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HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1860 EN SICILE.

DE SES CAUSES ET DE SES EFFETS DANS LA RÉVOLUTION GÉNÉRALE DE L'ITALIE
PAR

l'Abbè Paul Bottalla.

ÉDITION ORIGINALE FRANÇAISE

Par M. J. GAVARD.

Ouvre la bouche

Et ne cache pas ce que je ne cache pas moimême.

 (Dante, Paradis, Ch. XXVII. )

TOME PREMIER.

BRUXELLES

H. GOEMAERE, IMPRIMEUR ÉDITEUR

RUE DE LA MONTAGNE, 52.

1861

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Histoire de la révolution de 1860 en Sicile. De ses causes et de ses effets

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Histoire de la révolution de 1860 en Sicile. De ses causes et de ses effets

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CHAPITRE XXXIII. - Réactions et combats des Abruzzes jusqu'à la fin de février. —Mouvements de Sicile. — Bases du statut pour cette ile

209

CHAPITRE XXXIV. - Siège de Gaëte jusqu'à l'armistice du 9 janvier 1861

233

CHAPITRE XXXV. - Derniers combats à Gaëte et capitulation de la place. — Départ du roi des Deux Siciles

243

CHAPITRE XXXVI. - Actes relatifs à la capitulation de Gaëte. — Reddition définitive de Messine et de Civitella del Tronto. — Suppression de l'ambassade napolitaine en Angleterre. — Sympathies de l'Europe pour François II

264

CHAPITRE XXXVII. - La fusion et la confédéral ion d'Italie

279

CHAPITRE XXXVIII. - La question romaine. —Les accusations contre le pouvoir du Pape. — Les réformes. — L’existence des États  de l’Église

306

CHAPITRE XXXIX. - La vi aie grandeur de l'Italie et l'action du catholicisme

343

CHAPITRE XL. - Conclusion. — La vraie plaie des sociétés modernes et son remède

364

APPENDICES DU TOME SECOND

379


Chapitre XXXIII.
RÉACTIONS ET COMBATS DES ABRUZZES JUSQU'À LA FIN DE FÉVRIER. —MOUVEMENTS DE SICILE.
—BASES DU STATUT POUR CETTE ILE.

L'ensemble de cette situation avait fait concevoir de grandes appréhensions au gouvernement de Turin, et la conservation des provinces conquises dans le royaume de Naples lui paraissait à peine possible; il prenait donc le parti de faire occuper militairement tout ce royaume et d'y proclamer partout l'état de siège; mais aucun des braves généraux du Piémont, ni La Marmora, ni un autre ne voulait accepter cette odieuse mission; ni Ratazzi, proposé pour le gouvernement de ce pays à la place de Farini, ne voulait assumer pareille responsabilité. On résolut donc d'y envoyer, comme essai, le prince de Carignan, cousin du roi Victor Emmanuel, avec le chevalier Nigra pour secrétaire et pour gouverneur de fait. Le prince arrivé en toute hâte à Naples, le 12 janvier, et accueilli par les salves d'artillerie de la marine anglaise, adressa'  de suite au peuple napolitain une proclamation, dans laquelle il annonçait qu'il était venu hâter l'œuvre de l'unification italienne et conserver l'ordre public; qu'il respecterait l'Église et ses ministres, à la condition pourtant que le clergé obéirait au roi et aux lois; il promettait ensuite des réformes administratives, il exprimait enfin la confiance que Gaëte ne tarderait pas à succomber et que les provinces verraient bientôt renaître la paix et la tranquillité. Il appelait de nouveau Liborio au ministère et s'employait à ce que partout la réaction populaire fût comprimée et détruite.

— 210—

La police devint alors à Naples ce qu'elle n'avait jamais été aux plus mauvaises époques du gouvernement des Bourbons ou des princes les plus despotes. La loi contre les suspects fut exécutée dans toute sa terrible rigueur; l'espionnage ne connut plus de bornes; une parole, même modérée, adressée à un ami dans la rue ou dans un café, méritait la prison et pis encore; et durant le seul mois de janvier les seules prisons de Naples comptaient jusqu'à 10,000 détenus politiques, parmi lesquels 43 religieux et ecclésiastiques. Ainsi le gouvernement piémontais renouvelait dans une mesure beaucoup plus exorbitante, et pour la défense d'un pouvoir illégitime, ces dispositions de police qui lui avaient fait traiter le gouvernement des Bourbons de tyrannique et d'exécrable.

