Garibaldiens qui ne représentaient que la révolution commandée par un aventurier; ce droit pourtant il n'en usa pas, et nous avons vu avec quelle humanité il traita les rebelles faits prisonniers, suivant le témoignage solennel des Garibaldiens mêmes (2). Cependant, Garibaldi, contrairement au droit de la guerre, avait forcé les prisonniers royaux de la bataille du 1er octobre, qu'il fit transporter à Gênes, de servir sous un drapeau ennemi du leur, et Cialdini,

(1) V. la circulaire de Casella dans la correspondance communiquée au Parlement anglais 1861, p. VIII, n° 166. Cette circulaire porte la date du 26 oct. 1860 et tut envoyée de Gaëte.

(2) Un Hongrois garibaldien attestait au correspondant du Times que dans la bataille du 1er oct. un Vénitien, garibaldien aussi, ayant été dépouillé de tout ce qu'il avait sur lui par quelque soldats royaux, François II lui fit rendre autant qu'on lui

— 113 —

foulant aux pieds toutes les lois militaires et toutes les convenances, transmettait à Ritucci la proclamation rapportée plus haut, proclamation digne seulement d'un général Goth, et il massacrait de sang-froid les défenseurs du trône des Bourbons! Le ministre Casella, dans sa circulaire du 26 octobre, communiquée secrètement à Elliot et transmise à Lord Russell, dénonça à la justice et à l'humanité des cours étrangères ces actes illégaux et barbares (1). Le même Elliot ne pus que les taxer de cruauté et d'injustice dans une de ses dépêches à Lord Russell {2). Et le très-humain Lord John que fit-il pour réprimer ces faits violents et inhumains, contre lesquels toute l'Europe a protesté? Rien, absolument rien; bien plus, ces atrocités et d'autres encore plus révoltantes, commises par les généraux piémontais, il osa, lui et les siens, en entreprendre la justification directe et solennelle. Et ce sont ces mêmes hommes qui ont crié et crient encore tous les jours contre les barbaries du roi Ferdinand de Naples!

L'armée napolitaine menacée à gauche par une forte armée régulière, qui, prenant la route de Venafro, envahissait la rive droite du Volturne, et menacée de front par les troupes de Garibaldi, qu'avaient grossies de nouvelles bandes étrangères, ne pouvait plus tenir sur le Volturne; elle reçut donc l'ordre d'abandonner cette première ligne de défense et de se porter sur la seconde, derrière le Garigliano, en laissant seulement 6,000 hommes

avait pris et ordonna que, par compensation du mauvais traitement qu'il avait subi, il serait traité en officier durant tout le temps do sa captivité Times, 15 déc. 1860.

(1) Cette circulaire fut communiquée par Sir Elliot avec la dép. du 13 dot. 1860.

(2) Dép. de Sir Elliot k Lord Russell, Naples. 27 oct. 1860. Lord Russell, pour affaiblir l'impression de cette dépéche, l'a fait indiquer à la table des matières sous le titre des cruautés apparentes de Cialdini (As to apparent barbant? of  Gen. Cialdini's proceedings).

— 115 —

dans la place de Capoue. Cette fidèle et brave armée se partageait donc en deux divisions; l'une franchissait aussitôt le Garigliano, l'autre s'arrêtait à Sezza où il y avait un camp retranché (1). Ce fut alors que les forces de Garibaldi, prenant du côté des montagnes pour se mettre à l'abri du canon de Capoue, passèrent le Volturne, occupèrent Cajazzo et marchérent au devant des troupes auxiliaires de Cialdini. Ces dernières, après quelques petites escarmouches avec les avant-postes des royaux à Venafro, s'avancèrent vers Teano, d'où Cialdini croyait arriver à passer le Garigliano et à investir Mola et Gaëte. Mais l'arrière-garde napolitaine les attendait au pied du mont S. Giuliano, près de Cascano, sur la route de Sezza. Le combat fut livré par les royaux avec une impétuosité que les Piémontais n'auraient jamais soupçonnée. Dans cette glorieuse journée se distingua l'artillerie de Naples, qui décima horriblement les colonnes piémontaises. Mais les Napolitains n'avaient pas pour instruction de se maintenir à Sezza; ils devaient seulement défendre la ligne du Garigliano; c'est pourquoi, ayant repoussé et rudement entamé l'armée sarde, ils continuèrent leurs mouvements stratégiques pour prendre position sur la rive droite du Garigliano. Cialdini, qui avait si fort exalté les victoires imaginaires d'Isernia et de Venafro, honteux d'une défaite réelle, fit annoncer dans les dépêches de Naples et de Turin que les Napolitains s'étaient sauvés en désordre devant les baïonnettes des Piémontais, qui leur avaient fait un grand nombre de prisonniers. La vérité est que l'armée sarde perdit beaucoup de monde dans cette rencontre, tandis qu'il n'y eut du côté

(1) Circulaire de Casella. (Gaëte, 12 nov.), dans la corresp. Anglaise de 1860.

— 115 —

des Napolitains que peu de morts et de blessés (t).

Le général piémontais ayant dès lors compris quel rude embarras lui susciterait l'armée royale, eut recours aux moyens de la trahison et de la corruption qui, pour Garibaldi comme pour lui, furent, jusqu'à la chute de Gaëte, plus puissants que les canons Cavalli eux-mêmes. Il invita donc le général Salzano, alors commandant en chef, comme successeur de Ritucci, à une insidieuse et perfide entrevue. Salzano s'y rendit le 28 octobre, du consentement du roi; et suivi d'un peloton de cavalerie qu'il laissa à Teano, il vint seul à Caianello, qui était l'endroit désigné pour le rendez-vous. L'audacieux Piémontais ne l'eut pas plutôt en sa présence qu'il se mit à lui dire que«l'armée napolitaine, «resserrée sur une petite bande de terre, serait bientôt «forcée de mettre bas les armes, n'étant plus en état de «combattre;»il l'exhortait donc à céder ses troupes au roi Victor Emmanuel, qui se trouvait déjà à Venafro. Mais Salzano répondit en loyal et courageux soldat,que la conduite du roi de Piémont était sans exemple dans l'histoire, parce qu'on ne lisait nulle part qu'un prince eût envahi le royaume d'un souverain, son proche parent, avec qui il avait conservé jusqu'aux derniers instants les meilleurs rapports d'amitié, et qu'il eût envahi ce royaume sans déclaration de guerre, au mépris de toutes les assurances précédemment faites. Il ajoutait que l'armée du roi François II était extrêmement indignée de ce fait, et résolue à mourir pour son maître; que cette bande de terre qui lui restait, serait disputée pied à pied, qu'il ne reconnaissait sur le territoire de Naples d'autre roi que François II, qui régnait de Sezza à Gaëte.

(1) Ce Tait est confirmé par le corresp. même des Débats et par toutes les correspondances de Naples et de Gaête. Le général Ulloa, ministre de la guerre, en fit mention honorable dans son ordre du jour du 30 oct. 1860.

— 116 —

Cialdini ne s'attendait ¡)as à ce franc parler et répondit avec une ironie grossière qu'ils se reverraient le lendemain (1). Le croirait-on? Salzano, de retour à Teano, ne trouva plus son escorte; les chefs d'un détachement de Garibaldiens, d'accord avec ceux de l'armée sarde, l'avaient faite prisonnière (2). Nos descendants pourront-ils ajouter foi à des procédés si honteux pour l'armée piémontaise?

Cependant le 29 octobre, une grande bataille fut livrée sur la rive gauche du Garigliano entre les troupes du Piémont, sous les ordres de Cialdini et celles de Naples, sous les ordres de Salzano. Les Napolitains, tant décriés par leurs ennemis, remportèrent sur eux une des plus glorieuses victoires. Les Piémontais y perdirent 5 canons et 4,000 hommes parmi lesquels 2,000 morts {3). Le général piémontais en frémit d'une rage concentrée et il n'osa pas cette fois chanter la victoire des siens et la déroute des Napolitains. Seulement Garibaldi, dans une dépêche de Caserte et de Naples, signala en termes vagues et indéterminés une sanglante bataille sur le Garigliano. Mais à Gaëte la joie fut grande et le peuple y prit une part considérable.

Sur ces entrefaites était arrivé le roi Victor Emmanuel à la tète d'une forte division du 5' corps d'armée et en compagnie de Fanti et de Farîni; il s'était avancé de Venafro et venait camper à Teano.

(1) V. Tordre du jour indiqué plus haut, la circulaire déjà citée de Casella. Gaète 26 oct. 1860. Nous avons mis au 28 la date de l'entrevue de Salzano avec Cialdini, c'est la date consignée dans l'ordre du jour du 30 octobre. La circulai e de Casella devra être en conséquence du 29 et non du 26.

(2) V. la circulaire de Casella citée plus haut et maintes corresp. de journaux.

(3) V. l'ordre du jour d'Ulloa, 30 oct.; la corresp. de Gaëte du 1er nov. dans le Times. — Aucun journal révolutionnaire ne peut révoquer en doute les assertions de cette correspondance.

— 117 —

Garibaldi qui avait son quartier général entre Speranzàno et Teano, alla aussitôt à la rencontre du roi avec son état-major, pour lui témoigner son dévouement et le proclamer roi d'Italie (1). Cependant Victor Emmanuel ne consentit pas à faire son entrée à Naples avant le passage du Garigliano et la chute de Gaëte. Cialdini se disposa donc à assaillir de nouveau l'armée napolitaine avec tout le poids de ses forces réunies à celles des Garibaldiens qui, alors surtout, étaient vraiment un amalgame de gens de tout pays et de toute espèce, étrange manière d'intervention et la pire de toutes assurément

(3). Cialdini se proposait d'investir de front et de flanc les Napolitains campés sur la rive droite du Garigliano, en combinant au besoin une attaque de l'armée et de la flotte à l'embouchure du fleuve; il espérait ainsi en forcer le passage sous la protection de la marine piémontaise et forcer de même le passage de Mola.

Mais depuis le 17 octobre, l'amiral Barbier de Tinan s'était porté avec sa flotte dans les eaux de Gaëte et avait menacé de couler à fond les vaisseaux piémontais, s'ils osaient faire feu sur la ligne qui court du Garigliano à Gaëte (3). Lord Russell, après avoir, avec sa bienveillance ordinaire pour le roi de Naples, demandé des explications à l'Empereur au sujet de cette démonstration militaire, manœuvra de toutes façons, par le moyen de l'ambassadeur de France à Londres, pour que le gouvernement impérial retirât sa flotte de Gaëte (1). Déjà le gouvernement sarde, sous le patronage de Russell, avait réclamé et il obtint à la tin que la flotte de Barbier de Tinan laissât libre

(1) Corresp. de Naples du 29 oct. dans le Times.

(2) Paroles du manifeste dirigé contre les troupes du Pape.

(3) Dépêche de Sir Elliot à tord Russell. Naples, 30 oct. 1860. Lettre de Gaëte dans le Courrier du Midi, 8 nov. et lettre de Gaéte du 5 nov. dans la corresp. parisienne du 10 au Times.

— 118 —

aux vaisseaux de l'amiral Persano l'embouchure du Garigliano. En effet, le Descartes apportale 1er novembre à l'amiral français de nouvelles instructions envoyées par le ministre de la guerre, instructions qui lui enjoignaient de circonscrire son action à la défense du port et de la ville de Gaëte (2). De Tinan ayant transmis ces dispositions au gouvernement de François 11,l'armée napolitaine reçut l'ordre de lever le camp, pour ne pas l'exposer au feu de l'escadre piémontaise. Mais cet ordre ne put être sitôt exécuté que l'amiral Persano, dans la nuit du 1er novembre, n'ouvrît le feu contre le camp des royaux, quoique la nuit fût très obscure et que la pluie et la grêle tombassent par torrents Les correspondances de Gaëte nous dépeignent cette nuit, comme l'une des plus épouvantables qui fut jamais; car au fracas de l'orage se mêlait l'explosion des bombes et des boulets que lançait la flotte sarde, et il semblait que le camp tout entier allait être détruit. Mais à raison de la mer houleuse qui empêchait d'assurer le tir, Cialdini et Persano virent leurs espérances trompées et les Napolitains n'eurent dans cette nuit que deux morts et quelques blessés. Jusqu'au lendemain et pendant une bonne partie du jour (2 novembre), les vaisseaux de guerre continuèrent leur feu contre l'armée napolitaine, tout le long du chemin qu'elle devait parcourir pour exécuter son mouvement de retraite, sans pouvoir elle-même occasionner le moindre dommage à l'ennemi. Les Napolitains s'étant ainsi réunis, partie sur les frontières du royaume et partie à Mola di Gaëta, la flotte piémontaise prit ses positions devant cette malheureuse ville et, depuis la nuit du 3 novembre jusqu'à 4 heures de l'après-midi du jour suivant,

(1) Dép. de Lord Russell à Lord Cowley, 30 oct. et 3 not. — Dép. de Lord Cowley Lord Russell. Paris, 31 oct.

(2) V. le Courrier du Midi et le Time 1. c. et les dép. du 3 nov.

— 119 —

la soumit à un cruel bombardement, et lança une grêle d'énormes projectiles contre les maisons de ces infortunés et paisibles habitants et contre les hôpitaux où étaient rassemblés les soldats blessés. La dévastation, la destruction fut énorme (1). «Dans les temps passés, observait avec raison Casella dans la note du 7 novembre communiquée aux agents diplomatiques, toutes les fois que le légitime souverain des Deux Siciles se vit contraint, malgré les répugnances de son cœur, à recourir à la triste nécessité de la guerre pour dompter quelque ville rebelle, il ne manqua jamais d'officieux défenseurs des sujets révoltés qui, par toute sorte d outrages, contestèrent au gouvernement royal le premier droit de tout gouvernement, qui est de maintenir son autorité et de protéger Tordre public. Or, aujourd'hui, les armées et les escadres d'un gouvernement qui se dit régulier, se livrent, sans déclaration de guerre, à l'envahissement d'un royaume voisin et ami, elles en combattent les troupes par des moyens lâches et perfides, quand elles n'emploient pas d'indignes artifices contre leur honneur et leur fidélité; s'étudient à détruire tout élément de force et de prospérité chez un peuple qu'elles osent traiter de frère, et vont jusqu'à en bombarder les pacifiques et inoffensives populations, et tout cela sans qu'une seule voix s'élève en Ëurope contre une série d'énormités qui n'ont pas leurs pareilles dans l'histoire, fl est temps que les hypocrisies et les ruses de la politique piémontaise soient révélées à l'Europe sous leur vrai jour, et le gouvernement du roi est résolu à accomplir jusqu'au bout le devoir de combattre, même avec les armes de la publicité, les propagateurs du désordre moral et de la révolution sociale, etc.»

(1) V. la note de Casella, Gaëte, 7 nov. 1800, dans les corresp. officielles présentées au Parlement d'Angleterre, (nB 174).

— 120 —

Du 1er au 4 novembre, il ne manqua malheureusement pas de traîtres, et c'était pour Cialdini l'arme la plus puissante; il se répandit d'ailleurs parmi les chefs de Tannée napolitaine de la confusion et de rabattement, surpris qu'ils étaient par une attaque furieuse du côté où ils se croyaient en sécurité sous la protection de la France et déroutés par les machinations des lâches qui vendaient leur conscience contre l'or et les magnifiques promesses de Cialdini ou de ses émissaires (1). Il est certain que les commandants de l'armée assiégée, pour avoir mis trop de confiance dans l'attitude de la flotte de l'amiral De Tinan, avaient négligé de fortifier par des canons de gros calibre la ligne des bouches du Garigliano à Mola di Gaëta, et de tenir ainsi en respect la flotte piémontaise. Mais, le bombardement commencé du côté de la mer, ils auraient pu encore détacher l'aile droite de leur armée, qui à elle seule était de 20,000 hommes, el la ramener au centre pour la mettre à couvert de l'artillerie de la flotte, sans abandonner quand même la rive droite du fleuve. L'ordre de se replier sur Mola fut donné; mais ce mouvement fut exécuté dans le trouble des esprits avantd'avoir pris les mesures stratégiques nécessaires en pareil cas, avant d'avoir coupé la route à l'ennemi (chose à la quelle se prêtait admirablement la configuration des lieux), avant d'avoir posté sur l'étroit chemin de Mola des pièces de grosse artillerie qui tinssent les vaisseaux de guerre à une distance d'où ils n'auraient pu atteindre le chemin; au contraire, on plaça 4 canons rayés sur la plage découverte et exposée au feu ennemi et même ces canons furent bientôt laissés à l'aventure.

(1) Nous savons par des corresp. sûres que Cialdini promettait de fortes sommes aux généraux napolitains qui passeraient avec leurs troupes à l'armée piémontaise. Tel colonel reçut pour le service de ce genre, 53,000 ducats.

— 121 —

Telles sont les observations que faisaient plusieurs officiers napolitains, lesquels accusaient de trahison les chefs de leur armée, ou qualifiaient leur conduite d'imprévoyance et de démoralisation (1).

Malgré tout cependant, les troupes piémontaises, se souvenant de leurs pertes du 29 octobre, n'osèrent pas investir les Napolitains de près, et ne franchirent le Garigliano que 24 heures après la levée du camp; elles y trouvèrent quelques centaines de tentes que le général Colonna avait omis de faire emporter, négligence dont il fut grandement blâmé. Le corps des Napolitains n'ayant pu, à cause du bombardement de Persano, rester échelonné sur Mola, se retira sous Gaëte et le soir du 4 novembre, Gialdini prit possession du terrain évacué (2). L'autre corps d'armée qui avait dû se replier sur Itri et marcher vers la frontière du royaume, reçut l'ordre de s'avancer jusqu'auprès de Terracine et de passer dans les États  Romains. Il se composait d'environ 20,000 fantassins, de 5,000 cavaliers et de 25 canons. Les Piémontais menaçaient de les mitrailler s'ils ne se rendaient pas; mais sur leur réponse déterminée qu'ils s'ouvriraient un chemin avec leurs armes, on s'abstint de toute démonstration. Les Napolitains marchérent jusqu'à Cisterna où il remirent leurs armes entre les mains des autorités françaises et pontificales, et furent répartis en divers quartiers autour de Rome (1).

Les Piémontais restèrent donc maîtres de la rive droite du Garigliano et furent libres de porter toute leur attention sur l'attaque de Gaëte, qui était la partie la plus importante de leur campagne dans les États  Napolitains.

(1) V. la lettre du 10 nov. dans le Mande du 15 nov. 1860.

(2) V. la corr. citée de Gaète du 5 et du 1Û nov. et celle de Paris du 10 au Times.

— 122 —

Ce n'était pas assez pour les chefs de l'armée sarde d'avoir obtenu, sans peine ni danger, les positions qu'ils désiraient, ils voulurent annoncer le passage du Garigliano et la prise de Mola comme une éclatante victoire dans laquelle le roi Victor Emmanuel, à la téte de son armée et avec l'appui de la flotte sarde, aurait attaqué de front l'armée napolitaine et l'aurait complètement mise en déroute, se serait emparé dés tentes, des chars, du bagage militaire, de tout le matériel de guerre, etc., etc., etc.; après quoi, il aurait envoyé Je général de Sonnaz occuper Mola.

Pour démontrer maintenant que la trahison a eu sa part en tout ceci, nous observerons que les Piémontais faisaient télégraphier de Turin ces fanfaronnades un jouravant qu'elles fussent accomplies. Ensuite Cialdini voulut donner à Mola une nouvelle preuve de son naturel déloyal et sauvage; car l'échange des prisonniers ayant été proposé et le roi de Naples ayant renvoyé à Mola le nombre convenu des Piémontais, Cialdini refusa de rendre un nombre équivalent de Napolitains (2).

Pendant que ces faits se passaient sur le Garigliano, la forteresse de Capoue, qui avait refusé le 29 octobre de se rendre à la sommation du roi de Turin, fut investie par la division piémontaise du général Délia Rocca, qui avec l'humanité commune aux généraux de la Sardaigne, commença contre la ville un bombardement épouvantable. Mais les batteries piémontaises se trouvaient si éloignées de la place que bien peu de coups portèrent jusque dans l'intérieur des fortifications; les batteries de Capoue,

(1) Dép. de Rome du S et corresp. de l'Union, do Monde, des Débats, etc.

(2) Lettre de Gaëte du 10 no y. dans le Monde du 15 no y.

— 123 —

au contraire, étant pourvues de plus forts canons et pointant plus sûrement, causèrent de grands dégâts aux batteries des Sardes et les réduisirent au silence, sur le soir du 2 novembre (1). La place pouvait tenir longtemps si la perfidie ou la lâcheté n'avait pas déterminé une prompte capitulation. Disons cependant que cette capitulation passa pour avoir été conseillée par le cardinal archevêque de Capoue qui jugea inutile de prolonger une défense d'où seraient résultés de grands malheurs pour la population: Victor Emmanuel lui écrivit, diton, une lettre pour le remercier de sa conduite.