On dépêchait simultanément des troupes dans les Abruzzes et dans les Calabres, en telle quantité qu'il fallut confier les forteresses à la garde nationale. Mais un régiment, qui tenta un débarquement à Reggio, fut assailli par les habitants, mis en déroute et forcé de se retirer en désordre du côté de Catanzaro.

D'autre part, il fut impossible aux Piémontais de traverser les positions du mont Avellino, tous les passages en ayant été barricadés et fortifiés. Us durent prendre d'autres chemins plus difficiles et moins directs. Cependant la garnison d'Ancône, qui se composait alors d'un seul régiment, reçut l'ordre de s'embarquer, de prendre terre au petit port de Giulianova sur l'Adriatique et de marcher de là vers Ascoli et l'Abruzze ultérieure (1).

— 211—

Mais il lui fallut attendre le renfort de deux autres bataillons qu'on lui expédia de Rieti, avant de pénétrer dans la province d'Ascoli dont la révolution était redoutable (2).

Sur ces entrefaites, une nouvelle bande de soldats napolitains, qui était entrée dans les Abruzzes, vers le milieu de janvier, en poussant le cri de guerre: «Dieu et le roi François II,» parvenait à Carsolo; elle se renforçait des paysans armés qui accouraient de toutes parts les recevoir, et se réunir à eux au cri de: «vive François II;» de toutes parts de petits corps de Piémontais offraient de se rendre, moyennant la vie sauve; cette colonne de braves alla s'organisant toujours mieux sous la conduite du général Lovera et d'autres braves officiers du roi de Naples; arrivée à Tagliacozzo, elle y attaqua les Piémontais qui refusaient d'évacuer la ville, les dispersa après une heure et demie de combat, et s'empara de cette commune qui leur rappelait un fait illustre dans l'histoire de leur royaume. Le corps du général Pinelli se retira alors sur Avezzano au nord-ouest du lac de Celano et y dépêcha de nouveaux renforts, parce qu'il serait devenu très difficile aux Piémontais de s'opposer aux progrès de la révolution, si les royaux se rendaient une fois maîtres de cette forte et importante position. Un corps d'armée considérable marcha donc en toute hâte dans la direction d'Avezzano et le général Cialdini ordonna immédiatement au général Sonnaz de se porter sur Sora avec une brigade et une batterie complète de canons rayés (3). Cependant la colonne de Lovera, avant eu connaissance des renforts envoyés an général Pinelli et ayant éprouvé la difficulté de surprendre Avezzano,

(1) v. la Patrie du 14 janv. 1861.

(2) Dép. d'Ancóne du 18 janv.

(3) V. le Corrière mercantile de Gênes au 19 janv. 1861 et la corresp. du Monde au 21 janv.

— 212—

fut forcée de se retirer à Carsoli (1). Le général Pinelli ainsi dégagé d'une situation difficile recommença ses expéditions de meurtre et de sang. Après avoir fait fusiller à Avezzano vingt-huit suspects ou coupables de réaction, Pinelli se jeta le 23 sur Suacula à quelques milles d'Avezzano, et ayant appris la défaite d'une des colonnes piémontaises, il fit fusiller plus de cinquante hommes qu'il retenait comme prisonniers de guerre et parmi lesquels se trouvaient deux prêtres, trois femmes et deux enfants. Des deux prêtres l'un était l'aumônier du corps napolitain; son nom était Gennaro d'Orsi. Ce généreux ecclésiastique, conduit au lieu du supplice où quarante-sept de ses compagnons venaient de tomber victimes d'affreux bourreaux, une vile soldatesque le chargea d'infâmes outrages et ne cessa de le tourmenter jusqu'au dernier souffle de sa vie. Mais le pieux d'Orsi leur disait avec le courage d'un héros chrétien: «Vous ne me faites pas peur; vous ne m'inspirez que de la pitié.» Atteint de huit coups de mousquet et couvert de blessures sans nombre, il recueillit encore le reste de ses forces, se souleva de terre et répéta d'une vois ferme à ses bourreaux: «Je ne vous crains pas.» Ceux-ci, tout grossiers qu'ils étaient, demeurèrent un instant frappés du courage et de la fermeté du généreux martyr; puis, possédés de je ne sais quelle fureur diabolique, ils se jetèrent sur le corps presque inanimé du héros, lui déchirèrent la poitrine et en retirèrent un crucifix: «Voilà la cause» s'écrièrent ils avec rage, «voici la cause» et, disant cela, ils l'accablèrent de nouveaux coups, après quoi, ayant lié à un arbre les membres sanglants de ce généreux prêtre, ils les percèrent à coups de baïonnettes.