Dans de telles conjonctures, le roi de Naples n'avait pas cessé de plaider sa cause devant l'Europe. Outre les deux notes que nous avons rappelées du 26 (ou 29) octobre et du 7 novembre, notes dans lesquelles il signala à l'Europe les actes déloyaux et barbares des généraux piémontais, il avait, au milieu du mois d'octobre, adressé à toutes les cours un memorandum où, après avoir exposé les progrès faits par la révolution avec l'aide et le concours du Piémont, il leur montra l'infraction des traités, la violation de tous les droits, l'inauguration d'un nouveau droit public pour l'Europe et le danger que couraient les autres trônes de se briser au même écueil (2). Les souverains reconnaissaient sans doute la justice de sa cause; ils lui envoyaient des encouragements et des condoléances; ils lui conseillaient de se défendre avec vigueur; mais ils ne faisaient rien pour sa défense. Lord Russell voulut se distinguer en répondant au mémorandum du roi de Naples

(1) Times. Corresp. de Naples, du 3 novembre. Débats, corresp. à la même date.

(2) Ce Memorandum se trouve parmi les documents d'Italie soumis au Parlement anglais, p. VII, n° 122.

— 124 —

par un autre mémorandum où, après avoir relevé en forme de dérision les considérations que faisait ce malheureux prince, il allait jusqu'à insulter à l'infortune de celui qu'il avait le premier trahi (1). A la même date il lui fit offrir le Renown pour quitter ses États  (¿), et il pressa de toute façon le gouvernement français de se joindre à lui et de décider le roi de Naples à s'éloigner de Gaéte (3). Mais François II repoussa avec dédain l'offre de John Russell (4) et il ne se rendit pas davantage aux conseils et aux insinuations que l'amiral de Tinan lui présentait au nom de la France, cédant aux instances de l'Angleterre (5). Puis, par une circulaire du 10 novembre, il tâcha de prouver à toutes les cours d'Europe que deux grands devoirs de conscience l'obligeaient à prolonger jusqu'au bout la défense de Gaëte: «en premier lieu, l'obligation de conserver et de défendre la monarchie des Deux Siciles, l'héritage auguste que lui avaient confié ses ancêtres; et en second lieu, le respect du lien fraternel qui devrait exister entre tous les souverains, en conséquence du divin mandat qui leur est commun et de la conformité de leurs intérêts.» Il exposa les défaites de la révolution et fit connaître qu'elle avait été près d'être abattue sur les bords du Volturne; il démontra l'assistance déloyale et le concours armé que le Piémont avait donnés au parti révolutionnaire, et la nécessité qui en était résultée pour lui de restreindre sa défense à la forteresse de Gaëte, Il déplora l'irrésolution et l'état d'inaction où persévéraient les gouvernements,

(1) Dép. de Lord Russell adressée avec le Mémorandum au comte Ludolf, ¿4 oit. 4860

(2) Dép. de Lord Russell à Sir Elliot, 24 oct.

(3) Dép. de Lord Russell à Lord Cowley, 3 nov.

(4) Dép. de Sir Elliot à Lord Russell, Naples, 30 oct.

(5) Dép. de Lord Cowley à Lord Russell, Paris, 5 nov.

— 125 —

sous les yeux desquels avait été mise la situation des choses; il loua l'empereur des Français d'avoir envoyé son escadre à Gaëte, fit mention des espérances inutilement fondées sur le Congrès de Varsovie; signala l'étrange abus qui s'était fait du principe de la souveraineté populaire et les immenses dangers qui en dériveraient pour tous les trônes de l'Europe; il termina en suppliant les grandes puissances de vouloir porter un jugement définitif sur sa position actuelle et sur la chute imminente de la monarchie des Deux Siciles (1).

Les gouvernements européens assurèrent de nouveau le roi de Naples de leur sympathie; mais ils ne croyaient pas que le principe de non-intervention, favorisé par l'Angleterre au détriment de l'ordre public, leur permit de lui porter un prompt secours, l'infraction de ce principe menaçant d'allumer la guerre dans l'Europe entière; ils l'exhortèrent pourtant à prolonger sa résistance jusqu'au moment où ils pourraient lui aider efficacement par la voie diplomatique et par les armes. Lord Russell se plaça à un tout autre point de vue. Dans une dépêche à Fortunato, ambassadeur de Naples à Londres, il déclara que le gouvernement anglais avait fait son possible pour sauver le roi des Deux Siciles; mais que ce prince, à son avis, n'aurait rien à espérer des puissances de l'Europe pour ce qui concernait le rétablissement de sa souveraine autorité (1).

(1) V. cette circul. dans l'appendice des documents (le ce chap. n° III.

— 126 —

Le roi de Naples, ainsi abandonné à luimême et réduit à se défendre avec ses seules forces contre la révolution et le Piémont, ne se laissa pas abattre dans sa noble et magnanime défense de Gaëte contre l'armée de Sardaigne:  il y fit briller devant l'Europe l'éclat de son nom et montra jusqu'à l'évidence aux rois et aux peuples qu'il était digne de la couronne qu'on voulait cruellement lui ravir.

(1) Dép. de Lord Russell à M. Fortunato, 29 nov.


vai su


Chapitre XXIX.
PLÉBISCITE POUR L'ANNEXION DES DEUX SICILES. — ENTRÉE DE VICTOR EMMANUEL A NAPLES ET DÉPART DE GARIBALDI. — ÉTAT DE CE ROYAUME. — VICTOR EMMANUEL EN SICILE; SON RETOUR A TURIN.

Tandis que le roi François II, à la tête de son armée, défendait sa monarchie contre les assauts de la révolution; tandis que les populations, irritées du pouvoir absolu d'une dictature qui foulait aux pieds les lois divines et humaines, se soulevaient de tous côtés pour reconquérir leurs droits méconnus et leur indépendance, Garibaldi promulguait, le 10 octobre, le décret du vote universel, relatif à l'annexion des Deux Siciles au royaume de Victor Emmanuel. Pourbien montrer avec quel degré de liberté les peuples de l'Italie méridionale pourraient régler leurs destitinées futures, le cabinet de Turin avait envoyé une forte armée chargée de comprimer, parla mitraille et les baïonnettes, les Napolitains qui penseraient à soutenir leur ancienne monarchie, et d'empêcher la réintégration du souverain légitime. C'était donc sous la pression des troupes et des agents du Piémont que des peuples intimidés et trompés devaient formuler un plébiscite qui ravirait la couronne à un prince encore régnant et gardant le commandement de ses troupes, à un prince que rappelaient partout les provinces en état de réaction. Quand il fut question dans le Parlement de Turin de la cession de la Savoie et de Nice à la France, moyennant la libre expression des suffrages de ces contrées, Garibaldi protesta, à la face du Piémont et de toute l'Europe, qu'il ne pouvait y avoir eu de libre votation dans une ville occupée parles troupes françaises. «Pareille votation,»

— 128 —

disait-il, s'est accomplie dans un pays qui appartenait encore de nom à l'Etat sarde, libre de choisir entre cet État et la a France, mais en réalité soumis à cette dernière puissance, occupé militairement et subissant toutes les influences de force matérielle et de pression morale (1).» Garibaldi en concluait à la violation de la liberté du peuple dans le vote d'annexion à la France. Or n'était-ce pas, pour le moins, la condition faite aux peuples des Deux Siciles, au moment où on les appelait au suffrage universel? Si Nice était seulement occupée par une armée régulière d'uue nation amie, le règne de Naples était envahi par une armée ennemie qui se frayait un chemin avec la mitraille, les bombes et les baïonnettes; si Nice était sous une force moraleque légitimait le consentement du gouvernement sarde, les Deux Siciles subissaient la violence oppressive d'une révolution qui écrit son autorité sur le poignard. Au fait, à peine le décret du plébiscite fut-il promulgué à Naples et en Sicile, que les agents des sociétés secrètes se mirent en campagne, surtout dans les deux capitales et dans tous les chefs-lieux qui devaient avoir une immense action sur le reste des provinces: ils employaient tous les artifices de l'imposture, toutes les voies de la corruption et surtout ils faisaient briller la lame du poignard aux yeux des populations. «Ou Victor Emmanuel ou le poignard,» tel était le mot d'ordre qui circulait dans chaque maison, retentissait à l'oreille de chaque citoyen, répandait une mortelle épouvante et désolait ces malheureuses contrées: pareille oppression ne s'était jamais vue sous aucun des gouvernements passés, même les plus violents et les plus oppressifs.

(1) Protestation de Garibaidi envoyée par Hudson à L. Russell avec la dép. du 6 mai.

— 129 —

Sir Elliot, ministre d'Angleterre près la cour de Naples, après avoir, dans une dépêche à John Russell, dépeint la condition déplorable de ces provinces, disait que, de l'avis même des ennemis de l'ancien gouvernement napolitain, «le mécontentement et l'oppression qui existaient alors dans ce royaume n'étaient jamais allés si loin, à aucune des époques précédentes de son histoire (1).»

Cependant, pour refouler et étouffer tous les sentiments des peuples napolitain et sicilien, les émissaires de la révolution avaient, à prix d'argent, mis en avant une bande de la plus infime populace, qui parcourait jour et nuit les rues des plus grandes villes, en hurlant plutôt qu'en criant te terrible oui qu'on imposait de cette façon aux citoyens épouvantés. Il fut en outre ordonné que tout le monde porterait ce terrible monosyllabe écrit sur son chapeau ou feur sa poitrine ou sur ses épaules, comme un signe d'annexion; malheur à qui n'aurait pas montré en public ce signe de honteux asservissement. Sous la main de sang et de fer qui détruisait toute liberté, toute indépendance dans le cœur des citoyens indépendants et libres, et qui, aux sinistres reflets du poignard faisait taire les plus courageux! Les populations étaient misérablement contraintes de subir ce nouveau genre de despotisme et de tyrannie, de sacrifier leurs convictions, de porter écrit en gros caractères un oui qui était pour eux comme la ceinture de cuir pour les Juifs de Jérusalem, un emblème visible d'esclavage. Les troupes piémontaises prétendaient venir occuper l'Italie méridionale, dans le but d'assurer aux peuples la liberté des suffrages. Était-ce là une liberté?

(1) Malversation, corruption and oppression are greater at the present moment, than they have been at ang previous period. Dép. de Sir Elliot à Lord Russell. Naples, 15 oct. 1860.

— 130 —

Était-ce là une vraie manifestation de la volonté du pays? Sir Elliot écrivait le 16 octobre à Lord Russell que dans ce royaume, surtout dans la capitale, il y avait, parmi les classes les plus éclairées, un très grand nombre de personnes qui souhaitaient que leur royaume demeurât séparé et indépendant; que néanmoins ces séparatistes de cœur seraient forcés de voter pour l'annexion: et il ajoutait que «dans le fait la formule du vote et la manière «de le recueillir avaient été disposées de façon à assurer la plus grande majorité possible pour l'annexion; mais non à constater les désirs réels du pays (1). Il n'en pouvait être autrement. Suivant ce que Garibaldi (art. 4) avait décrété, dans les lieux destinés à la votation, sur les places publiques de la ville, il se trouvait trois urnes, une vide au milieu et deux autres de chaque côté dans lesquelles étaient préparés les bulletins du oui et les bulletins du non:» tout autour se tenaient les plus féroces partisans de l'insurrection, en partie Piémontais ou agents du Piémont; la garde nationale assiégeait les places, et sous prétexte de garantir la liberté du vote, elle le violentait par sa présence et par son attitude. Les votants arrivaient avec le oui attaché à leurs chapeaux ou à leurs habits; ils s'avançaient parmi le tumulte des fusionnistes qui leur criaient aux oreilles oui, qui leur répétaient et leur intimaient le même oui de la voix, du geste, du regard, du poignard. Qui aurait eu, en de telles conjonctures, le courage de mettre la main dans l'urne du non, quand, dans le quartier du Mont Calvaire, à Naples, un seul individu qui l'essaya tomba percé d'un coup de stylet?

(1) «In fact both the terms of the vote and the manner in wich it is to be taken are well calculated to secure the largest possible majority for the annexation; but not so well fitted to as certain the real wish of the country. s Sir Elliot, dép. du 16 oct. k Lord Russell.

— 131 —

Restait le parti de l'abstention; quantité de gens s'abstinrent en effet, disons la plupart, et c'est de quoi les révolutionnaires s'aperçurent et furent outrés; c'est aussi ce que signalèrent les correspondants des journaux italiens et étrangers, et ils en donnaient pour raison la peur qu'éprouvaient le plus grand nombre à déclarer leur volonté en face des partisans de l'opinion contraire. Mais tous ne pouvaient pas s'abstenir de voter; les agents révolutionnaires en forçaient quelques-uns par la violence; ils en menaçaient d'autres de la perte des charges et des emplois qui étaient toutes leurs ressources,à eux et à leurs familles;ils n'épargnaient pas non plus les promesses ni l'argent. Il arriva, en un mot, du plébiscite de Naples et de la Sicile ce qui, au dire du comte de Rechberg, était arrivé dans les Romagnes, où, après avoir exclu des opérations électorales les cinq sixièmes de la population, après avoir déclaré crime de haute trahison toute manifestation en faveur du souverain légitime, on obligea ceux qui étaient admis au vote à exercer ce droit sous la pression du terrorisme imposé par le parti dominant (1).

Sous ce rapport, le prince Lucien Murât avait raison de reprocher à la révolution sa manière de procéder. «Je vois, disait-il, l'urne du suffrage universel exposée sur les places publiques; mais je ne puis que m'indigner de voir autour d'elle la corruption et la violence. C'est une chose vraiment affligeante que sur les places de Naples ait lieu un si honteux trafic des intérêts publics qui furent toujours respectés, comme sacrés et inviolables,

(1) Dép. du comte Rechberg au prince de Metlernich. Vienne, 17 fév. 1860. Oocuments présentés au Sénat de France. Dès le 15 juin, Liborio Romano avait organisé à Naples la secte des Camorristi qui devaient être l'instrument de la révolution et aider les annexionistes dans leurs projets. Cette société fut désarmée et défaite par surprise en murs 1861, à cause des crimes sans nombre dont elle se rendait coupables.

— 132 —

par les pères de la civilisation italienne (1).» Le prince énumérait ensuite les diverses mesures d'oppression pratiquées dans tout ce royaume parles annexionnistes, l'état de siège où ils mettaient des provinces entières, leur gouvernement militaire, le désarmement, les incarcérations, les condamnations, les fusillades dont on avait puni des gens coupables seulement d'avoir manifesté des sentiments opposés au principe de l'annexion; il continuait en disant: De semblables mesures sont loin de prouver le caractère spontané du suffrage universel, non plus que la confiance dans les nouvelles autorités. Mais comment pouvait-il y avoir de vote libre et spontané, quand tout avait été réglé d'avance; je dirai plus, quand l'annexion avait été solennellement prononcée par un pouvoir dictatorial et absolu qui s'était emparé de tous les pouvoirs de l'Etat? Pour ouvrir les yeux aux plus aveugles sur le degré de liberté que le gouvernement dictatorial pensait accordera la votation, Garibaldi, par un décret du 15 octobre, c'est-à-dire dans les premiers jours de la convocation des comices, Garibaldi, dévançant la volonté populaire et décidant par luimême, au nom du peuple, prononçait et arrêtait, en vertu de son autorité de dictateur, que les Deux Siciles faisaient partie intégrante de l'Italie une et indivisible avec son roi constitutionnel, Victor Emmanuel et ses descendants.» Après ce décret fulminé par Garibaldi des hauteurs de Sant-Angelo pour mettre à néant le peu de liberté et de courage civil qui restait aux populations, quel pouvait être le scrutin du suffrage universel, sinon une de ces comédies dont la révolution italienne a été si prodigue?

(1) Proclamation du prince Murat aux Napolitains, nov. 1860. Times du 1er dec. 1860.

— 133—

Quelle confiance donner au petit nombre de votes négatifs qu'on voulut faire figurer dans le dépouillement des voix, pour faire croire (aux imbéciles) que la violence n'y eut aucune part? Que penser de ce consentement unanime, spontané, enthousiaste, qu'ont vanté les organes de la révolution comme s'étant manifesté dans le plébiscite d'annexion? Sir Eiliot, bien qu'attaché à la politique fusionniste de Lord Russell, ne put s'empêcher, dans une de ses notes à ce ministre, d'avouer qu'il n'existait pas dans ce royaume un désir sincère et universel en faveuc. de l'annexion (1). II aurait dû dire franchement que l'annexion y était en horreur à l'immense majorité des habitants.. De longs mois d'expérience l'ont démontré d une façon péremptoire. Malgré les mensonges sans retenue et sans pudeur dont la presse révolutionnaire déborde, les réactions multipliées, violentes et obstinées de toutes les provinces du royaume de Naples, le mécontentement général et incontestable des populations de Sicile, la haine irréconciliable qui enflamme le cœur de ces peuples contre le pouvoir et le nom du Piémont, sans parler de tant de correspondances qui nous ont révélé le mystère du vote universel; tout nous prouve à l'évidence que si le poignard et l'oppression ont pu imposer l'annexion à dix millions de citoyens, le sentiment de leur indépendance traditionnelle n'a pas disparu de leur cœur, et ne les a pas rendus incapables de secouer le joug sous lequel ont courbé leurs têtes.

N'est-il pas merveilleux d'entendre diplomates et journalistes nous répéter à satiété cette élastique affirmation, que le peuple des Deux Siciles a voulu librement s'annexer au Piémont?

(1) Dép. de Sir Elliot à Lord Russell. Naples, 16 hoy, 1860.

— 134—

N'est-il pas plus merveilleux encore de les voir établir là dessus, comme sur un fondement solide, leur politique et leurs raisonnements (1)?

L'annexion au Piémont votée de la manière que nous avons dite, Victor Emmanuel était invité à faire son entrée triomphale dans la capitale du royaume. Mais, avant d'aller prendre possession des nouvelles provinces, ce souverain laissait paraître son nom sur un décret qui aurait couvert de honte tous les monarques des temps passés. Garibaldi avait, depuis le 20 septembre, ordonné, sur le rapport de Conforti, la confiscation de 11,000,000 de ducats que la famille des Bourbons possédait à la Banque publique de Naples, et que le roi François II n'avait point voulu, avant son départ, convertir en rentes sur des banques étrangères. De ces 11,000,000 de ducats, une portion était le capital que le roi Ferdinand II avait laissé à ses dix enfants et aux pauvres; le reste constituait les majorats des princes royaux et les dots des princesses; le roi François II n'en avait qu'une part, en sa qualité de prince héréditaire et d'unique héritier de. la Vénérable Marie Christine de Savoie, sa mère, dont la dot, au terme d'un traité conclu avec la Sardaigne, devait être versée intégralement entre ses mains (1). Or Garibaldi non seulement confisqua ces capitaux considérables et en dépouilla les héritiers légitimes, avec un despotisme qui n'a pas d'égal;

(1) Le résultat du vote de Naples et de Sicile ne représenta, d'après des calculs certains, que les 19 centièmes des votants désignés, et cela en dépit de tous les artifices et de tous les moyens de violence mis en usage. V. la dép. d'Elliot à Lord Russe]]. Naples, 10 nov. 1860. Nous devons ici faire remarquer que plus d'un journal non légitimiste ni clérical, comme la Presse, le Courrier du Dimanche, etc., avoua solennellement que le suffrage universel, recueilli en cette occasion, ne fut qu'un masque d'arbitraire et de despotisme. V. à cet égard le beau discours du marquis de Normamby à la Chambre des Lords du 1er mars 1861.

— 135—

mais un nouveau décret de lui du 23 octobre statua que la moitié en serait employée à récompenser ceux qui avaient tramé la ruine de la monarchie des Bourbons et pris les armes pour les renverser du trône (2). Cet acte de spoliation indigna tout homme qui avait conservé dans le cœur un sentiment de droiture et d'honnêteté (3); pareil décret allait contre tous les principes de la morale publique, des lois civiles et de l'humanité même; les rentes confisquées étaient le patrimoine d'orphelins qui, chassés d'un palais royal, s'en allaient privés de toute ressource; ces rentes fournissaient le pain quotidien à de pauvres familles qui allaient désormais être condamnées à mourir de faim. Casella protesta, au nom du roi, contre le premier et le second de ces décrets inqualifiables, par deux circulaires du 6 octobre et du 15 novembre qu'il adressa à toutes les cours d'Europe, pour dénoncer à leur justice ces actes d'iniquité. Lord Russell recommanda la circulaire de Casella à la libéralité du roi de Sardaigne (4) et en obtint pour réponse que le gouvernement du roi y donnerait son attention (5). Mais l'attention de M. de Cavour fut absorbée par le soin de dépouiller les monastères et les églises.

Après que Garibaldi eut payé de l'argent des Bourbons la trahison, l'ingratitude et la révolte des ennemis de la dynastie bourbonienne, il voulut honorer d'une médaille ceux qui avaient débarqué avec lui à Marsala

(1) V. la circulaire du ministre Casella de Gaête 6 oct. (Corresp. anglaise de 1861, affaires d'Italie, p. VII, n° 134). v. aussi la lettre adressée de Gaête le 28 oct. à la Pairie.

(2) Décret publié dans le Journal de Naples le 30 oct. 1860.

(3) Cet acte fut condamné par le corresp. même du Times écrivant de Naples, le 51 oct.

(4) Dép. de Lord Russell il Sir Hudson du 19 oct. 1860.

(5) Dép. de Sir Hudson du 1er nov„ et de Loi d Russell au comte Ludolf du 9 nov.

— 136—

et l'avaient suivi dans ses combats jusqu'à Naples (1). De même, dans une revue splendide, il remit au bataillon hongrois des drapeaux aux couleurs nationales et leur fit présent de 10,000 fusils et de 2 batteries de canons rayés, évidemment destinés à servir la révolution de leur pays contre l'Autriche (3).

Cependant Capoue ayant capitulé et les troupes sardes ayant passé le Garigliano, le roi Victor Emmanuel se disposait à faire son entrée dans la ville de Naples et à recueillir les fruits de la révolution. Le 7 novembre, accompagné de son Garibaldi, Victor Emmanuel entrait dans Naples par une pluie torrentielle. Les Napolitains ne lui donnèrent aucune marque particulière d'enthousiasme, et cela au dire même du ministre britannique (3), contrairement à ce que voulurent nous faire croire les dépêches du parti. Le clergé avait refusé d'assister à toute cérémonie religieuse en l'honneur d'un prince regardé comme frappé d'anathème par l'Église. Dans les provinces toutefois il se trouva un évêque assez servile pour prêter son ministère à de telles fonctions. — Le lendemain fut publiée au nom du roi la proclamation suivante adressée au peuple des Deux Siciles et communiquée le 10 du même mois aux habitants de l'île.

«Au peuple de Naples et de Sicile!

«Les résultats du suffrage universel me donnent le pouvoir souverain sur ces nobles provinces. J'accepte ce nouvel arrêt de la volonté nationale, non par un motif d'ambition monarchique; mais sous l'impulsion de mes sentiments consciencieux d'italien.

(1) La moitié avaient péri en Sicile et sur le Volturne.

(2) Sir Elliot, dans sa dép. du 18 nov, à Lord Russell, affirme que tel était le sentiment de ce bataillon.

(3) Dép. d'Elliot du 13 nov. Naples.

— 137—

Les devoirs de tous les Italiens ont grandi. La vraie concorde et la constante abnégation de soi-même sont aujourd'hui plus que jamais nécessaires. Tous les partis doivent plier devant la majesté de la nation italienne que Dieu vient relever. Nous devons organiser un gouvernement qui assure la libre existence du peuple et apporte une sévère rectitude à l'opinion publique. Je mets ma confiance dans l'efficace coopération de tous les honnêtes citoyens. Là où le pou«voir est modéré par des lois et fortifié par la liberté, le gouvernement acquiert autant d'influence sur la prospérité du peuple, que le peuple s'élève par les vertus privées et publiques. Nous devons montrer à l'Europe que, si la force irrésistible des événements rompt les conventions qui reposaient sur les calamités dont l'Italie a souffert durant tant de siècles, nous savons comment restaurer dans la nation unie la prépondérance des principes sans lesquels toute société est malade et toute autorité demeure exposée à l'incertitude et à la lutte.

«Victor Emmanuel.»

Le même jour, le roi siégeant sur son trône, Garibaldi et tous les ministres lui présentèrent le résultat du plébiscite. Conforti adressa au monarque les paroles suivantes: «Sire, le peuple napolitain, rassemblé dans les comices électoraux, vous a proclamé roi à une immense majorité. Neuf millions d'Italiens se sont réunis aux autres provinces que V. M. gouverne avec tant de droiture, afin de réaliser la promesse faite solennellement par vous, que l'Italie doit être aux Italiens (1).»

— 138—

Le roi répondit en peu de mots qu'il acceptait cette offrande du peuple (offrande dont il était depuis un mois en pleine possession) et qu'il remerciait les bons citoyens qui avaient voulu rétablir ainsi le royaume uni d'Italie.

Par là, ce malheureux souverain, entraîné par l'élan de la révolution, accomplissait l'acte le plus honteux dont l'histoire fasse mention. Lui, le parent de François II, lui qui avait tendu au jeune roi une main d'allié, lui qui jusqu'à Gaëte lui avait fait parvenir des consolations et promis de ne jamais reconnaître l'usurpation de Garibaldi; lui qui, jusqu'au dernier moment, avait bercé de belles paroles l'ambassadeur de Naples à Turin, en l'assurant de son amitié, luimême, après avoir envahi les États  de François II, à la tête d'une armée, il osait s'asseoir sur le trône de ce roi, son allié, son ami et son parent; il osait ceindre son front de la couronne qui lui appartenait!!

L'annexion prononcée mettait fin au pouvoir dictatorial; l'administration du royaume de Naples fut confiée au docteur Farini, homme porté aux extrêmes, suivant le portrait qu'en a fait Pianciani, et de plus, partisan du terrorisme, conspirateur de profession, proscrit autrefois de Rome et l'adulateur comme l'instrument le plus actif de la politique de Cavour (1). Ensuite furent nommés conseillers de la lieutenance Gaétan Ventimiglia pour l'intérieur, Joseph Pisanelli pour la grâce et justice et pour les affaires ecclésiastiques, Antoine Scialoia pour les finances, Raphaël Poerio pour l'instruction publique, le marquis Montefalcone pour les travaux publics, Joseph de Vincenzi pour l'agriculture et le commerce, et de plus Mancini, Ferrigni et le marquis Caracciola, en qualité

(1) Dép. de Naples du 8nov.

(2) Pianciani, op. cit. p. 27.

— 139—

de simples conseillers sans attributions spéciales (1); les ministères de la guerre et de la marine et des affaires étrangères, qui devaient se concentrer dans la capitale du nouveau royaume d'Italie, furent supprimés.

Au gouvernement de la Sicile fut préposé de la même manière Montezemolo, avec Cordova, Lafarina, Pisani et Scalia pour conseillers de lieutenance.

Le roi de Turin décora de l'Ordre de St. Maurice le marquis Pallavicini et Mordini pour les services qu'ils avaient rendus dans le suffrage universel et il admit dans son armée plusieurs des généraux de l'armée garibaldienne. Peu de jours après (14 novembre) il adressa à Farini une lettre où il lui disait que la religion et l'éducation du peuple avaient été l'objet constant des préoccupations de son règne, parce que les institutions sociales, pour être utiles, devaient être comprises des populations. Il lui envoyait donc 200,000 fr. comme encouragement «à la formation des associations propres à faire avancer ce travail de progrès civil et chrétien pour lequel, comme gouverneur et comme homme, il avait la plus vive sollicitude.»

Mais avant que Farini eut pris possession de la nouvelle dignité de lieutenant de Naples, Garibaldi avait quitté cette capitale pour se retirer sur le rocher désert de Caprera, dont il voulait faire le centre de nouveaux complots et de plus vastes insurrections. Il avait demandé au roi à retenir pour une année entière le gouvernement absolu des provinces conquises, et, à la suite du refus qu'il essuya, il avait quitté Naples où il n'aurait pu se résigner à voir à sa place Farini dont la politique

(1) Dép. de Sir Hudson. Turin, 14 nov. 1860.

— 140—

lui avait souvent fait une vive opposition (1). Toutefois, avant de s'éloigner, l'ex-dictateur adressait à ses partisans une proclamation dans laquelle, après avoir vanté ses compagnons d'armes et les avoir comparés aux soldats de la Grèce qui entraient dans les rangs épais des phalanges macédoniennes et déchiraient la poitrine des superbes vainqueurs de l'Asie, il annonçait qu'il leur restait encore à ajouter à la première page de leurs exploits une autre page plus glorieuse; il les exhortait à se tenir serrés autour de Victor Emmanuel, oubliant les divisions de partis et se préparant à la prochaine campagne du mois de mars 1861, qui devait réunir sous les drapeaux italiens une armée d'un million d'hommes. Il terminait par la promesse de les conduire bientôt à de nouvelles victoires.

Après le départ de Garibaldi,un ordre de Fanti prononça la dissolution et le désarmement de ses troupes: il fit occuper par les Piémontais tous les postes qui avaient été confiés naguère aux Garibaldiens; les officiers de Garibaldi et les employés du ministère de la guerre furent congédiés, moyennant une gratification de solde de 1 à 6 mois, qui, pour les soldats seulement, coûta au gouvernement de Naples de 40 à 60 millions de francs et peut-être plus: sur les rôles militaires figuraient 49,000 hommes, parmi lesquels un grand nombre d'officiers sans soldats; à Palerme, on en comptait jusqu'à 2,500; la plupart n'avaient pas vu le Volturne, plusieurs n'avaient pas même passé le détroit; une quantité appartenaient aux classes les plus viles et même les plus perverses de la société, gens plus aptes à la piller qu'à la défendre (1). Or, ces officiers devinrent à Naples et en Sicile l'occasion des plus graves désordres;

(1) Dép. D'Elliot II Lord Russell. Naples, 9 nov.

— 141—

la jalousie s'en mêlant et s'ajoutant au mépris pour les Piémontais qui ne leur rendaient pas le salut militaire et leur tournaient le dos, quand ils les rencontraient, les disputes, les coups de poignard et de pistolet, les guet-à-pens et les homicides allaient leur train. Les Garibaldiens comprenaient que leur chute était la conséquence de la retraite de leur chef; voilà pourquoi jour et nuit ils criaient, hurlaient, tempêtaient pour que Garibaldi revint au pouvoir; ils s'ameutaient contre Farini et le roi de Sardaigne; ils sifflaient l'hymne composé pour Sa Majesté; ils ordonnaient l'interruption de ce chant avec des révolvers à la main et voulaient qu'on y substituât l'hymne à Garibaldi; les théâtres ayant été fermés par ordre de Farini, ils les ouvraient de vive force et de vive force également, ils faisaient chanter l'hymne du dictateur. Les fêtes solennelles que Naples offrit au nouveau roi, avec accompagnement de transparents, d'arcs de triomphe, de festins et d'illuminations, ne suffirent pas à apaiser les colères et les furieux ressentiments de cette soldatesque, et bon nombre d'émissaires se rendirent à Gênes et à Livourne, pour y renouveler les scènes de Naples et de Sicile. Le roi, dans le but de les apaiser, décréta que les Garibaldiens avaient bien mérité de la patrie; il créa, en outre, une commission, composée d'officiers des deux armées, qui aurait à examiner les réclamations des officiers de Garibaldi et à juger s'il fallait ou non leur conserver leur grade dans les rangs de l'armée piémontaise. Cette mesure ne fit pas cesser le mécontentement, de ces turbulents amis, dont la plupart n'étaient point de force à soutenir un examen proportionné au grade qu'ils occupaient.

(1) V. corresp. de Turin du 22 déc. 1860 au Times e' le discours du général La Marmora au parlement de Turin (18 Mars).

— 142—

Les républicains, cependant, profitaient de l'irritation des volontaires de Garibaldi; ils en fortifiaient leur influence et devenaient tous les jours plus redoutables. Commandés à Naples par Boni, par Saffi, par Nicotera, par Libertini, etc. et à Palerme, par Crispi et par d'autres hommes de cette trempe, ils acquéraient un tel ascendant, surtout après la fondation des associés de l'unité nationale, faite par Mazzini (1), qu'ils entravaient de toute façon le gouvernement de Sardaigne, et qu'avec les volontaires de Garibaldi, ils en minaient secrètement les bases (si. Leur association pénétrait dans les classes populaires, elle avait des centres de mouvement et d'action, des finances organisées, des chefs préposés à la direction des diverses sections et des journaux qui en publiaient les résolutions et les ordres; les républicains n'hésitaient pas à annoncer leurs projet-sen plein jour; ils décrétaient qu'il ne fallait pas encore proclamer la république et prenaient le roi de Sardaigne sous leur protection, jusqu'à ce que fût passé le quart d'heure pendant lequel il leur était nécessaire (3).

Mais ce n'étaient pas seulement les Garibaldiens et les Mazziniens, tous gens du même bord, qui rendaient difficile le gouvernement de Victor Emmanuel à Naples et mettaient sa personne en mépris et en danger. Outre les partisans et les promoteurs de la dynastie de Murât, qui n'étaient pas la dernière cause de désordre dans le royaume (1), une des principales sources de désorganisation pour l'Etat résidait dans la corruption et la perversité des employés que la révolution avait nommés aux décastères et aux charges publiques.

(1) V. le programme de cette association dans le Moming Star du 12 déc. 1860 et dans le Monde du 16.

(2) Dép. d'Elliot à Lord Russell, Naples, 16 nov. 1860. Times, 25 nov.

(3) Proclamation des Mazziniens. Journaux de Naples de décembre. Le Monde 16 déc.  

— 143—

«La corruption, écrivait sir Elliot à John Russell, la corruption qui a envahi toutes les branches du service public sous le gouvernement de la dictature surpasse de beaucoup celle qu'on déplorait dans les temps les plus corrompus qui l'ont précédé (2).» Telle cause, tels hommes pour la servir.

C'est pourquoi le mécontentement ne faisait qu'augmenter dans les populations qui avaient été asservies par fraude, par trahison et par violence au nouvel ordre de choses; le manque de travail et la cherté des vivres avaient démesurément accru la misère dans le peuple, non moins que dans les classes plus aisées, l'indignation publique grandissait à proportion et toutes ces causes ensemble préparaient et développaient les réactions terribles dont nous parlerons aux chapitres suivants. Les Napolitains surtout ouvraient les yeux sur l'humiliante condition où ils étaient tombés de peuple conquis et gouverné par les Piémontais, comme une des provinces du royaume de Sardaigne (3); ils voyaient dans le roi Victor Emmanuel un homme grossier, dur et peu affectueux, un chasseur et un soldat (4); le mépris et la haine dont il était l'objet avaient leur expression jusque dans l'attitude que chacun prenait devant sa personne. Ce malheureux roi en était réduit à se montrer fort peu en public, pour ne pas être en butte à l'indignation générale et exposé aux sifflets; il craignait aussi, et non peut-être sans raison, qu'on en voulût à sa vie: quand il devait traverser les routes publiques, il avait la précaution de ne sortir

(1)Dép. citée d'Elliot à Lord Russell.

(2) Dép. d'Elliot du 15 oct. et du 9 nov.

(3) Dép. d'Elliot k Lord Russell, 16 nov. Times du 24 nov. et du 6 déc. 1860.

(4) V. le Times, 1. c.

— 144—

qu'armé et escorté d'hommes armés, comme s'il allait se frayer un passage à travers un camp ennemi (1).

Tandis que le royaume de Naples se trouvait dans une pareille situation, le roi Victor Emmanuel, après avoir reçu le résultat dn plébiscite effectué dans les Marches cl dans l'Ombrie avec les mêmes moyens qu'à Naples et en Sicile (2), après avoir reçu une commission du parlement de Turin, qui venait le féliciter de la nouvelle annexion, s'embarqua à la fin de novembre pour la Sicile, salué par l'artillerie des vaisseaux anglais. A Palerme, on s'attendait à quelque chose de merveilleux: 150,000ducats avaient été destinés à fêter l'arrivée du nouveau prince. C'étaient des arcs de triomphe somptueux et gigantesques le long de la rue de Tolède; une grande tour surmontée d'une statue colossale du roi à cheval, des transparents et des statues représentant les principaux personnages de la révolution italienne sur la place du Palais royal, une immense colonne portant à son sommet la statue de Garibaldi sur la place dite de la Marine, etc., etc. Mais la statue de Victor Emmanuel, malgré les barres de fer qui la fixaient, fut quelques jours avant l'arrivée du roi, renversée par un vent furieux et brisée en tant de morceaux, elle et son cheval, qu'il fut impossible d'y porter remède. Quelquesuns voulaient conserver après les fêtes la colonne et la statue de Garibaldi, comme un souvenir de la révolution, et en effet ce monument aurait pu avoir une longue durée, à raison des robustes pièces de bois qui en formaient la charpente;

(1) V. les corresp.

(2) Depuis le 11 sept., le roi de Turin avait créé Pepoli et Valerio gouverneurs de l'Ombrie et des Marches; qu'était-il besoin de plébiciste?

— 145—

mais les efforts de la tempête renversèrent la colonne sur sa hase et la mirent en pièces. Le peuple vit ces deux faits avec étonnement et en augura dans son imagination de futures catastrophes.

Cependant Palerme regorgeait de curieux accourus de tous les points de l'île pour contempler un roi dans ces murs qui l'avaient appelé de tous leurs vœux durant plus de dix années; tous les édifices, toutes les auberges, tous les couvents étaient remplis de monde; dans les rues la foule était si compacte qu'il fallut pendant quelques jours interdire la circulation aux voitures. Le peuple sicilien désirait de voir un roi, parce qu'il désirait son indépendance; il ne savait d'ailleurs pas que le souverain piémontais ne venait que faire l'inspection et prendre possession d'un nouveau fief de sa couronne, pour l'abandonner ensuite aux volontés de ses agents. Le 1 décembre, Victor Emmanuel touchait à Païenne et son parti l'y accueillit avec transport. Il iit aussitôt publier la proclamation suivante:

«C'est avec une profonde émotion que je mets le pied sur le sol de cette île glorieuse, qui autrefois, comme présage des destins actuels de l'Italie, eut pour prince un de mes aïeux, qui plus récemment choisit pour son roi mon défunt frère et qui aujourd'hui m'appelle par ses vœux unanimes à étendre sur elle les bienfaits de la liberté et de l'unité nationale. De grandes choses se sont accomplies en peu de temps et iï doit s'en accomplir encore de non moins grandes; mais confiant dans l'assis tance divine et dans le concours des peuples italiens,  nous espérons arriver au terme de cette magnanime entreprise.

— 146—

Le gouvernement que je vous apporte sera un  gouvernement de restauration et de concorde; il respectera sincèrement les droits de la religion, et maintiendra  intactes les anciennes prérogatives qui font l'ornement  de l'Église sicilienne et le soutien de l'ordre civil (1). Il  jettera les bases d'une administration qui établira les  principes de moralité indispensables à toute société régulière, qui, en développant progressivement les principes  de l'économie sociale, fera refleurir en Sicile la fertilité  du sol, le commerce, l'activité de la marine et mettra  tous les habitants en possession des dons que le Ciel a  largement répandus sur cette terre privilégiée.

Siciliens! votre histoire est l'histoire des grands faits et des généreuses entreprises; le temps est venu pour vous, comme pour tous les Italiens, de montrer à l'Europe que, si nous savons conquérir par la bravoure l'indépendance et la liberté, nous savons aussi les garder par la concorde et par les vertus civiques.

«Victor Emmanuel.

«J. B. Cassïnis.»

Palerme, 1 décembre 1860.

Cependant, le 2 décembre, Palerme fut dans un état d'extrême agitation; le peuple faisait une bruyante démonstration contre Mordini, contre son ministère, contre les agents du Piémont, contre le nouveau gouvernement et contre le roi; celui-ci ne se vit plus en sûreté dans la capitale de l'île; on soupçonna et l'on découvrit des conspirations contre sa vie; sa gloire s'obscurcit, son triomphe tomba à néant.

(1) C'était là le seul motif pour lequel étaient maintenus les privilèges de l'église de Sicile, desquels nous avons parlé au chap. II.

— 147—

Après quatre jours de résidence à Palerme, et sans vouloir visiter les villes principales, suivant la promesse qu'il en avait faite, Victor Emmanuel partit à l'improviste le 6 décembre et fît voile vers Naples. Un télégramme annonçait à Paris que le roi avait dû quitter Païenne (1). Mais, à Naples, les affaires allaient de mal en pis;les esprits y étaient plus irrités, plus aigris que jamais et les réactions s'y produisaient avec tant d'éclat que la nouvelle dynastie semblait près de succomber à son tour. En attendant, l'on transportait à Turin d'immenses trésors artistiques enlevés aux palais de Naples, trésors et curiosités qui avaient si longtemps attiré dans cette capitale une multitude d'étrangers (2). Le palais des Bourbons était également dépouillé de ses meubles les plus précieux et des chefs d'œuvre les plus estimés, pour en décorer le palais de Turin, où l'on transportait jusqu'aux plus riches voitures et jusqu'aux plus beaux chevaux des écuries royales. L'arsenal de Naples fut vidé, et l'on fit aussi le vide dans les magasins où les derniers monarques conservaient le grain destiné au peuple pour les années de disette; enfin tant le matériel de guerre et de marine que les approvisionnements de blé, tout fut transporté à Spezia et à Gênes pour servir à l'usage des conquérants de l'infortuné royaume (3). Les Napolitains voyaient bien que leurs villes étaient devenues la proie des Piémontais qui s'enrichiraient de leurs richesses; ils maudissaient donc le jour où le soldat de Sardaigne avait, pour la première fois, mis le pied dans leurs contrées.

(1 ) V. la corresp. de Turin du 10 déc. & l'Union dans le Monde du H déc.

(3) V. la circulaire de Casella du 15 nov. et les corresp. de Naples dans le Monde du 5 janvier 1801.

(3) Corresp. de Naples. V. le Monde du 6 et du îïjanv. 1861.

— 148—

Est-ce qu'après cela Victor Emmanuel pouvait prolonger son séjour à Naples? Il redoutait de nouveaux complots (1), des réactions plus violentes, une explosion subite et funeste à sa couronne. Il s'en allait donc, comme en fuyant, le 28 décembre, à 2 heures du matin, et, le 31 du même mois, il rentrait à Turin.

(1) Ces complots étaient déjà organisés, parait-il. V. corresp. do Turin du 11 déc. h l'Union dans le Monde du 31 déc. 1860.


vai su


Chapitre XXX.
LA DIPLOMATIE DE LORD RUSSELL. — LA RÉVOLUTION ET L'INVASION DES DEUX-SICILES.

Ce n'est pas sans raison que l'invasion des Deux Siciles a été qualifiée de piraterie et de piraterie d'un genre inconnu aux temps passés, à moins qu'on n'en cherche le type dans ces irruptions de barbares qui, en renversant de fond en comble l'empire romain, donnèrent naissance aux monarchies de l'Europe. Mais nos descendants ne pourront s'étonner assez d'apprendre que pareilles expéditions, au xix siècle, furent préparées, encouragées et soutenues de tous moyens par un gouvernement représenté comme un modèle de liberté, de justice et de générosité (1); par un gouvernement dont le souverain était proche parent de celui qui devint la victime de ces agressions inouies, par un gouvernement qui déclarait bien haut être en amicales relations avec ce malheureux prince et qui avait des représentants auprès de lui, comme ce dernier en avait à sa cour. L'étonnement sera plus vif encore, quand on saura que l'un des deux souverains, sans cause, sans prétexte, sans avis préalable, sans déclaration de guerre, se mit à la tête d'une armée, envahit les États  de l'autre, attaqua ses soldats, bombarda ses villes, fit massacrer les citoyens qui se constituaient ses défenseurs et réduire en poudre leurs pauvres maisons, fit saccager leurs propriétés,

(1) Ainsi s'exprimait Lord Russell dans sa dépêche à Lord Loflus du 8 mai 1860.

— 150—

jeter dans la dernière misère des milliers de familles; et cela, pour soutenir l'œuvre d'un flibustier à qui son gouvernement avait frayé la route à prix d'or, et cela pour s'emparer d'un royaume indépendant de droit, indépendant de fait.

Or, quel a été le jugement prononcé par l'Europe sur ces faits monstrueux? Quelle a été la conduite de nos diplomates modernes à l'égard de cette flagrante violation des lois de la justice et de l'humanité? Parcourons les documents où se révèle la manière de voir et d'agir des principales puissances européennes à l'égard de ces tristes événements.

Quoique Lord Russell ait supprimé bon nombre d'importantes dépêches qui nous auraient mis dans le secret des intrigues qu'il a ourdies avec son représentant à Turin (1); les pièces présentées par lui aux Chambres britanniques nous édifieront assez sur les maximes de sa politique envers l'Italie. Nous sommes persuadé avec le sage Lord Malmesbury que l'opinion personnelle de John Russell, et peut-être aussi de tout le cabinet anglais, était que l'Italie méridionale ne devait pas rester absorbée par l'Italie du Nord, et que la. Péninsule divisée en deux royaumes indépendants et confédérés aurait été plus forte et plus favorable aux intérêts des populations. Telle avait été la politique soutenue par le gouvernement anglais en 1848 et jusqu'à la séance de la Chambre des Communes du 12 juillet 1860; cette politique avait été celle des mêmes personnages qui, en mars 1861, se firent

(1) Le marquis de Normanbv, Lord Malmesbury et d'autres se plaiguirent de l'absence d'importants documents que Lord Russell ne voulut pas soumettre aux Chambres britanniques. — Séance des Lords du lep mars 1801. —'La publication faite après la VIIIe partie de la corresp. concernant les affaires d'Italie ne répondit pas suffisamment aux demandes de ces représentants.

— 151—

les défenseurs du système annexioniste (1). Mais Lord Russell avait bien d'autres intérêts en vue; il avait à détruire le pouvoir temporel des papes en Italie, barrière formidable opposée à la propagation de la réforme protestante; il avait à détruire la maison des Bourbons, soit parce qu'elle ne voulut jamais se mettre, comme le Piémont, sous la tutelle de son ministère, soit parce qu'elle soutenait autorité des pontifes; il avait surtout à ruiner l'influence française au-delà des monts et à mettre la Péninsule à sa discrétion, pour substituer une nouvelle puissance à l'empire autrichien qui avait été si longtemps son allié sur le continent (2). Or, il ne pouvait réussir dans ces plans qu'en se faisant le bouclier et l'appui du parti des annexions, en favorisant et en justifiant les conquêtes usurpatrices du Piémont et en poussant jusqu'au dernier terme l'œuvre de l'unité politique de l'Italie. N'avons nous pas prouvé déjà (ce que les journalistes et les hommes d'état de l'Angleterre avouent sans mystère) que le mouvement de l'Italie ou plutôt des sociétés secrètes avait un double caractère, politique et religieux; par le premier, elle tendait à la fusion de toute la Péninsule en un seul empire, et par le second, à la complète liberté religieuse,

(1) Sir R. Peel entre autres. V. son discours dans la séance sus indiquée.

(2) Si le royaume d'Italie devait se consolider, Lord Russell reconnaîtrait qu'il s'est donné infiniment de peine pour créer à la France un puissant allié et verrait se vérifier les prédictions de R. Peel (12 juillet 1800, Chambre des Communes) et de M. Roebuck (7 mars 180));»! verrait se réaliser les intentions de la Fronce, clairement manifestées par M. Pietri an Sénat français. — Mais Garibaldi avait fait allusion au bénéfice que retirerait l'Angleterre du concours prêté par elle a l'œuvre de l'unité italienne. Dép. de Sir Elliot à Lord Russell. tapies, 10 sept. 1860. «Austria, he said, that old ally of England, is failing to pieces, but Italy is rising from ruins, and then Great Britain will find another sure ally naturally drawn towards bar, both by her sympathies and her interests.»

— 152—

dans le sens de la réforme et du rationalisme (1). Or, d'après les plans du ministère John Russell, une Italie protestante ou au moins soumise à un gouvernement protestant, serait, pour ses intérêts de politique et de religion, l'alliée naturelle de l'Angleterre. C'est pourquoi les partisans de ce ministère se réjouissent de voir que la réforme protestante a poussé ses premiers germes en Italie (2).

La politique de John Russell avait deux écueils à éviter; d'une part, l'intervention de la France dans les affaires d'Italie qui aurait pu gâter tous ses plans, et de l'autre, une rupture ouverte avec cette même nation, dont il lui importait de conserver l'alliance et l'amitié, pour contrebalancer l'opposition des puissances germaniques et régler les destinées de l'Europe. C'est là, suivant nous, le vrai caractère delà politique du cabinet anglais et la clef qui nous donne l'intelligence de la Correspondance concernant les affaires d'Italie qui, envisagée à un autre point de vue, nous offrirait des difficultés et des contradictions nombreuses.

Effectivement, depuis le mois de mai, John Russell, ayant reçu avis par l'ambassadeur anglais à Paris, que l'intention de la France était de conserver sur le trône des Deux-Siciles la dynastie des Bourbons et en même temps de pousser, d'accord avec l'Angleterre, le roi de Naples à un changement complet de système gouvernemental (5), expédiait à Sir Hudson, à Turin, les deux dépêches connues du 22 et du 26 mai.

(1) Sir R. Peel dit sans détour à la Cbambe des Communes du 7 mars: «The present movement for the régénération of Italy is a religions movement. The political and the religions impulses are getting togetber etc.»

(3) «The italian reformation begun, etc.»V. le 1° article du Time du 16 fév. 1861. Robert Peel disait luimême dans le discours cité: «I believe, that reformation has commenced in Italy» et poursuivait en exposant les progrès du protestantisme eu Italie. C'est la l'intérêt capital envisagé par l'Angleterre dans la révolution Italienne.

(3) Dép. de Lord Cowley du 31 mai 1860.

— 153—

Dans ces dépêches, il recommandait à M. de Cavour de ne pas attaquer Naples; mais l'autorisait tacitement à fournir pour l'invasion de la Sicile de l'argent, des armes, des munitions et des milliers de soldats en habits civils (1). Il acceptait cependant avec plaisir que la France se déclarât étrangère à toute intervention armée, et dans um dépêche spéciale à lord Cowley, il avertissait le gouvernement impérial qu'à cette condition les puissances s'abstiendraient de tout acte d'agression contre lui (2). Or, cette politique de non-intervention que lord Russell annonçait et inculquait solennellement, souffrait des exceptions, toutes les fois que les forces anglaises pouvaient encourager, favoriser et soutenir la révolution au détriment des souverains légitimes. Dès le 11 mai 1860, John Russell, complice de toutes les machinations révolutionnaires ourdies à Turin, expédiait à Marsala deux vaisseaux de guerre, sous le prétexte d'y protéger trois familles anglaises aimées et estimées de cette population et établies dans une ville paisible; mais en réalité pour protéger le débarquement des volontaires de Garibaldi (2). Celuici ayant pénétré à Palerme, par l'effet des trahisons que nous avons racontées, et les troupes royales s'étant retirées dans trois des places les plus fortes de l'ile, lord Russell mit tout en œuvre pour que le roi de Naples s'abstint d'opérer militairement pour la soumission de file,

(1) La dép. du comte de Cavour du 50 mai, en réponse à la note de Lord Russell, nous prouve ciai ement que le ministère de Turin comprenait, on ne peut mieux, les vues du cabinet anglais an sujet de affaires d'Italie. (3) Dép. de Lord Russell k Lord Cowley, Sjuiu

(3) Cette vérité fut reconnue au Parlement de Londres dès le 17 mai 1860. V. a cette date le discours de l'éloquent M. Magnire à la Chambre des Communes. Un autre député faisait les mêmes reproches au premier ministre dans la séance des Communes du 4 mars 1861 et le ministre alléguait aucune raison pour se disculper.

— 154—

tandis que Garibaldi recevait des renforts de Turin sous la protection manifeste de la flotte anglaise et se préparait à déloger les troupes royales des forteresses qu'elles occupaient.

A peine Sir Elliot eut-il annoncé que le roi de Naples avait accordé à la Sicile la constitution de 1812, à la condition que le parlement modifierait la clause de la division des deux couronnes, que John Russell écrivait à son ministre de Naples: «Si le parlement de Sicile n'accepte pas «cette condition, le gouvernement de Naples voudra-t-il «l'imposer par la force (1)?» Ce n'était pas tout encore. Quand le roi de Naples envoyait des ambassadeurs à Turin, pour négocier une trêve avec Garibaldi et une alliance avec la Sardaigne, John Russell encourageait, par l'approbation du gouvernement anglais, à imposer à la cour de Naples ces conditions onéreuses: qu'elle ne tenterait pas de reconquérir la Sicile, qu'elle céderait même Messine à Garibaldi, qu'elle évacuerait entièrement l'île, qu'elle laisserait aux Siciliens la faculté de se livrer au Piémont; puis, par le moyen de son ambassadeur à Naples, il pressa le gouvernement napolitain de souscrire à ces propositions et de se maintenir dans une funeste inaction vis-à-vis de la Sicile (2).

Après quoi, l'artificieux ministre se félicitait de penser que le roi de Naples ne ferait rien pour reconquérir l'île, sans le consentement de la Grande-Bretagne et, ajoutait-il pour la forme, sans le consentement de la France et de la Sardaigne (3). Mais n'avait-il pas solennellement déclaré dans plusieurs dépêches et n'avait-il pas affirmé à la Chambre des Communes, le 12 juillet 1860,

(1) Dép. de John Russell k Sir Elliot, 7 juillet 1860.

(2) Dép. k Sir Hudson du 9 juillet; à Lord Cowley du 14 juillet; à Sir Elliot du 15 juillet; dép. de ce dernier du 12 et du 22 juillet 1850.

(3) Dép. de Lord Russell à Sir Hudson du 17 juillet.

— 155—

que «le gouvernement de S. M, Britannique n'avait pour toute politique que de laisser les peuples libres de décider par eux-mêmes de leur sort, que les Italiens devaient régler leurs affaires en toute indépendance, que la politique du gouvernement anglais était la stricte neutralité, que, lorsqu'il s'agissait de questions entre souverains et sujets, aucun gouvernement n'y devait prendre part?» Cependant, quand la révolution menaçait d'envahir l'état continental de Naples, quand Garibaldi, au moyen de l'argent du Piémont, allait conquérir les Calabres, le même Russell faisait transmettre à la cour de Naples des remontrances menaçantes, pour l'empêcher de renouveler ce qui s'était passé à Palerme, et il donnait pour instructions au commandant-amiral de la forte escadre qu'il avait fait stationner en rade de cette capitale, d'employer la force contre le roi de Naples, s'il osait réprimer et punir par les armes l'insurrection populaire (t). De cette manière, John Russell obligeait indirectement ce souverain à abandonner sa capitale, puisqu'il ne pouvait même hors des murs de Naples, défendre sa couronne contre la plus injuste invasion, sans rencontrer l'hostilité systématique du cabinet anglais.

Telle était la stricte neutralité qu'observait la politique de John Russell. —Mais, disait-on, la flotte anglaise devait-elle rester impassible devant le bombardement de cette illustre capitale (2)? Admirable sentiment d'humanité de la part de qui a vu, je ne dirai pas sans trouble,

(1) V. l'éloquent discours de M. Hennessy à la Chambre des Communes du 4 mars, la note du 28 août communiquée par de Martino à Sir Ëlliot et la dép. du 28 août de ce dernier à de Martino et k Lord Russell.

(2) C'est ainsi que James essaya de justifier la politique de L. Russell, à la séance du 7 mars 1861. D'après ce même orateur, Liborio Romano ne fut pas un traitre, mais un ministre qui changea subitement de plan (changed side); Garibaldi arrivé à Naples fut contraint de s arrêter dans les rues pour répondre à l'empressement

— 156—

mais avec satisfaction, le cruel bombardement d'Ancône et l'affreux massacre des troupes pontificales; de la part de qui assista aux mêmes scènes de sang et de destruction sur Capoue et Mola et ne s'en émut pas et ne répondit rien aux plaintes que proférait un monarque indignement trahi; de la part de qui approuva, encouragea et favorisa l'épouvantable destruction de Gaëte, sachant cependant qu'il y avait là les représentants des principales cours d'Europe, qu'il y avait là un jeune roi et une jeune reine, dont le seul crime était de se montrer dignes d'une couronne que la politique de Russell arrachait à leur front! Telle était l'humanité du cabinet britannique; ce n'était ni plus ni moins qu'un parti pris d'hostilité systématique envers la dynastie des Bourbons et un dessein arrêté de sacrifier au Piémont l'indépendance d'une nation.

Mais John Russell savait très bien manœuvrer avec le principe de la plus stricte neutralité, quand il s'agissait de fermer toutes les voies à une pacification des Deux Siciles et à la conservation de la dynastie bourbonnienne. En effet, lorsque le ministre Thouvenel, tantôt parle moyen de l'ambassadeur anglais à Paris, tantôt directement par l'organe de l'ambassadeur français à Londres, engageait Lord Russell à persuader à la cour de Turin de se remettre en meilleurs rapports avec la cour de Naples, et qu'il lui mettait sous les yeux les grands malheurs qui résulteraient de la continuation de cette guerre, John Russell répondait qu'attendu la politique de non-intervention professée par son gouvernement, il ne pouvait rien faire, puisque M. de Cavour avait assuré n'avoir

d'un grand nombre de prêtres qui voulaient bajser l'extrémité de ses habits (by the crowd of priests who pressed forward to kiss the hem of his garmeut), etc., etc.

— 157—

aucune influence sur Garibaldi (1). Mais lorsque le ministre français insistait, même au nom de la Russie, pour que les flottes des deux nations empêchassent de nouvelles expéditions de la part de Garibaldi dans les Calabres, et qu'il déclarait que c'était une chose déshonorante pour la marine de deux grandes nations d'assister avec indifférence à l'outrage auquel était en butte un monarque loyalement libéral, John Russell se rattachait bien vite et de tout cœur au principe d'une rigoureuse nonintervention; et lui, qui avait par ses menaces empêché le roi de Naples de comprimer la révolution dans ses États, comme il le voulait, lui qui autorisait son amiral à employer la force contre ce prince pour défendre l'insurrection du peuple, luimême, il avait le courage d'invoquer, au nom du gouvernement anglais, le principe d'abstention, afin de ne pas s'opposer à une bande de flibustiers qui, au grand scandale de toute l'Europe, portaient le trouble et la révolte dans les possessions d'autrui; luimême enfin, il osait menacer la France qu'il réprouverait sa politique et protesterait contre elle si sa flotte gênait le débarquement de Garibaldi dans les Calabres (2). Cependant Lord John recevait le marquis Délia Greca, envoyé extraordinaire de Naples,quivenait demander,au nom de son gouvernement, que l'Angleterre et la France s'entendissent avec le Piémont pour obliger Garibaldi à une trêve de six mois (3), Russell ne se refusait pas à faire quelques démarches auprès de la cour de Sardaigne, tout en se déclarant impuissant à obtenir l'assentiment de cette cour; et pourtant,

(1) Dép. de Lord Cowley à Lord Russell. Paris, 12 juillet Dép. de M. Thouvenel; au comte de Persigny dans la dep. de Lord Russell à Lord Cowley du 14 juillet.

(2) I)ép. de Lord Cowley de Paris, 24 juillet; dép. de M. Thouvenel comte de Persigny dans la dép, de Lord Russell à Lord Cowley du 26 juillet.

(3) Le but de la mission de M. Délia Greca est exposé avec précision dans une lettre écrite par luimême.

— 158—

dans la dépêche adressée à ce sujet à Sir Hudson, il proposait à ce gouvernement de telles difficultés sur le fait de l'alliance désirée entre les deux États, qu'en supposant même qu-t-il s'y fut employé de bonne foi, ses objections auraient suffi pour éloigner la possibilité de cette alliance (1). Voilà quels bons offices le cabinet anglais rendait au gouvernement napolitain dont il avait juré la ruine.

En même temps, John Russell ne négligeait pas d'entraîner peu à peu le cabinet français dans le sens de sa politique; il faisait entrevoir d'abord le cours probable des événements qui se préparaient; justifiait avec adresse M. de Cavour de n'avoir pas heurté l'opinion publique, en acceptant l'alliance du roi de Naples; rendait suspecte et douteuse la sincérité des promesses de François II et conjurait Ta France de laisser Naples et la Sicile libres de se donner le gouvernement qui leur conviendrait le mieux (a). Il usait avec le gouvernement d'Autriche des mêmes insinuations artificieuses, des mêmes procédés iniques; il lui représentait que le sentiment de l'unité politique de l'Italie était universel et se fondait sur le désir d'une indépendance nationale, impossible à réaliser et à garantir sans l'unité; il s'efforçait ensuite de convaincre l'Autriche de la sollicitude et des efforts du cabinet anglais pour arrêter le cours des conquêtes de Garibaldi (!!); il lui insinuait d'autre part que toute la faute en était au roi de Naples qui n'avait pas su s'affectionner les populations, et il prétendait que l'Angleterre avait gardé une scrupuleuse neutralité et respecté le principe de non-intervention, dans le but d'amener l'Autriche à se prononcer de la même façon, et d'entraver ainsi

(1) Dép. de Lord Russell à Sir Hudson, 23 juillet.

(2) Dép. de Lord Russell k Lord Cowley, 23,24 et 26 juillet.

— 159—

les plans d'agression qu'elle aurait pu former (1). John Russell s'apercevait bien que sa politique allait se heurter à un terrible écueil, L'Italie unie menaçait l'Autriche d'une guerre imminente et, par conséquent, préparait l'intervention, l'influence et l'agrandissement de la France, sans laquelle le Piémont ne pourrait jamais soutenir une lutte pareille ni se rendre maître des redoutables forteresses du quadrilatère. C'était uniquement dans cette prévision que John Russell, comme nous l'avons dit, se montrait si soucient: 1° d'obliger le Piémont à ne pas faire la guerre à l'Autriche; 2° de ne rien céder à la France, quel que fût l'agrandissement de territoire qui surviendrait au royaume de Sardaigne. Il inculqua soigneusement ces deux points au Piémont et à la France, par les dépêches que nous avons citées aux chap. XVIII et XIX de cette histoire, et il ne se tint pas encore (tour satisfait de la déclaration officielle que le gouvernement français tit publier au Moniteur (â); M. de Cavour dut déclarer en personne dans le parlement de Turin la fausseté de toute promesse qui aurait été faite à la France, relativement à une cession quelconque du territoire italien (2). John Russell ne laissa passer aucune occasion d'insister là dessus, à Turin comme à Paris, et dans sa dépêche du 21 août, à M. Fane, à Vienne, il lit ressortir la haute portée de cette déclaration que l'indépendance italienne ne

(1) Dép. de Lord Russell & M. Fane, 21 août, et de M. Fane a Lord Russell, Vienne, 50 août.

(2) Moniteur du 1er juin 1860.

(5) Parlement de Turin. Chambre des Députés du ¿0 mai 1860. M. de Cavour renouvela cette déclaration dans la séance du 12 oct. 1860. —Le chevalier Nigra, ministre de Sardaigne à Paris, publia le 18 sept, une déclaration dans le même sens, qui fut insérée dans le Zeitung du 21 sept.

— 160—

serait pas menacée par l'ambition de la France; il déclarait, de plus, que le gouvernement britannique s'opposerait à tout agrandissement ultérieur de la France sous le prétexte du danger que lui ferait courir l'unité de l'Italie. Non content de cela, il envoyait peu de jours après une dépêche à Sir Hudson, dépêche où il se proposait de mieux éclaircir celle du 22 et la note du 26 mai; et il comprenait nominalement l'île de Sardaigne dans le territoire italien dont M. de Cavour avait promis de ne rien céder à la France (1).

Il ne faut pas nous étonner que lord Russell ait demandé à M. Cavour, par cette dépêche, qu'il s'abstint de tout acte d'agression, non seulement contre l'Autriche, mais encore contre le royaume de Naples; il ne faut pas non plus croire qu'en septembre et en octobre, il eût changé ses vues politiques ni que la dépêche du 31 août soit en contradiction avec les suivantes, malgré le reproche qui lui en a été fait (et non sans quelque raison) dans la Chambre des Communes (2). En effet, le but politique de lord Russell, par rapport à l'Italie, était le renversement de la monarchie napolitaine et la suppression du pouvoir temporel du Pape pour ranger la Péninsule entière sous le sceptre de la Sardaigne et sous la tutelle de la Grande Bretagne. Or, afin de soumettre les provinces pontificales, John Russell avait concerté avec tous les diplomates de Turin que les troupes sardes les envahiraient; c'est pourquoi, après la dépêche du 22 mai, il ne mandait plus à M. de Cavour un seul mot qui lui prêchât l'abstention de toute hostilité contre les États  du Pape; mais il ne jugeait pas nécessaire ni convenable, par rapport à la France, que l'armée sarde envahît l'État de Naples.

(1) Dép. de Lord Russell a Sir Hudson du 51 août.

(2) V. l'éloquent discours de M. Disraeli à la Chambre des Communes du o mars 1861.

— 161—

Il était persuadé que Cavour, avec l'aide du cabinet et de la marine britanniques, avait fait tout ce qu'il fallait pour assurer à Naples le triomphe de la révolution et le renversement du trône des Bourbons; il était persuadé que le roi de Naples, dans cette dissolution générale de l'État, abandonnerait la couronne et ne tenterait même pas de résistance; persuadé que, s'il faisait mine de se défendre, les seules forces de Garibaldi en viendraient facilement à bout. Cependant, pour avoir forcé la Sardaigne à ne pas attaquer Naples, John Russell n'avait pas entendu lui défendre de saisir au plus tôt le gouvernement des Deux-Siciles. Aussitôt qu'il eut reçu le mémorandum d'Elliot, qui proposait qu'aussitôt après la renonciation du roi François II à la couronne, l'autorité du gouvernement piémontais fût inaugurée à Naples, même avant de consulter le suffrage universel, Lord Russell y répondait par l'entière approbation de ce projet, sans ignorer pourtant que le roi François tenait alors entre Capoue et Gaête,à la tète de son armée (1).

Mais les choses n'allèrent pas absolument au gré du ministre des affaires étrangères d'Angleterre: Garibaldi proclama sa dictature à Naples et différa l'acte d'annexion au Piémont; il marcha contre Capoue et essuya, comme on sait, de grandes défaites et des pertes énormes. On se rappelle aussi que, le 2 octobre, sans les artilleurs anglais, envoyés à son secours parla flotte britannique (qui observait la plus scrupuleuse neutralité) (2), et sans les 2,000 Piémontais envoyés par Villamarina, (qui les retenait seulement pour le bon ordre,) il aurait été, lui et ses volontaires, écrasé et anéanti; on n'a pas oublié que Garibaldi,

(1) V. la dép. et le mémorandum d'Elliot, Naples 15 août, et la réponse de Lord Russell du 11 sept.

(2) V. le ch. XXVI.

 

— 162—

à la vue du danger qu'il courait, criait vers le Piémont pour en obtenir au moins 14,000 hommes, tant le parti de la révolution commençait à être abattu et découragé.

Russell pouvait-il voir renverser et détruire à Naples cette révolution qui était son œuvre, cette révolution qu'il avait soutenue et aidée de tout son pouvoir et de tous ses artifices, toujours, bien entendu, en observant scrupuleusement la loi de non-intervention? Il dégageait donc Cavour de toute promesse contraire et lui permettait d'expédier un corps d'armée qui remît les affaires vacillantes de la révolution. Il avait trois fois raison, quand il affirmait, dans la séance du 5 mars 1861, à la Chambre des Communes, que l'époque du 31 août était bien différente de celle du mois d'octobre; le Times

aussi avait raison quand il relevait cette distinction de John Russell; mais ni l'un ni l'autre n'exprimaient tout à fait leur pensée et ils ne le pouvaient pas. Pour nous qui ne portons point de masque diplomatique, et qui même nous somme sproposé de démasquer certains personnages, nous disons clairement que les deux époques différaient de beaucoup, parce que l'une fut l'époque du triomphe de la révolution conduite par le dictateur demi-deuil, tandis que l'autre fut l'époque de sa ruine inévitable sous le choc de l'armée des Bourbons; voilà pourquoi Russell devait envoyer les forces piémontaises au secours du parti qu'il protégeait.

Aussi non seulement prit-il à tâche de défendre sans retenue la conduite de Garibaldi et de repousser avec dédain la qualification d'étranger aventurier que lui avait donnée M. Thouvenel (1); mais dans une dépêche, adressée le 4 octobre à Sir Crampton et à Lord Bloomfield, ambassadeurs à S Pétersbourg et à Berlin,

— 163—

il entreprit la justification et accepta le patronage de l'invasion piémontaise déjà accomplie dans les États  du Pape et sur le point de l'être dans ceux de Naples; il vomit à cette occasion un torrent de vils outrages contre le roi de Sicile et contre le Souverain Pontife. «Il survient de temps à autre, disait-il, de ces événements, dans lesquels les règles ordinaires établies par les lois internationales ne peuvent pas être suivies sans causer la continuation de guerres d'un caractère désolant (2), guerres qui menacent de prendre une vaste extension et de mettre ainsi en danger l'équilibre général des États  (3). Par exemple, il n'y a pas de loi mieux établie que celle qui laisse à chaque souverain le pouvoir illimité de réprimer la révolution sur son territoire. Cependant, en 1827, la GrandeBretagne, la France et la Russie envoyèrent de concert à leurs amiraux respectifs des instructions leur enjoignant d'empêcher les opérations d'Ibrahim Pacha, un vassal du sultan, qui s'employait, en faveur de son souverain, à réprimer l'insurrection de la Morée. De même, en 1831 et 1832, l'armée française et la flotte britannique reçurent l'ordre d'empêcher que le roi de Hollande exerçât des violences contreses sujets de la Belgique, qui étaient alors en armes et résistaient à son autorité. Le cas de l'Italie est encore un de ces cas exceptionnels. Victor Emmanuel n'a pu arrêter l'élan de son peuple vers l'unité italienne.

(1) Dép. de Lord Russell à Lord Cowley du 22 sept.

(2) Le cas de Naples est le contraire de celui-là. C'est l'invasion piémontaise qui a amené des guerres désolantes.

(3) L'observation a ici toute sa valeur et les dépêches mêmes de Lord Russell le confirment, ces dépêches que nous avons citées précédemment et dans lesquelles il exposait le danger d'une guerre universelle.

— 164—

Il  n'a certes pas épousé ouvertement cette cause (1) et jusqu'au dernier instant, il a conservé des relations d'amitié avec le roi de Naples, comme il a respecté le territoire du Pape. Mais ses efforts pour empêcher les expéditions de Gênes et de Livourne contre ces souverains, suivant le témoignage du gouvernement sarde, n'ont pas eu la force qui en aurait assuré le succès (2).»

John Russell continue sur ce ton injurieux contre les gouvernements de Rome et de Naples, en les appelant tyranniques, corrompus, démoralisés, odieux, iniques, etc., etc. — En vérité, il ne fallait rien moins que l'audace diplomatique de John Russell pour dire que le cas de Naples et de Rome était celui de la Grèce et de la Belgique et que la sauvage et sanglante invasion des Piémontais pouvait s'assimiler à l'intervention de la France en faveur de ces deux dernières contrées. Quelle réponse, après cela, ce ministre pouvait-il faire au mémorandum que le roi de Naples envoyait de Gaëte aux cours d'Europe? Avec un cynisme peu ordinaire, et sans craindre d'avilir le caractère d'homme d'Etat, il oubliait tout sentiment de modération et de réserve, et fabriquait un mémorandum de sa façon pour cribler d'odieuses injures l'infortuné et généreux souverain (3). n'était-ce pas déclarer suffisamment la nature de sa politique à l'égard de la révolution italienne?

(1) Tant pis, parce qu'en épousant ouvertement une cause qui était sienne, il n'eut pas ajouté a une révoltante injustice l'hypocrisie et la trahison.

(2) C'est le témoignage du gouvernement sarde et Lord Russell a bien fait de n'en pas garantir la vérité. Le Piémont a été le complice, le soutien, et plus encore, l'instigateur de la révolution.

(3) V. le Mémorandum du roi de Naples, transmis par le comte Ludolf it Lord Russell avec sa dépêche du 20 oct. 1800 et le Mémorandum envoyé par John Russell au comte Ludolf avec la dép. du 24 oct.

— 165—

Mais il voulut laisser aux annales diplomatiques un plus brillant document qui mit le sceau à l'infamie de ses procédés. Tandis que toutes les cours d'Europe réprouvaient et condamnaient hautement l'expédition de l'armée piémontaise contre le roi de Naples, Lord Russell, au nom de tout le cabinet britannique et, par sa dépêche du 27 octobre adressée à Sir Hudson, se déclara tout de bon en faveur de la révolte. Dans ce fameux document, John Russell, après avoir rapporté le jugement porté par les cours principales du continent sur l'invasion piémontaise dans le royaume de Naples, et après avoir signalé l'obligation où était le gouvernement anglais de faire connaître son opinion, protesta de ne pas vouloir discuter si le Pape avait eu le droit de garder à son service des troupes étrangères et si l'on avait pu dire que le roi de Naples eût abdiqué dans le temps où son drapeau flottait encore à Capoue et à Gaëte. La question qu'il se posait était Celle-ci: les peuples des États  de Rome et de Naples ontils été dans leur droit en appelant à leur aide le roi de Sardaigne, et ce dernier a-t-il eu le droit de leur prêter un appui efficace? — John Russell répond à cette question, en justifiant la conduite et des peuples et du souverain par deux raisons, qui, d'après lui, ont décidé les Romains et les Napolitains à renverser leurs gouvernements: la première raison, c'est leur despotisme avec toute la suite des maux qu'il entraînait dans l'administration publique; la seconde, c'est le besoin de donner à l'Italie l'unité qui doit la rendre forte et indépendante de l'étranger. Il s'applique ensuite à corroborer cette sentence par l'invocation des écrits de Vattel et par l'exemple de la révolution de 1688 contre les Stuarts d'Angleterre; sa conclusion est celle-ci: le gouvernement, fidèle à la maxime que chaque peuple est chez lui son seul juge, n'ose point condamner les peuples de ces États, ni le roi de Turin.

— 166—

— Il démontre après cela les torts, surtout du roi de Naples, et termine en louant la révolution italienne de sa modération, de sa sagesse, de son esprit de vraie liberté, et en déclarant que par conséquent le gouvernement Anglais est loin de lui infliger aucun blâme, comme ont fait l'Autriche, la France, la Prusse et la Russie (1).

De cette manière le cabinet Anglais représenté ici par John Russell déposait son masque et proclamait solennellement, en face de l'Europe et contre toutes les grandes puissances, une politique révolutionnaire et subversive de tous les Etats. La presse, même révolutionnaire, de la Grande Bretagne, et le Times le premier, blâma John Russell de ce que, par intempérance de langue, il ne cachait pas ses principes, à l'exemple de ses prédécesseurs, et mettait ainsi le gouvernement dans un grave embarras (2).

Si nous voulions examiner en détails cette dépêche de Russell, nous devrions dépasser de beaucoup les limites imposées à notre travail; nous nous contenterons ici d'observer: 4° que lord Russell négligeait de se prononcer sur les deux premières questions, parce que s'il les décidait en faveur du Pape et du roi de Naples, il aurait enlevé à M. de Cavour le prétexte que celui-ci avait allégué pour justifier ses injustifiables invasions; si, au contraire, il s'en expliquait, suivant les vues de M. de Cavour, il devait affirmer que l'Angleterre n'avait pas droit d'enrôler, comme elle le fit, des soldats allemands pour combattre en Amérique la fondation d'une libre république ou en Irlande l'indépendance d'une nation.

(1) V. la dépêche entière i l'appendice de ce chap.

(2) a Lord Russell by bis general spéculations has got us into more troubles and difficultés than we encurred by ail our support of liberty against authority etc. lime 8 déc. 1860.

— 167—

En outre, est-ce qu'au siècle dernier le gouvernement Anglais avait renoncé aux possessions de l'Amérique, quand ces forces étaient réduites à la seule ville de New York? Avait-elle renoncé à ses possessions de l'Inde, en 1857, quand elle n'avait pu conserver qu'une petite partie de ces vastes pays soulevés pour leur affranchissement? 2° Les gouvernements de Naples et de Home, principalement sous Pie IX et François II, étaient-ils tels que les dépeignit le noble lord? Les éloquents discours de Hennessy, de Bowyer et de Maguire prononcés à la Chambre des Communes le 4 et le 7 mars delà présente année 1861, ne trouvèrent personne qui les. réfutât victorieusement et Hussell luimême, avec ses belles phrases, ne put détruire les faits auxquels en avaient appelé les courageux députés. Et puis le mauvais gouvernement, s'il y en avait à Naples et à Rome, exigeait des réformes et les réformes avaient été largement accordées par le roi de Naples, et commencées par le Souverain Pontife avec promesse de les étendre considérablement dès que la révolution cesserait de tramer la ruine du trône pontifical. 3° L'amélioration d'une nation, quand elle doit s'opérer par les moyens de l'injustice et de la violation de tous les droits, ne constitue rien de bon et de durable; elle n'est que funeste; or l'unité de l'Italie dans le sens de la fusion était une tentative de ce genre (1). 4° En acceptant comme une autorité imposante le nom de Vattel, nous rappellerons à John Russell que dans la séance des Communes du 5 février dernier, M. Disraeli produisit un traité du même Vattel, qui détruisait le principe en faveur duquel John avait invoqué ce publiciste. Au reste voici le passage cité par Disraeli:

(1) Nous reviendrons sur ce point.

— 168—

«Nous ne devons pas abuser de cette maxime (de porter secours au peuple qui s'insurge pour sa liberté) et autoriser ainsi les odieux complots organisés contre la tranquillité intérieure t'es l'États. C'est une violation des lois internationales que de pousser à la révolte des sujets qui gardent obéissance et soumission à leur Souverain, quoiqu'ils se plaignent de la façon dont il les gouverne.» Mais ne fut ce pas le cas du Piémont vis-à-vis du royaume de Naples ainsi que du reste de l'Italie? Seulement John Russell, avec une simplicité vraiment superbe, ne croit pas que des agents et des aventuriers expédiés parle Piémont aient préparé et fait éclater la révolution dans ces États. C'est pourtant le même ministre qui avait approuvé sans restriction le mémorandum d'Elliot, où l'on disait que c'étaient des agents piémontais encouragés par le gouvernement sarde qui accomplissaient la révolution sicilienne. 5° Si d'avoir eu des mercenaires dans un État de 2,000,000 d'habitants était pour le Pape, aux yeux de John Russell, une preuve de la désaffection générale de ses sujets, nous devons en dire autant de l'Angleterre, quand son gouvernement qui compte 150,000,000 d'âmes, recrute des étrangers pour faire la guerre en Amérique, en Irlande et en Crimée. 6° Si John Russell avait voulu être sincère, il ne se serait pas étonné de la marche rapide de Garibaldi jusqu'à Naples, puisque le chemin lui en était ouvert par les millions que le Piémont payait aux traîtres et par les officiers enrôlés dans les sociétés secrètes.

7° Lord Russell peut-il bien ignorer que la cause de la révolution de 1688 et du renversement de Jacques H a été toute religieuse, et que par conséquent l'invasion du prince d'Orange n'a rien de commun avec celle du Piémont?

— 169—

Et même quand il prétendrait voir dans cette cause un caractère politique, nous lui dirions que si Jacques II fut déposé du trône pour avoir ôté la liberté au parlement anglais, la même chose ne devait pas arriver au roi François, pour avoir fait les plus larges concessions et institué le plus libre des parlements(1). 8° Les peuples ont le droit de juger ce qui les regarde. Si John Russell eut voulu être fidèle à cette maxime, il aurait dù plaider l'indépendance de l'Irlande, l'émancipation des Indes et exaucer les vœux des Ioniens. Mais les peuples de Naples et de Rome pouvaient-ils juger de leurs propres intérêts, quand, suivant M. de Cavour luimême, ils étaient tenus dans une condition à ne pouvoir formuler leur sentiment? Qui donc les représentait légalement? Disons le franchement, ce sont les sectes qui imposent leur volonté aux populations et qui s'en vont criant à tort et à travers que telle est la volonté universelle. 9° Enfin, si John Russell s'était formé cette idée de la révolution italienne, pourquoi tant de palliatifs, tant de fictions, tant d'impostures à l'effet de faire accroire (ce que personne n'aura cru) qu'il voulait sincèrement pacifier l'Italie méridionale et satisfaire aux désirs de la France? Il pouvait parler, dès le principe, comme il agit, en faveur de la révolution; il aurait ainsi diminué le nombre de ses dépêches et évité tant de contradictions; il n'aurait pas eu besoin alors du voile d'hypocrisie dont il espère vainement avoir recouvert sa politique.

(1) V. a l'appendice de ce chap. une note plus détaillée iur ce fait historique si mal interprété par Lord Russell.

— 170—

Mais le noble lord attendait que l'insurrection et l'invasion se fussent accomplies, afin que le succès justifiât ces événements honteux et affaiblit la cause des opposants.


vai su


Chapitre XXXI.
LA DIPLOMATIE DU RESTE DE L'EUROPE ET L'INSURRECTION DES DEUX SICILES SUIVIE DE L'INVASION PIÉMONTAISE. — CONFÉRENCES DE VARSOVIE.

Quiconque examinera avec attention la correspondance sur les affaires d'Italie que Lord Russell présenta aux Chambres britanniques en cette année 1861, y découvrira aisément que la politique française ne s'est pas produite avec beaucoup plus de franchise que celle du cabinet anglais. Bien que le gouvernement impérial ait fait des remontrances et se soit opposé diplomatiquement aux vues de John Russell, il s'est ensuite rendu de fait à toutes les exigeances et à toutes les demandes de l'Angleterre, sans avoir usé d'énergie pour les repousser ou au moins les modérer. La France savait bien quelle influence et quelle autorité le cabinet de St. James exerçait sur celui de Turin et sur la direction générale des événements d'Italie; elle ne devait pas ignorer les projets formés par John Russell de détruire l'œuvre française de Villafranca et, avec cette œuvre, l'influence de la France dans les affaires d'Italie, pour y substituer, sur les ruines d'un traité solennel, l'influence de l'Angleterre. Elle devait connaître les intrigues et les manèges de Sir Hudson à Turin, pour colorer en Italie la politique suivie par John Russell. L'honneur de la France était compromis dans cette politique, quoique, à notre avis, ses intérêts matériels ne l'aient pas été; la paix de l'Europe était horriblement menacée et la guerre universelle devenait imminente.

— 172—

M. Thouvenel avait, dès le commencement de l'invasion garibatdienne, compris les graves dangers auxquels le mouvement italien et la politique de l'Angleterre exposaient l'Europe; il l'avait clairement signalé au cabinet de S. James et il l'exhortait à arrêter le cours de funestes événements qui allumeraient en Europe le feu de la discorde; il avait déclaré que le désir du gouvernement français était de maintenir les Bourbons sur le trône de Naples et de Sicile, et de négocier, d'accord avec l'Angleterre, pour la pacification de l'Italie méridionale (1); il avait indiqué les périls que l'annexion de la Sicile au Piémont ferait courir à l'Italie et à toute l'Europe (2), et par une dépêche adressée au comte de Persigny, ambassadeur en Angleterre, il avait insisté pour que le cabinet Palmerston-Russell fit prévaloir son influence sur celle de Turin et amenât une situation pacifique (2); ensuite et durant tout le mois de juillet, il n'avait pas abandonné ses démarches auprès du gouvernement anglais, pour faire défendre à des étrangers d'exciter la révolte dans les États  de leurs voisins et au Piémont d'intervenir dans la révolution de Sicile(4). Déplus, par une note du 24 juillet au comte de Persigny, il avait fait savoir à John Russell que le gouvernement français jugeait indispensable que les flottes des deux puissances empêchassent Garibaldi de passer le détroit et d'envahir l'Etat de Naples (2).

(1) Dép. de Lord Cowley à Lord Russell. — Paris, âi mai 18(50.

(2) Dép. de Lord Cowley. — Paris, 12 juillet 1860.

(3) Dép. de Lord Russell à Lord Cowley du 14 juillet 1860.

(4) Dép. de Lord Cowley à Lord Russell. — Paris, 24 juillet 1800.

(5) Dép. de Lord Russell à Lord Cowley du 26 juillet 1860.

— 173—

Ces déclarations et ces démarches de M. Thouvenel contre la politique envahissante des agénts de la Sardaigne révélèrent certainement dans le cabinet français des principes de droiture et des sentiments d'honnêteté. Mais quel pouvait en être le résultat? La France avait fait de grandes concessions à la politique anglaise; la France avait souffert en silence que le Piémont rejetât outrageusement toutes les propositions ayant pour but de restaurer les anciens gouvernements dans l'Italie centrale, et qu'avec l'appui et les encouragements du cabinet anglais, il proclamât l'annexion de ces Duchés, en violant ouvertement les traités de Villafranca et de Zurich et en foulant aux pieds les remontrances qui lui arrivaient de la part du gouvernement impérial (1). La France s'était soumise sans restriction à la loi de non-intervention proclamée et défendue comme l'arme puissante destinée à assurer le triomphe de la politique de Russell et à renverser l'édifice élevé par la France à Villafranca et à Zurich; la France avait été réduite à voir, sans mot dire, que sous l'égide de ce principe interprété à la manière anglaise, le Piémont occupât l'Italie centrale à main armée et jetât des bandes expéditionnaires en Sicile pour parcourir ensuite toute la Péninsule jusqu'à Rome et à Venise; elle avait vu, à l'ombre de ce même principe, la révolution relever fièrement la tête et insulter à l'auteur de la paix de Villafranca, tout en bénissant l'Angleterre qui avait ruiné l'influence de sa rivale. Que pouvait donc espérer la France de ses remontrances réitérées, des réclamations et des conseils adressés par elle au cabinet britannique?

(1) V. la circulaire de M. Thouvenel, à laquelle répond la dépêche du comte de Rechberg au prince Metternich (Vienne, 17 fév. ) et la dépêche de M. Cowley à Lord 4. Russell (Paris là sept. 1860,). Dans la séance du Corps Législatif du 12 mars 1801, M. Plichon toucha cette question.

— 174—

Ce cabinet triomphait des embarras et des humiliations de la politique du gouvernement français. Nous l'avons vu dans le chapitre précédent. L'Angleterre, avec ses tergiversations, avec ses détours, avec son allure hypocrite, éluda les désirs et trompa les intentions de la France; elle poursuivit l'exécution de ses plans et y donna le complément par l'invasion de Naples et des États  de l'Église. Et quelle situation était faite à la France? Elle voyait rompre dans ses mains tous les fils de sa politique, ses propositions de paix étaient rejetées, les trônes qu'elle avait dit vouloir sauver tombaient l'un après l'autre; et elle devait assister de sangfroid au succès de la politique anglaise dans cette Italie qu'elle avait naguère affranchie au prix clc son sang. Le 31 juillet 1860, Lord J. Russel annonçait à la Chambre des Communes que l'empereur des Français avait exprimé à son ambassadeur à Londres un vif désir que la politique des deux nations fut identique; mais dans l'esprit de John Russell, l'identité de la politique de la France et de celle de l'Angleterre devait se réaliser par le moyen d'une entière soumission du cabinet des Tuileries au cabinet de S. James (1). Ce fut pour Lord J. Russell le travail d'une année, et de fait on ne peut lui disputer l'honneur de la victoire. Oui, la France s'est résignée pendant une année et plus à voir les menées de l'Angleterre entraver tous ses desseins pour la pacification de l'Italie et pour la solution amiable des difficultés pendantes. Puis, quand les canons Cavalli de l'Angleterre étaient braqués par Cialdini contre la ville et le peuple de Gaëte, la France qui, comme pour protester contre la politique de sa rivale et pour empêcher la destruction de cette place, avait mis le port de Gaête

(1) Le discours du prince Napoléon au Sénat prétendit que c'était la politique du gouvernement français qui triomphait en Italie. Ce gouvernement ne pourrait, nous semble-t-il, accepter cet éloge qui ferait peser sur lui un reproche de duplicité et d'hypocrisie dont il ne s'accommoderait certainement pas.

— 175—

sous sa protection, était enfin contrainte de l'abandonner, grâce aux perfides manœuvres et aux insinuations calomnieuses du cabinet britannique; elle était contrainte à reconnaître en réalité un blocus qu'elle avait condamné en principe (1). Il est vrai toutefois que» depuis la paix de Villafranca, le gouvernement français avait déclaré à plusieurs reprises qu'il ne voulait prendre aucune part à la politique qui le poussait à suivre le Piémont et que les intérêts de la nation guideraient uniquement sa conduite). Il est vrai que, vers la fin d'août, il avait rejeté sur le cabinet de S. James la responsabilité des événements qui s'accomplissaient en Italie, et l'imminence des dangers qui pourraient troubler la paix de l'Europe (5). Il est vrai que le même gouvernement avait protesté, en face de l'Angleterre, contre cette série d'événements qui détruisaient les États  de l'Italie méridionale, pour les fondre en un seul royaume, auquel répugnaient leurs mœurs, leurs traditions, leur histoire, et qui, menant droit à une guerre avec l'Autriche, préparaient d'épouvantables malheurs (4). Il est vrai enfin que, quand l'armée piémontaise franchissait les frontières du royaume de Naples pour porter la guerre contre le prince légitime, il faisait publier dans un journal semi-officiel un blâme solennel de cet acte, en le qualifiant d'agression directe contre la souveraineté d'un État indépendant, d'infraction manifeste au principe de non-intervention,

(1) Nous reviendrons là dessus dans les chap. suivants.

(2) V. la note adressée par M. Thouvenel au baron de Talleyrand à Turin, noie reproduite dans la dép. du môme ministre au comte de Persigny (Paris 22 aout 1860. ). Corresp. présentée aux Chambres anglaises en 1861, n° 57.

(3) V. la dép. citée au comte de Persigny.

(4) Ibid.

— 176—

de violation ouverte du droit des gens, de manifestation irrécusable en faveur du parti révolutionnaire (1). Cependant,et quoique la France ait ainsi repoussé la solidarité de son action dans les faits honteux que la politique de Russell encourageait, elle ne fit pas, selon nous, tout ce que demandait son honneur et sa gloire devant les peuples de l'Europe. Le drapeau de cette généreuse et loyale nation en fut obscurci, et l'Empire, qui avait arboré la justice et la paix contre l'esprit de la révolution, y perdit de son éclat et de sa force (2).

Etait-il en effet honorable pour la France que le Piémont qui lui devait son existence et sa grandeur, et en faveur duquel la France avait prodigué et son or et son sang, que le Piémont, après avoir repoussé tous ses conseils, foulât aux pieds la paix et le traité qui étaient pour elle comme le trophée monumental des victoires de Magenta et de Solferino; que le Piémont démolît les trônes qu'elle avait l'intention de conserver; qu'il envahît les domaines dont elle lui avait fait promettre de respecter les pouvoirs légitimes; qu'il se plaçât sous la tutelle d'une nation qui voyait dans la France une rivale redoutable? Etait-il honorable pour la France d'avoir à déclarer devant l'Europe qu'elle n'avait rien pu obtenir du Piémont concernant l'observation des articles de Villafranca et du traité de Zurich; tandis qu'en même temps elle faisait savoir qu'au besoin elle verserait de nouveau son sang pour conserver la Lombardie à ce même État qui l'avait mille fois déméritée? Etait-il honorable pour la France de rester dans le silence de l'inaction, quand, sous le voile du principe de non-intervention accepté par elle au bénéfice

(1) Constitutionnel du 15 oct. 1860.

(2) a L'Empire est né en effet d'une protestation de l'esprit conservateur contre «l'esprit révolutionnaire, j Discours de M, Kelb Rernard au Corps Législatif du 11 mars 1861.

— 177—

des droits réservés à Villafranca, tout droit était méprisé, toute loi mise à néant, et toute sorte d'outrages infligés non seulement aux princes amis du nom français, mais jusqu'au chef suprême de l'Église? Ainsi cette nation qui fut assez puissante pour démolir les remparts de Sébastopol et pour vaincre à Magenta et à Solferino des armées formidables, cette nation qui avait reconquis le premier rang parmi tes peuples de l'Europe ne put faire respecter les principes et les traités qu'elle avait scellés de son sang; elle ne put, de sa voix de lion, faire taire les roquets hargneux qui, en bouleversant l'Italie, n'invoquaient son nom que pour l'insulter ou pour l'assujettir à leurs mauvais desseins? L'Europe conservatrice ne vit pas sans un profond étonnement qu a l'heure même où tous les partis dénonçaient la France comme complice de la révolution italienne, la France se contentât de rappeler son ambassadeur de Turin; on s'étonna de ne pas l'entendre ni condamner hautement ni même blâmer nettement les faits qui s'accomplissaient dans la Péninsule, et on se demanda si par son silence elle ne reconnaissait pas dans ces faits l'expression des vœux de l'Italie. Il ne fut certes pas possible à l'Europe de confondre le parti de la révolution avec le peuple italien, ni de tenir pour la volonté générale celle que manifestait un parti, qui dans sa violence frénétique ravissait toute liberté à la nation et en refoulait tous les sentiments à la pointe du poignard.

Cependant, les événements qui s'accomplissaient dans les Deux Siciles étaient flétris et formellement réprouvés par la diplomatie du reste de l'Europe. La Prusse n'avait pas laissé de faire les plus fortes remontrances contre la ligne de conduite du gouvernement piémontais

— 178—

et de protester contre les invasions organisées et dirigées par le ministère de Cavour (1). Lorsqu'ensuite elle apprit l'entrée de l'armée sarde dans les provinces napolitaines,elle infligea un blâme solennel à une telle résolution et en appela aux principes du droit et de la justice évidemment méprisés dans cette invasion inouïe. Outre la note que le baron Schleinitz dépêcha, en cette occasion, à son ambassadeur de Turin (note que nous avons publiée au chap. XXV), le gouvernement prussien fit insérer dans sa Gazette officielle quelques éclaircissements sur cette note, éclaircissements qui nous révèlent à fond de quelle manière la Prusse envisage la révolution italienne (2). La Gazette prussienne s'exprime ainsi: «Le principe de non-intervention proclamé par la France après la paix de Villafranca et appuyé par l'Angleterre, fut généralement admis en Europe, afin de laisser à l'Italie le soin de s'organiser comme elle l'entendrait. II paraît, cependant, que ce principe n'a servi qu'à remplacer en Italie l'influence autrichienne par celle d'une autre puissance. Avec l'appui de cette puissance, le gouvernement sarde osa violer ce même principe de non-intervention et se porter jusqu'à Naples, pour y détrôner le roi François II. Le gouvernement sarde n'en fait pas moins servir ce principe à légitimer l'état de la révolution; il recueille les votes d'annexion des Marches, des Duchés, etc. et, parle moyen du suffrage populaire, il fait réunir Nice et la Savoie à la France. Au fond, c'est le principe des nationalités qu'on veut faire prévaloir, principe qui sera subversif de toutes les puissances d'Europe et surtout des souverainetés d'Allemagne.

(1) Dép. de Lord J. Russell M. Cowley da 14 juillet 1860.

(2) V. le Monde du 24 oct. 1860 et d'autres journaux français.

— 179—

Cavour a déjà déclaré que l'Europe n'aura de paix qu'après l'annexion de Venise au v royaume italien; viendra le temps où il voudra annexer le Tessin et le Tyrol, et ainsi la lésion des droits germaniques amènera une guerre universelle. En procédant de cette manière et pour faire prévaloir le principe des nationalités, tout voisin pourra attaquer et conquérir les Etat? rie ses voisins: c'est contre de telles maximes que le gouvernement prussien a dù il élever, comme attentatoires aux intérêts de la nationalité allemande. La Prusse ne se laisse guider ici ni par des sympathies légitimistes, ni par des tendances libérales; mais elle veut défendre les intérêts de son pays, la sécurité du territoire fédéral allemand et la position de toute la nation germanique. Elle o avertit donc le gouvernement sarde de ne point blesser ces droits et cette position.»

La Prusse, néanmoins, laissait son ministre à Turin, en vue de la protection des intérêts de ses nationaux; mais, plus tard, pour éviter les complications et les embarras diplomatiques, elle y envoya un nouveau représentant, sans l'accréditer officiellement et eu ne lui donnant que des lettres de présentation en qualité de ministre plénipotentiaire. La Russie prit une attitude plus énergique. Elle rappela aussitôt de Turin toute l'ambassade russe et fit remettre au gouvernement piémontais la note suivante qui porte la double date du 28 septembre et du 40 octobre, parce qu'elle renfermait une double protestation de cette puissance contre les deux invasions du Piémont, l'une du mois de septembre dans les États  du Pape et l'autre du mois suivant dans le royaume de Naples. Cette note, inspirée par le sentiment du droit et du respect des traités, ainsi que des lois internationales, nous dépeint la conduite du gouvernement russe envers la cour de Turin, durant le cours de la révolution italienne.

— 180—

Nous ne pouvons nous dispenser de reproduire ici ce document qui importe à notre histoire. La note est adressée par le prince Gortchakoff au prince Gagarine, ambassadeur russe à Turin.

St. Pétersbourg, 28 septembre et 10 octobre 1860.

«Mon Prince,

«Depuis que les préliminaires de Villafranca eurent mis fin à la guerre d'Italie, une série d'actes contraires au droit s'est consommée en Italie eta créé dans ce pays une situation anormale, dont nous voyons se dérouler les dernières conséquences. Le gouvernement de l'Empereur, dès l'origine même de cette situations cru de son devoir d'appeler l'attention du gouvernement sarde sur la responsabilité qu'il assumerait, en cédant à certaines attractions dangereuses. Nous lui adressâmes d'amicales remontrances, surtout quand la révolution de Sicile commença à recevoir du Piémont l'appui moral et matériel qui seul pouvait lui donner les proportions qu'elle a prises. La question, à notre avis, dépassait la sphère des complications locales; elle frappait directement les principes admis partout comme règle des relations internationales, et tendait à ébranler les bases mêmes sur leste quelles repose l'autorité des gouvernements établis.

«Nous avons lu avec un profond déplaisir les motifs te allégués par le comte de Cavour, motifs qui, à l'entendre, ne lui permettaient pas d'opposer des obstacles efficaces à ces menées qu'il désavoue, et nous avons pris note de a son désaveu.

«Le gouvernement impérial est convaincu que, par cette attitude, il a donné à la cour de Turin un gage certain de son désir de conserver de bonnes relations avec elle; mais il pense aussi qu'il l'a suffisamment avertie

— 181—

des résolutions que Sa Majesté l'Empereur serait obligé de prendre, le jour où le gouvernement de Sardaigne se laisserait entraîner par des impulsions que le sentiment des devoirs internationaux l'avait engagé jusque-là à répudier.

Je regrette de dire que ces résolutions ne peuvent pas être ajournées plus longtemps.

Le gouvernement de Sardaigne a donné à ses troupes, au milieu d'une paix profonde, et sans déclaration de guerre, sans provocation quelconque, Tordre de franchir les frontières des Etats-Romains; il a ouvertement pactisé avec la révolution de Naples, par la présence de ses troupes; il a sanctionné les actes de cette révolution, de même que ceux des hauts fonctionnaires sardes qui se sont placés à la tête des forces insurgées, sans cesser d'être au service du roi Victor Emmanuel. Finalement, il vient de couronner cette série de violations du droit, en annonçant,à la face de l'Europe, son intention d'accepter l'annexion au royaume du Piémont, des territoires appartenant à des souverains qui sont encore dans leurs propres États  et qui défendent leur nationalité contre les violentes attaques de la révolution.

Ces actes ne nous permettent plus de considérer le gouvernement de Sardaigne comme étranger au mouvement qui a bouleversé la Péninsule. Il en prend sur lui toute la responsabilité et se met en contradiction flagrante avec le droit des nations. La nécessité de combattre l'anarchie qu'il allègue pour sa défense, ne pourrait pas le justifier du moment qu'il se jette luimême sur le chemin de la révolution pour en recueillir l'héritage et non pour en arrêter les progrès ni en réparer les iniquités. Des prétextes de cette nature ne sont pas admissibles.

— 182—

Ceci n'est pas une question purement italienne; elle touche à l'intérêt commun de tous les gouvernements. Il s'agit ici de ces lois éternelles sans lesquelles il ne peut exister en Europe ni ordre social, ni paix, ni sécurité.

Sa Majesté l'Empereur pense qu'il est impossible que la légation reste plus longtemps où elle peut devoir être témoin d'actes que sa conscience et ses convictions réprouvent. Sa Majesté est donc forcée de mettre fin aux fonctions que vous remplissez auprès de la cour de Sardaigne. C'est la volonté de notre auguste maître qu'en recevant ces instructions, vous demandiez vos passeports et que vous quittiez immédiatement Turin avec tout le personnel de la légation. Vous ferez connaître à M. le Comte Cavour les motifs de cette décision suprême, u en lui donnant lecture et en lui laissant copie de la prév sente dépêche.»«Signé: Gortchakoff.»

En conséquence de cette note, le 20 octobre, toute l'ambassade russe quitta Turin (1). Cavour rédigea et publia, en réponse aux notes de Prusse et de Russie, des circulaires où il rebattit tout ce qu'il avait dit dans le Mémorandum et dans la fameuse circulaire de Farini (17 août), en y ajoutant quelques citations historiques, copiées des dépêches de Lord J. Russell du 4 et du 27 octobre, avec addition d'une tirade à propos du concours que Louis XIV prêta aux mouvements de la Hongrie (2).

L'exemple de la Russie fut suivi peu après par l'ambassade espagnole. Le gouvernement d'Espagne, depuis que Garibaldi eut débarqué à Marsala, avait fortement protesté et menacé de rappeler son ambassadeur, si le Piémont ne cessait

(1)Dép. de Turin du 20 oct. Dép. de M. Hudson à Lord i. Russell. Turin, 19 oct.

(2) V. la noie du 9 nov. adressée par Cavour au comte de Launay,'ambassadeur i Berlin.

— 183—

de prendre part à ces expéditions hostiles (1); il déclara toutefois,eu égard à l'attitude des grandes puissances, vouloir adopter le principe de non-intervention relativement aux affaires d'Italie et se renfermer dans une stricte neutralité (2). Mais après l'invasion des États  de Naples et leur annexion au royaume de Sardaigne, il adressa à Turin une vive protestation par la note du 9 octobre. Cette note rappelait les protestations réitérées de la cour de Madrid au sujet des attentats que le gouvernement sarde avait commis contre les lois et les traités; il exposa la sollicitude avec laquelle la cour d'Espagne s'était employée pour former une alliance entre les deux royaumes du Nord et du Sud de l'Italie et pour concilier les princes avec les peuples; il protesta de toutes ses forces contre l'incorporation des États  indépendants de l'Italie centrale et méridionale et surtout des Deux Siciles qui, en vertu de traités reconnus par toute l'Europe, avaient appartenu à la dynastie des Bourbons; il réserva, en tout cas, le droit que la maison d'Espagne y pourrait revendiquer. Cette protestation fut approuvée et soutenue par le représentant de Prusse, à Turin. Mais quel pouvait être l'effet des protestations sans les armes? La révolution que la personne de M. de Cavour représentait devant la diplomatie, ne reconnaissait pour tout droit que celui du canon et des baïonnettes. Au mois de novembre, l'ambassadeur espagnol s'éloignait de Turin et, le 26, il rentrait à Madrid (1). Peu après, dans les premiers jours de décembre, la Bavière

(1) Dép. de Madrid du 23 juin.

(2) Dép. de Madrid du 28 et du 29 octobre. Séances des Cortès aux mêmes dates.

— 184—

rappelait aussi son ministre et condamnait, à son tour, cette politique révolutionnaire (2). Ainsi le gouvernement de Turin s'isolait successivement de toutes les cours d'Europe, satisfait cependant de reposer dans les bras du ministre de l'Angleterre, qui n'hésiterait pas à s'alléger d'un tel fardeau chaque fois qu'il le trouverait lourd et incommode.

Pour ce qui regarde l'Autriche, elle avait rappelé depuis longtemps son ministre de Turin; elle avait ensuite, dans plusieurs occasions, et en particulier après l'occupation des Marches et de l'Ombrie, réprouvé solennellement la conduite incendiaire du Piémont; elle n'avait donc pas besoin de protester de nouveau contre l'annexion des Deux Siciles et contre les dernières usurpations. Cependant, dès le mois d'avril, l'Autriche avait déclaré au gouvernement de Naples que, malgré la sympathie qu'elle ressentait pour lui, elle n'était pas en position de lui prêter un appui quelconque, le gouvernement impérial ayant d'ailleurs déclaré ouvertement ne vouloir, en aucune façon, intervenir dans les affaires d'Italie audelà de ses frontières (2). A la fin d'août, elle avait adressé au cabinet britannique la même déclaration d'absolue neutralité (1). Elle ne laissait pas, pour cela, d'expédier de nouveaux renforts du côté de la Vénétie et elle concentrait une forte armée dans le district Gonzaga, au-delà du Pô; elle ne dissimulait pas non plus l'extrême indignation dont elle était saisie en voyant M. de Cavour, avec son audace habituelle, oublier le traité de Zurich, et parler dans les Chambres piémontaises

(1) Les journaux espagnols l'annoncèrent le 27 nov.

(2) Dép. de Munich du 17 déc.

(3) V, la dép. de H. Loftus à Lord J. Russell. Vienne 10 mai 1860.

(4) Dép. de M. Fane $ Lord J. Russell. Vienne 30 août.

— 185—

de la prochaine conquête de Venise (1). Loftus, ministre britannique à Vienne, annonçait dès ce moment à son cabinet qu'en présence de l'exaspération des deux partis, il regardait comme imminente une collision des Piémontais avec les Autrichiens. La France ne pouvait méconnaître cette situation, et, au commencement de septembre, elle manifestait la crainte que l'Autriche ne sortit de l'exspectative et n'entraînât l'Europe dans une guerre universelle (2).

Mais, tout en fortifiant ses positions militaires de la Vénerie, l'Autriche n'avait pas oublié de s'entendre diplomatiquement avec les grandes puissances du Nord. Que l'accord se fut établi entre la Prusse, les divers États  d'Allemagne et l'empire autrichien, cela ne paraissait plus douteux. Or, le roi de Prusse et le prince de Hesse usaient de toute leur influence pour amener à des termes de réconciliation l'empereur d'Autriche avec celui de Russie qui, depuis la guerre de Crimée, nourrissait une certaine aversion contre le gouvernement autrichien (3); et le succès couronnait enfin leurs efforts. En effet, une dépêche de St. Pétersbourg, du 8 septembre, annonçait à Vienne que «l'empereur Alexandre et «son gouvernement désiraient sincèrement se réconcilier «tout à fait avec l'Autriche et ne plus interrompre les «rapports d'amitié qui devaient unir les deux puissances; «que, par conséquent, 011 disposerait toute chose pour «une prochaine conférence entre les deux empereurs.»

Effectivement, peu de jours après, arrivait à Vienne le comte de Toll, aide-de-camp de l'empereur Alexandre avec une lettre autographe qui invitait l'empereur Joseph

(1) Dép. de H. Loftus à Lord J. Russell. Vienne 18 oct.

(2) Moniteur du 13 sept. 1860.

(3) Corresp. viennoise du limes du 10 sept. 1860.

— 186—

à une conférence à Varsovie (1). Aussitôt toutes les correspondances répandirent la nouvelle de l'entrevue projetée entre les deux empereurs et le prince régent de Prusse. Les journaux les plus accrédités émirent l'opinion que la conférence de Varsovie serait le renouvellement d'une Sainte Alliance pour s'opposer à la politique de la France et aux projets ambitieux de la dynastie napoléonienne. C'est à quoi l'empereur des Français luimême avait fait allusion dans son discours à la Chambre de commerce de Marseille (2).

Cependant la Russie déclarait à la France que la conférence de Varsovie ne voulait rien ourdir d'hostile à son gouvernement, que les souverains qui s'y rendraient avec leurs ministres, ne s'y proposeraient au contraire que de préparer une entente générale de toutes les puissances dont assurément la France ne devait point être exclue (2). Le cabinet de Paris n'en comprit pas moins que les événements de l'Italie méridionale avaient fortement ému les cours européennes au sujet des attentats commis contre les droits des princes, et appelé leur attention sur la probabilité d'une agression contre la Vénétie, agression qu'annonçaient hautement les partisans de la révolte; si donc ces souverains se réunissaient à Varsovie, ce ne pouvait être que pour bien peser et garantir leurs communs intérêts, dans le cas où le Piémont assaillirait le quadrilatère. Le gouvernement français se hâta d'envoyer à la cour de Russie un Mémorandum où il exposa la manière dont il pourrait seconder les efforts des puissances réunies à Varsovie. Dans ce Mémorandum la France ne considérait que l'éventualité d'une attaque du Piémont contre la Vénétie,

(1) Dép. de Vienne du 17 sept. — (2) moniteur du 13 sept.

(3) Dép. du duc de Montebello W M. Thouvenel. St. Pétersbourg, 17 sept. — Exposé de la situation de l'Empire présenté au Sénat et au Corps Législatif. —Affaires étrangères.

— 187—

et déclarait qu'en cette hypothèse 1° la France ne donnerait aucun appui au Piémont; 2° que la Péninsule ne devrait pas retomber dans les conditions où elle se trouvait avant la guerre de 1859; qu'en tout cas, le traité de Villafranca et de Zurich servirait de base à la réorganisation de l'Italie et que la Lombardie demeurerait acquise au Piémont. 3° Que les questions relatives aux circonscriptions territoriales des États  de la Péninsule et au rétablissement de leurs souverains, seraient soumises à un congrès européen, et envisagées sous le double aspect des droits des souverains détrônés et des concessions nécessaires pour assurer la stabilité du nouvel ordre de choses. 4° Qu'en tout état de cause, le traité de Turin et la cession de la Savoie et de Nice à la France ne seraient l'objet d'aucune discussion au congrès (1).

La France avait à plusieurs reprises fait les mêmes déclarations, et surtout la note adressée, le 22 août, par M. Thouvenel au comte de Persigny pour être communiquée à Lord J. Russell, disait positivement: «Le gouvernement de l'Empereur doit à sa propre dignité de ne défendre en Italie que les actes qui y ont été accomplis avec son concours et son assentiment; c'est là une partie de sa tâche à laquelle il ne faillira pas.» Cela étant, le comte Appony, ambassadeur d'Autriche à Londres, avait fait des représentations au cabinet anglais contre l'injuste condition qui lui paraissait posée par la France, dans l'éventualité d'une guerre entre le Piémont et l'Autriche. — Le Piémont, disait-il, après avoir audacieusement violé le traité de Zurich, gagnerait encore la Vénétie à la victoire qu'il remporterait sur l'armée autrichienne; tandis que sa défaite ne le menacerait pas de perdre la Lombardie:

(1) Dép. de M. Thouvenel au duc de Montebello. Paris 35 sept. V. le Mémorandum a l'appendice de ce chap.

— 188—

l'Autriche, au contraire, qui depuis la paix de Villafranca n'a cessé de pratiquer une politique loyale et modérée n'aurait, même victorieuse, aucune compensation à espérer de l'injustice et de la violence dont elle serait l'objet. Le comte Appony avait en outre fait observer que cette assurance de ne pouvoir en aucun cas perdre la Lombardie, rendrait le Piémont plus hardi et plus confiant dans l'attaque des possessions autrichiennes (1). L'Angleterre avait paru reconnaître la justesse de ces remontrances et avait en conséquence représenté au gouvernement français que la garantie de la Lombardie encouragerait le Piémont à la guerre et que, d'ailleurs, la France ne s'était pas engagée par le traité de Zurich à sauver la Sardaigne des effets de sa propre imprudence.

Le comte de Rechberg s'était plaint de son côté au ministre anglais à Vienne de l'adhésion donnée par l'Angleterre à la résolution qu'annonçait la France de conserver la Lombardie au Piémont, quelque agressive que fût la conduite de ce dernier pays envers l'Autriche. Lord J. Russell envoya, en conséquence, au cabinet autrichien une note, où il déclara que le gouvernement d'Angleterre ne marchait pas d'accord avec celui de France sur le sort de la Lombardie en cas de guerre: il ne put s'empêcher toutefois de censurer le système administratif de l'Autriche dans ses provinces d'Italie, pour en conclure que les traités qui ne s'appuyaient pas sur le sentiment des populations ne portaient pas en eux des conditions de durée (1). Par là John Russell préparait le terrain à la justification du Piémont dans la violation flagrante qu'il avait faite et qu'il ferait encore du pacte solennellement juré à Zurich.

(1) Dép. de Lord J. Russell à II. Fane du 17 sept. 1860.

— 188—

Cependant les puissances qui avaient participé aux conférences de Varsovie désiraient pouvoir prendre pour bases d'une entente générale de tous les gouvernements les idées manifestées par la France dans le Mémorandum; mais le cabinet de Paris refusa d'envisager la question italienne à aucun point de vue qui ne serait pas entièrement conforme au Mémorandum (2). Les conférences de Varsovie eurent lieu après le 22 octobre et se terminèrent par le renouvellement et la confirmation des anciennes relations d'amitié de l'Autriche avec (a Russie. Les résolutions qui y furent prises demeurèrent enveloppées de mystère; la presse de tous pays se livra à ce sujet aux hypothèses les plus contradictoires et les plus exagérées. Le comte de Rechberg, dans une communication qu'il fit au corps diplomatique, déclara que les questions proposées par l'Autriche à la Russie et à la Prusse étaient les suivantes, savoir: 1° Si la Russie et la Prusse voulaient reconnaître les faits accomplis en Italie. 2° Dans la supposition que le Piémont viendrait attaquer l'Autriche et serait soutenu par une autre puissance, quelle deviendrait leur attitude. 3° Au cas où la guerre serait portée sur une autre partie du territoire de la confédération germanique, ce que ferait la Prusse (3). Nous ne connaissons pas officiellement quel a été le résultat des pourparlers de Varsovie. Il parait cependant hors de doute que la Prusse et peut-être encore toute la confédération germanique se sont alors plus que jamais accordées à soutenir l'Autriche, dès qu'une puissance étrangère l'attaquerait en Vénétie.

(1) Dép. de Lord J. Russell à M. Cowley du 29 oct. On y trouvera la note du 3 oct. adressée au comte de Rechberg, à Vienne.

(2) V. Exposé de la situation de l'Empire, t. c.

(3) Weiner Zeitung du 50 oct. 1860.

— 190—

Il est encore moins douteux que l'Autriche s'est alors de plus en plus raffermie dans la résolution de ne pas sortir de son attitude expectante, pendant qu'elle ne serait pas provoquée sur son propre territoire; c'est de quoi elle donna la formelle assurance au gouvernement français (1). Bien ne fut cependant décidé qui préparât de quelque manière un accord général des puissances et ouvrît la voie à un Congrès; et la principale raison en est, selon nous, le refus que fit la France de vouloir considérer la question italienne sous un autre point de vue que celui qu'elle avait exposé dans son Memorandum.

La révolution ayant obtenu que l'Autriche se renfermât dans l'immobilité de l'expectative, imagina et lança le projet d'une cession volontaire de la Vénétie au royaume Italien. Elle employa la presse, l'hypocrisie et le mensonge à former l'opinion publique dans ce sens; elle répandit le bruit que la diplomatie était toute en mouvement pour amener l'Autriche à cette humiliante cession, elle publia que cette puissance avait déjà entamé là dessus des négociations avec la France, etc. Mais la machine de ce genre qui fit le plus d'impression en Europe, ce fut vers le milieu de décembre l'apparition d'une brochure française intitulée: L'Empereur François I et l'Europe, brochure dont M. Emile Pereire passa pour être l'auteur. John Russell répondant à son ambassadeur à Paris, l'approuvait d'avoir signalé cette publication à son attention et ajoutait: «En ce temps-ci les brochures Le Pape et le Congrès a fait perdre au Pape plus de la moitié de ses doit mairies et

sont des événements et nous ne pouvons pas oublier que celle qui avait pour titre

(1) V. Exposé, 1. c.

— 191—

empêché la convocation du congrès européen (1).» Par cette brochure, Fauteur anonyme voulait persuader à l'Autriche de vendre la Vénétie au Piémont pour 600,000,000 de francs, et cette vente, selon lui, promettait la paix à l'Europe. Les journaux semiofficiels de France, surtout le Constitutionnel et la Patrie, mirent en usage toute leur éloquence pour répandre et accréditer ce projet de vente et l'Angleterre ne laissa pas, au moins indirectement, d'en insinuer la pensée à l'Autriche. Lord J. Russell ne nous a pas, il est vrai, fait connaître les dépêches et les instructions communiquées sur ce point à son représentant de Vienne; mais un seul document qui lui est tombé des mains et qui a été publié dans la correspondance présentée aux Chambres de Londres, nous en apprend assez. En effet, John Russell, dans cette dépêche du 18 décembre, adressée à M. Fane, après avoir rappelé d'abord que le gouvernement britannique avait, au mois d'août, déconseillé à Paris et à Turin une attaque contre la Vénétie et déclaré qu'il ne pouvait rien de plus, n'ayant pas l'intention de faire la guerre pour la défense de la Vénétie, continuait ainsi: «Mais l'Autriche est-elle sûre que la Hongrie voudra voter des hommes et de l'argent pour une guerre semblable, soit comme diète séparée, soit dans le Reichsrath (2)? Le cabinet de Vienne est-il sûr que les nouvelles et les plus populaires représentations des États  germaniques consentiront à voter d'abondants secours pour une guerre en Italie? Ces questions méritent de sa part la plus sérieuse attention.»

(1) Dép. de Lord J. Russell à M. Cowley da U déc.

(2) Conseil de l'Empire.

— 192—

Or si l'Autriche ne pouvait pas défendre la Vénétie, comme le pensait John Russell, à cause de l'opposition présumée des Parlements germaniques et hongrois, que fallait-il en conclure, sinon la session ou la vente de cette province? L'Autriche a cependant repoussé, avec une énergique fermeté, des conseils si étranges et si dés honorauts. Le comte Rechberg, dans une conversation avec Lord Loftus, lui déclara ouvertement combien il était contraire, même à l'idée d'une cession ou d'une vente de la Vénétie, et il le remercia de n'avoir jamais touché pareille question; puis, quandje parti révolutionnaire entretint le public de la démission du comte de Rechberg, le gouvernement autrichien voulut démentir officiellement cette nouvelle, afin de protester contre les bruits calomnieux qui le supposaient disposé à faire cession ou à trafiquer de la Vénétie. M. Schmerling, entré dans le ministère, ne tarda pas, malgré ses principes libéraux, à faire perdre à la révolution toute espérance de pouvoir obtenir la Vénétie par un marché quelconque (1). Et quant à l'obtenir par force, la révolution n'avait pas sujet d'y avoir plus de confiance, sachant bien que ses armées seraient détruites au milieu du fameux quadrilatère et que le nouveau ministère de Rechberg et de Schmerling était prêt à tout événement (2).

(1) V. la corresp. de Vienne du Sjanv. 1861 dans le Times. L'Ost Deutsche Post du 23 déc. parlant de cette proposition de l'achat du royaume vénitien mise en avant par la brochure: L'Empereur François I et l'Europe, rappelait qu'au mois de sept. 1860, quelques diplomates, ayant proposé ce marché à l'Autriche, lui avaient offert uu milliard. M. Em. Pereire réduisait la somme à 600 millions;et le Parlement italien la ferait certainement descendre & zéro.

(2) V. la corresp. de Vienne du 16 déc. à la Boersenhall de Francfort.


vai su


Chapitre XXXII.
MANIFESTE DU ROI FRANÇOIS II A SES PEUPLES. — RÉACTIONS DANS LES DEUX SICILES.

Nous avons touché, au ch. XXIX,. les principales raisons du mécontentement général qui s'élevait et grandissait dans le royaume des Deux Siciles. La dictature et la lieutenance de Farini n'avaient su que désorganiser l'Etat, renverser toutes les barrières qui s'opposaient à la corruption et au désordre, et laisser enfin libre cours à la plus effroyable anarchie.

Les 65 millions de francs, trouvés par Garibaldi dans le Trésor de Naples, avaient été dissipés en quatre mois, sans profit pour ces malheureuses populations (1). Afin de rétablir les finances publiques, il fallut recourir au système des spoliations que le chevalier Nigra poursuivit sous le masque du prince de Carignan et d'après les ordres de Cavour; c'est donc ce système, le seul organisé par les nouveaux maîtres de Naples, qui devait refaire le trésor complètement vidé. — Du reste, les vols se commettaient partout avec la dernière effronterie; les assassinats, à Naples seulement, s'élevèrent, en jours, au nombre de 43; et, à Palerme, dans la première quinzaine de janvier, on en compta 85: le manque de travail était général; la cherté des vivres excessive; la misère et le désespoir du peuple étaient au comble.

(1) V. le document publié dans le Monde du ¿8 mars 1861. C'est le rapport officiel des livres de compte du Trésor de Naples du 5 sept, au 30 déc.

— 194—

Dans un royaume si riche et si prospère peu de temps auparavant, les caisses publiques se trouvaient en si mauvais état que le gouvernement était forcé d'ouvrir une souscription publique pour donner du travail au peuple; remède inefficace et non proportionné aux plaies profondes et incurables que lui avaient faites la révolution.

Cette déplorable situation, jointe à la perte de l'indépendance nationale et au mépris avec lequel les Piémontais regardèrent les provinces conquises, réveillait enfin les populations de la surprise et de la crainte qui avaient subjugué les esprits, et les faisait sortir de leur abattement: elles commencèrent à voir dans les Piémontais un peuple étranger qui les asservissait, dans leurs nouveaux gouvernants des oppresseurs, dans les nouveaux statuts le joug étranger qui courbait leurs têtes, dans les rnaux de l'Etat les effets du honteux esclavage où ils languissaient. Ces sentiments pénétrèrent de plus en plus au sein des masses, ils se propagèrent comme un courant électrique d'un bout du royaume à l'autre, ranimèrent le courage des timides et des faibles, enflammèrent jusqu'aux lâches et aux indifférents et se communiquèrent même à ceux qui avaient outragé précédemment la dynastie des Bourbons. En attendant, tous les yeux restaient tournés vers Gaële, vers le fils de la sainte, qui, devenu plus grand dans l'adversité, défendait héroïquement sur les rochers, de sa forteresse, l'honneur de la monarchie et l'indépendance de la nation; tous les yeux se tournaient vers le roi légitime dont la couronne jetait un si noble éclat sur tous les princes de l'Europe. Le peuple l'appelait de toute l'ardeur de ses vœux et il dédaignait de se plier sous le nouveau conquérant qui était venu le dépouiller de sa grandeur et de sa nationalité.

— 195—

Le jeune souverain n'ignorait pas les sentiments de ses sujets; son cœur répondait à leurs vœux et à leurs aspirations: au milieu de la grêle de balles et de bombes que faisaient pleuvoir autour de lui les bataillons de la Sardaigne, ses sujets bien-aimés tenaient la première place dans ses pensées, la première place dans ses affections; c'étaient eux qui l'affermissaient contre les épreuves et qui lui «donnaient une bravoure sans égale au milieu des plus terribles dangers. Le 8 décembre, jour consacré à la Vierge Immaculée et que bien des titres ont rendu particulièrement cher au peuple des Deux Siciles, François II voulut faire entendre à ses sujets sa voix de roi et de père et leur exprimer tout ce qu'il y avait de tendresse et de dévouement dans son cœur. Le manifeste, adressé à cette date aux habitants des Deux Siciles, est si noble, si plein de sentiments généreux et sublimes, que nous ne croyons pas devoir le reléguer dans les pièces justificatives de notre histoire; ce manifeste constitue la garantie de la réconciliation du prince avec son peuple et la charte de la liberté et de l'indépendance des Deux Siciles. il est conçu en ces termes:

Gaètc, 8 décembre 1860.

Peuples des Deux Siciles,

«De cette place où je défends, plus que ma couronne, l'indépendance de la patrie commune, votre souverain élève la voix pour vous consoler dans vos misères et pour vous promettre des temps plus heureux. Trahis également, également dépouillés, nous nous relèverons ensemble de nos infortunes. L'œuvre de l'iniquité n'a jamais duré longtemps, et les usurpations ne sont pas éternelles.

«J'ai laissé tomber dans le mépris les calomnies, j'ai regardé avec dédain les trahisons, tant que trahisons et calomnies se sont attaquées seulement à ma personne.

— 196—

J'ai combattu non pour moi, mais pour l'honneur du nom que nous portons. Mais quand je vois mes sujets bien«aimés en proie à tous les maux de la domination étrangère, quand je les vois, peuples conquis, porter leur sang et leurs biens en d'autres pays, et que je les vois fouler aux pieds par un peuple étranger, mon cœur napolitain bat d'indignation dans ma poitrine, et je ne suis consolé que par la loyauté de ma brave armée, que par le spectacle des nobles protestations qui de tous les points du royaume s'élèvent contre le triomphe de la violence et de la fourberie.

Je suis napolitain; né parmi vous, je n'ai pas respiré un autre air, je n'ai pas vu d'autres pays, je ne connais pas d'autre sol que le sol natal. Toutes mes affections sont dans le royaume; vos coutumes sont mes coutumes, votre langue est ma langue, vos ambitions sont mes ambitions. Héritier d'une antique dynastie qui pendant de longues a années régna sur ces belles contrées, après en avoir reconstitué l'indépendance et l'autonomie, je ne viens pas, après avoir dépouillé les orphelins de leur patrimoine et l'église de ses biens, m'emparer par la force étrangère de la plus délicieuse partie de l'Italie. Je suis un prince qui est vôtre et qui a tout sacrifié à son désir de conserver parmi ses sujets la paix, la concorde et la prospérité.

Le monde entier l'a vu: pour ne point verser le sang, j'ai préféré risquer ma couronne. Les traîtres, payés par l'ennemi étranger, s'asseyaient dans mon conseil à côté des fidèles serviteurs; avec la sincérité de mon cœur, je ne pouvais croire à la trahison.

— 197—

Il m'en coûtait trop de punir; je souffrais d'ouvrir, après tant de malheurs, une ère de persécutions; et ainsi la déloyauté de quelques uns et ma  clémence ont facilité l'invasion, qui s'est opérée par le moyen des aventuriers, puis en paralysant la fidélité de mes peuples et la valeur de mes soldats.»

En butte à de continuelles conspirations, je n'ai pas fait verser une goutte de sang,et l'on a accusé ma conduite de faiblesse. Si l'amour le plus tendre pour mes sujets, si la confiance naturelle de la jeunesse dans l'honnêteté d'autrui, si l'horreur instinctive du sang, méritent ce nom, oui, certes, j'ai été faible. Au moment où la ruine de mes ennemis était sûre, j'ai arrêté le bras de mes généraux pour ne pas consommer la destruction de Palerme. J'ai préféré abandonner Naples, ma maison, ma capitale chérie, sans être chassé par vous, pour ne pas l'exposer aux horreurs d'un bombardement comme ceux qui ont eu lieu plus tard à Capoue et à Ancône. J'ai cru de bonne foi que le roi de Piémont, qui se disait mon frère et mon ami, qui me protestait qu'il désapprouvait l'invasion de Garibaldi, qui négociait avec mon gouvernement une alliance intime pour les vrais intérêts de l'Italie, n'aurait pas rompu tous les traités et violé toutes les lois pour envahir mes États  en pleine paix, sans motifs ni déclaration de guerre. Ce sont là mes torts; je préfère mes infortunes aux triomphes de mes adversaires.»

J'avais donné une amnistie, j'avais ouvert les portes de la patrie à tous les exilés, j'avais accordé à mes peuples une constitution; je n'ai certes point manqué âmes promesses. Je me préparais à garantir à la Sicile des institutions libres qui auraient consacré, avec un parlement séparé, son indépendance administrative et économique, et écarté d'un seul coup tous les motifs de défiance et de mécontentement.

— 198—

J'avais appelé dans mes conseils les hommes qui me semblaient les plus acceptables par l'opinion publique en ces circonstances, et autant que me la permis l'incessante agression dont je suis devenu la victime, j'ai travaillé avec ardeur aux réformes, au progrès, à la prospérité de notre commun pays.

«Ce ne sont pas les discordes intestines qu m'arrachent mon royaume, mais je suis vaincu par l'injustifiable invasion d'ûn ennemi étranger. Les Deux Siciles, à l'exception de Gaëte et de Messine, ces derniers asiles de leur indépendance, se trouvent aux mains du Piémont. Qu'est-ce que cette révolution a procuré aux peuples de Naples et de Sicile? Voyez la situation que présente le pays. Les finances, naguère si florissantes, sont complètement ruinées, l'administration est un chaos, la sécurité individuelle n'existe pas. Les prisons sont pleines de suspects; au lieu de la liberté, l'état de siège règne dans les provinces, et un général étranger publie la loi martiale, décrète la fusillade instantanée pour tous ceux de mes sujets qui né s'inclinent pas devant le drapeau de la Sardaigne. L'assassinat est récompensé le régicide obtient l'apothéose; le respect au culte saint de nos pères est appelé fanatisme; les promoteurs de la guerre civile, les traîtres à leur. pays reçoivent des pensions que paie le pacifique contribuable. L'anarchie est partout. Des aventuriers étrangers ont mis la main sur tout pour satisfaire l'avidité ou les passions de leurs compagnons. Des hommes qui n'ont jamais vu cette partie de l'Italie ou qui, dans une longue absence, en ont oublié les besoins, constituent notre gouvernement. Au lieu des libres institutions que je vous avais données et que je désirais développer, vous avez eu la dictature la plus effrénée, et la loi martiale remplace maintenant la constitution.

— 199—

Sous les coups de vos dominateurs disparaît l'antique monarchie de Roger et de Charles III, et les Deux Siciles ont été déclarées provinces d'un royaume lointain. Naples et Palerme seront gouvernées par des préfets venus de Turin.»

«Il y a un remède à ces maux et aux calamités plus grandes encore que je prévois; la concorde, la résolution, la foi dans l'avenir. Unissez vous autour du trône de vos pères. Que l'oubli couvre pour toujours les erreurs de tous; que le passé ne soit jamais un prétexte de vengeance, mais une leçon salutaire pour l'avenir. J'ai confiance dans la Providence, et, quel que soit mon sort, je resterai fidèle à mes peuples comme aux institutions que je. leur ai accordées. Indépendance administrative et économique entre les Deux Siciles, avec des parlements séparés, amnistie complète pour tous les faits politiques, tel est mon pro: gramme. Hors de ces bases, il ne restera. pour le pays que despotisme et anarchie.»

«Défenseur de l indépendance de la patrie, je demeure et combats ici pour ne point, abandonner un dépôt si saint et si cher. Si l'autorité retourne dans mes mains, ce sera pour protéger tous les droits, respecter toutes, les propriétés, garantir les personnes et les biens de mes sujets contre toute sorte d'oppression et de pillage. Si la Providence,, dans ses profonds desseins, permet que le dernier boulevard de la monarchie tombe sous les coups d'un ennemi, étranger, je me retirerai avec la conscience sans reproche, avec une foi inébranlable, avec une résolution immuable, et, en attendant l'heure véritable de la justice, je ferai les vœux les plus fervents pour la prospérité de ma patrie, «pour la félicité de ces peuples qui forment la plus grande «et la plus chére portion de ma famille.»

— 200—

«Le Dieu tout puissant, la Vierge immaculée et invincible, protectrice de notre pays, soutiendront notre cause commune.»

«François.»

Ce langage magnanime et sincère ne pouvait qu'aller au cœur du peuple des Deux Siciles. Il n'y eut pas une famille, surtout à Naples, qui ne se procurât une copie du manifeste. Malgré les perquisitions et les rigueurs de la police de Spaventa, on en fit, dans la capitale même, plusieurs éditions; il fut collé sur les murs, vendu et distribué dans tout le royaume. Tous juraient d'assister leur souverain dans l'œuvre de la réaction contre le joug étranger. L'agitation croissait et prenait des proportions gigantesques dans le royaume de Naples; elle se répandait de même dans les provinces de Sicile; le désappointement devenait général; personne n'était plus dupe des fallacieuses promesses du Piémont. Les libéraux mêmes, si favorables au mouvement, les libéraux mêmes, ceux du moins qui n'étaient pas tombés corps et âme au pouvoir des sociétés secrètes, acceptaient le manifeste du roi François et y voyaient la vraie restauration de leur monarchie. Ces idées et ces sentiments gagnaient de plus en plus les masses et la réaction morale pouvait se dire accomplie dans le royaume tout entier. Le gouvernement de Farini tombait dans un mépris qui allait croissant et était en butte aux insultes et aux dérisions de la multitude; le peuple de Naples criait publiquement après le retour de son roi et applaudissait bruyamment dans les voies publiques, dans les théâtres et dans les cafés son héroïsme et celui de la reine Sophie. Vers la fin de décembre, l'orage grondait de toutes parts; la réaction matérielle allait suivre celle des idées et devenir un fait général (1).

Le 21, le 23 et le 25 décembre, il v eut dans la ville de Naples des démonstrations partielles au cri de:

— 201—

«Vive François II;» mais le 29, on eût dit que toute la population de cette grande capitale s'était soulevée pour redemander, de la manière la plus solennelle, son légitime et bien aimé souverain. A 8 heures du soir, tout le peuple du quartier La Margellina s'insurgea en criant: «Hors d'ici, le larron, l'usurpateur; nous voulons notre roi.» Les lanciers piémontais, accourus au bruit de ces démonstrations menaçantes, furent reçus à coups de pierre et forcés de reculer. En même temps la population se rassemblait sur la place Capella et faisait retentir les mêmes cris; il en était de même dans le quartier Pennino, au Marché et à la Madeleine, où la cavalerie piémontaise fut gravement insultée et repoussée. A 8 heures et demie, tout le Toledo était plein de réactionnaires, et tel était leur nombre, que la circulation devenait impossible dans cette rue, qui est la plus grande de Naples. Les cris proférés étaient: «A bas le gâlant-homme; vive François II!» Le 31 du même mois, la même manifestation allait se renouveler; la foule réunie au pont de la Madeleine s'avançait pour se réunir à celle qui descendait du quartier Pennino et du Mercata; mais la cavalerie piémontaise empêcha cette jonction, quoiqu'elle n'osât pas employer la force contre le rassemblement populaire.

(1) A cette époque un diplomate étranger qui habitait Naples et dont le nom ne se trouve pas dans la correspondance publiée par le Monde du Ier janv. 1861, écrivait ce qui suit: «Ici tout continue!i aller aussi mal qut possible, le mécontentement est «général, les réactions sont partout dans les provinces, et les hommes d'État de «Turin, aussi bien que les hommes d'État piémontaises (les émigrés), s'usent visiblement, non seulement eux, mais aussi le roi galant homme, et les Piémontais eu généra), se dépopularisent quotidiennement...»

— 202—

L'irritation cependant croissait dans la multitude, l'arrivée des soldats renvoyés de Gaëte inspirait de vives inquiétudes à Spaventa, ministre de la police et au gouvernement de Farini; tout faisait prévoir une prochaine et redoutable insurrection; Farini espéra la prévenir, en décrétant d'arrestation quelques chefs du parti républicain et quelques uns de l'armée licenciée par François II; il fit aussi emprisonner beaucoup de réactionnaires et menaça les Napolitains de mettre leur ville en état de siège; mais à quoi bon, si toute la population de la capitale appartenait à la réaction et réclamait, avec l'indépendance, son roi légitime? «Quand je quittai Gênes pour me rendre ici,» écrivait alors de Naples un Mazzinien (1), «si quelqu'un m'avait parlé de la possibilité du retour du Bourbon à Naples, je l'aurais pris pour un fou; et cependant je ne saurais dire en vérité si, dans le cas où mon absence devrait se prolonger, je pourrais m'en retourner tranquille. Si tu avais été aujourd'hui à Naples, si tu avais pu interroger cette population, tu aurais cru que nous sommes à la veille d'une révolution et delà contrerévolution la plus odieuse et la plus funeste à la sainte cause défendue jusqu'à ce jour au prix de tant de courage et de tant de sacrifices î

«On me disait naguère que ce pays était divisé en trois partis: les républicains, les muratistes et les réactionnaires ou les bourhonniens; mais au fait, il n'y en a qu'un seul qui domine, qui a en main les moyens les plus puissants, qui compte dans ses rangs tout le peuple et les quatre cinquièmes de la classe qui s'appelle instruite et aisée, et ce parti, c'est le parti réactionnaire, le parti des Bourbons.»

(1) Lettre de Naples du 3 janv. 1861 dans la Goutte du peuple de Milan, journal mazzinien.

— 203—

De pareils aveux étaient communiqués aux journaux de France et d'Angleterre, sans en excepter les plus révolutionnaires. Le 2 janvier, on s'attendait donc à une insurrection générale dans cette capitale, d'autant plus qu'une députation était, vers cette époque, partie de Naples pour Gaëte, avec mission de promettre au roi François la faveur et l'appui du peuple dans la restauration de la monarchie.

Ces mouvements ne se bornaient pas à Naples, ils étaient communs à toutes les provinces, qui couraient aux armes et remplaçaient, par l'étendard de François, les insignes de la maison de Savoie. Dès le 10 décembre, la réaction s'était manifestée à Maddaloni et le peuple avait assailli, à main armée, la garde nationale, qui tenait en partie pour le nouveau gouvernement.

Le 18, les mêmes faits s'étaient reproduits à Caserte, où l'on avait désarmé les Garibaldiens et la garde nationale, qui voulaient s'opposer au mouvement populaire. Le 28, la réaction se montrait formidable à St. Marie de Capoue, qui servait cependant de quartier général aux Garibaldiens. Le 29, elle éclatait à Nocera; elle se propageait les jours suivants à Torre del Greco, à Torre délia Nunziata, à Rasina, à Portici, à S. Giovanno, à Peduccio, sur toute la ligne du chemin de fer de Castellamare. En même temps, une réaction sanglante s'allumait à Bitonto et dans toute la province de Bari: Avellino était déjà en feu, en feu aussi les Calabres et la plupart des Abruzzes où l'insurrection royaliste, suivant les propres aveux des journaux de Naples, avait pris, vers la fin de décembre, des proportions gigantesques. Il n'y avait pas de jour oit le gouvernement de Naples ne reçût des dépêches, lui annonçant de nouveaux soulèvements; pas de jour où Spaventa n'eût à expédier des ordres sévères, des mesures de rigueur, qui ne pouvaient être mises à exécution.

— 204—

Au commencement de janvier, un officier napolitain, à la tête de 300 bersaglieri, investissait Teramo, y battait les forces réunies des Piémontais et de la garde nationale, y mettait en liberté 700 détenus politiques et s'en emparait au nom de François II. De la province de Teramo, qui est l'Abruzze ultérieure première, le mouvement passait à la province d'Aquila, qui est l'Abruzze ultérieure seconde et à celle de Chiesti, qui est l'Abruzze citérieure; toutes les Abruzzes, en un mot, s'insurgeaient en armes; chaque citoyen se transformait en soldat, et hommes et femmes se soulevaient impétueusement contre les Piémontais au cri de: «Vive François II!»

Le plébéien Chiavone prenait le commandement des bandes armées de paysans qui se fortifiaient dans les montagnes. Mecoli, à la tête d'une autre colonne de 4 à 8 mille hommes, chassait les Piémontais et arborait au sein des villes affranchies le drapeau bourbonien. D'autres bandes s'organisaient encore, et allaient se renforçant des troupes régulières qui passaient la frontière des États  de l'Église, pour réchauffer la réaction et se mettaient sous la conduite d'officiers expérimentés. Le mouvement des Abruzzes et l'irritation des habitants ont été comparés par un voyageur à ce qui eut lieu en Espagne en 1808 et en 1814, et si la réaction eût été pourvue à temps des ressources nécessaires et mieux dirigée, elle eût certainement menacé l'existence du nouveau gouvernement de Naples. Depuis la fin de décembre, la province d'Ascoli, des Etats Romains, s'était aussi insurgée et avait juré deverser son sang pour la domination des pontifes; le mouvement gagnait d'un autre côté la Terre de Labour, la principauté ultérieure et la Capitanato.

— 205—

Dans les trois Calabres, ayant pour centre Cantanzaro, la révolution s'était organisée, quelques bataillons s'étaient formés des troupes de Gaëte où l'on avait, dès la fin de décembre, envoyé une députation faire acte d'obéissance au roi légitime. Le feu des Calabres s'était étendu à la province de la Basilicate et il se communiquait de proche en proche, rencontrant partout sur son passage des éléments qui l'entretenaient et en formaient un terrible incendie. En un mot, sur la fin de décembre et dans la première moitié de janvier, la réaction se manifesta sur tous les points du pays, dans chaque ville, dans chaque bourg, dans chaque village du royaume de Naples; la garde nationale, bien que composée en grande partie d'Annexionnistes et de Mazziniens, se divisait partout et dans quelques communes se déclarait entièrement pour la dynastie de François II (1),de telle façon que le gouvernement piémontais de Naples ne s'étendait, vers les premiers jours de janvier, qu'à la capitale qui n'avait pas encore pris les armes à cause de l'indécision delà garde nationale où Liborio Romano, en l'organisant, avait fait entrer bon nombre de Mazziniens et d'Annexionnistes (2). Voilà la preuve évidente de l'unanimité avec laquelle ces populations trahies avaient répudié leur ancienne monarchie et voté l'annexion au Piémont! Cette fois le sentiment des peuples du royaume de Naples apparaissait dans tout son éclat, les réactions étaient universelles;

(1) Ces renseignements sont exacts et indubitables, nous ne les tenons pas. seulement des correspondances privées, mais encore de documents officiels reçus par le gouvernement de Naples. Les journaux révolutionnaires n'osant pas les contester, ont essayé d'en rendre responsable la présence de la flotte française à Gaëte.

(2) V. la circulaire du 20 déc. publiée par le Monde du 5 janv. dans une corresp. de Naples.

— 206—

elles se produisaient comme conséquence du sentiment national, et non des complots ou des manœuvres dirigées de Gaëte ou de Rome, comme l'imaginait Spaventa et comme le publiait la presse révolutionnaire. Si Rome ou Gaëte avait aussitôt pris à tâche de conduire, d'organiser et de concentrer les forces de la réaction, la croix de Savoie ne flotterait plus dans la capitale de ce royaume qu'elle avilit.

Cependant, le gouvernement de Farini était atterré. Spaventa, le directeur en chef de la police, ne pouvait dissimuler son effroi dans les circulaires et les dépêches sans nombre qu'il adressait alors à ses agents; il décrétait d'arrestation tous les suspects, ordonnait la capture de tous les officiers et sousofficiers de l'ancienne armée du roi de Naples, avertissait le questeur (circulaire du 7 janvier), que les soldats licenciés par François 11, avaient reçu des manifestes ainsi que des signes de ralliement et prêté des serments contraires au nouvel ordre de choses; que les officiers avaient reçu de l'ex-roi des instructions secrètes; qu'il fallait veiller en conséquence. Le 4 janvier, il avait écrit au général délia Rocca de faire exécuter par la force le décret du ministre de la guerre, qui avait appelé au service militaire les diverses classes de l'armée bourbonnienne; laquelle, disséminée dans les campagnes ou jointe aux réactionnaires des villes, était d'un grave embarras pour l'administration. Puis, dans une lettre à Farini, il lui annonçait que la révolution avait éclaté sur tous les points du royaume, que la ruine était certaine, si l'on n'envoyait pas des forces imposantes dans les Abruzzes et dans les Calabres.

— 207—

Depuis le mois de novembre, le général Pinelli avait amené dans les Abruzzes une forte colonne, chargée de soumettre à tout prix les habitants de ces provinces au gouvernement qu'ils n'avaient jamais désiré et qu'ils abhorraient plus que jamais. Le général piémontais, à peine arrivé, étendit sur cinq provinces un rigoureux état de siège que Cialdini avait annoncé implicitement dans sa fameuse dépêche du 20 octobre; il décréta en même temps que «1° quiconque serait trouvé possesseur d'armes à feu ou d'autres armes de défense, sans y avoir été autorisé par les pouvoirs constitués, serait fusillé immédiatement. 2° Qu'immédiatement fusillé serait aussi quiconque aurait par ses discours, par des distributions d'argent ou par tout autre moyen excité les habitants à la révolte. 3° Que la même peine serait appliquée à tous ceux qui, en actes ou en paroles, auraient insulté les armes de Savoie, le portrait du roi (Victor Emmanuel) ou la bannière nationale de l'Italie.» Cette proclamation, bien que modifiée dans sa dernière partie par Farini, sur les réclamations de la presse étrangère, fit couler des flots de sang dans ces malheureuses provinces et désola cruellement un grand nombre de familles,dont tout le crime était de n'avoir pas voulu prendre part à la plus révoltante iniquité. Mais ce sang généreux, sorti des veines d'un peuple indigné, avait servi d'aliment à une réaction terrible, c'est pourquoi les troupes de Pinelli s'étaient vu assaillir impétueusement parles gens du pays, contraindre à lever le siège de la forteresse de Civitella del Tronto et horriblement décimer dans des combats acharnés.

— 208—

Les bataillons de gardes nationaux, qui avaient été mobilisés dans l'Italie du Nord, dans l'Italie du Sud, et dans les provinces mêmes du royaume de Naples, n'avaient point suffi à arrêter ce mouvement insurrectionnel, ardent comme la tempête et universel comme les ressentiments qui le produisaient; ces bataillons essuyèrent à leur tour des pertes immenses. — Enfin tout menaçait ruine.










vai su









Ai sensi della legge n.62 del 7 marzo 2001 il presente sito non costituisce testata giornalistica.
Eleaml viene aggiornato secondo la disponibilità del materiale e del Webm@ster.