(1) Dép. de. Marseille du.. o janv. 1861 el les corresp. des journaux à cette date.

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Les forcenés ne s'en tinrent pas là; ivres de vin et de sang, ils s'assemblèrent autour d'une statue de la Vierge et, quand ils l'eurent profanée de mille manières, la condamnèrent à être fusillée comme protectrice manifeste des royalistes et des papistes. S'étant ensuite jetés dans les églises, même à l'instant redoutable de la consécration, ils y firent retentir le cri infernal de: «A bas l'hostie!», et, pour montrer le mépris qu'ils faisaient des images des Saints, ils s'en servaient comme de cibles sur lesquelles ils exerçaient leur adresse au tir du fusil (1). Tels étaient les soldats d'un gouvernement qui se disait catholique.

Cependant le général Pinelli s'était porté à Ascoli, où des forces considérables s'étaient réunies pour réprimer la réaction de cette province. Mais auparavant ce barbare fit fusiller 48 personnes à Tagliacozzo, pour venger la défaite de ses troupes; le 3 février, il publia Tordre du jour suivant, qui devait servir de programme à la nouvelle campagne et de mesure à la destruction et aux massacres de ces nouveaux Druses de l'Europe moderne. «Officiers et soldais,» disaitil,«votre marche depuis les rives du Tronto et de Castiliana est digne de tout éloge. Son excellence le ministre de la guerre est contente de vous. Forêts, torrents, montagnes de neige, précipices n'ont pu vous arrêter... Officiers et soldats, vous avez supporté de grandes fatigues: mais vous n'avez pas tant fait que vous n'ayez encore quelque chose à faire. Un reste de cette race de brigands s'abrite dans les montagnes, courez l'en dénicher et soyez inexorables comme le destin! Contre de tels ennemis la pitié est un crime.

(1) Ces détails nous ont été rapportés par des témoins oculaires et dignes de foi et plusieurs journaux non suspects les ont publiés.

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Ces vils adversaires, ils plient le genou quand ils vous voient en grand nombre, et ils vous attaquent traîtreusement par derrière, quand ils vous voient faibles: nos blessés, ils les égorgent. indifférents à tout principe politique, avides seulement de butin et de rapines, ils sont actuellement les brigands salariés du vicaire, non du Christ, mais de Satan, tout prêts d'ailleurs à vendre à d'autres leur poignard, dès que l'or, fourni par la stupide crédulité des fidèles, ne les contentera plus. Nous les anéantirons, nous mettrons en lambeaux le vampire sacerdotal qui, de ses lèvres impures, suce depuis des siècles le sang de notre patrie; nous purifierons par le fer et par le feu les régions que sa bave immonde a infectées, et de leurs cendres la liberté pour ces nobles familles d'Ascoli sortira plus vigoureuse.»

Telles étaient les paroles empreintes du sceau de la moderne révolution, par lesquelles cet affreux bourreau désignait à la dévastation de ses hordes impies cette malheureuse province. Aux paroles répondaient bientôt les faits. «Quand nous arrivâmes près de Mazzano,» écrivait un officier piémontais, «nous commençâmes la canonnade. «Les brigands prirent la fuite et nous occupâmes ce territoire où le feu porta immédiatement la ruine la plus complète. D'autres colonnes s'emparèrent de Cassara et de S. Vito qui subirent le même sort que Mazzano. Ces villages furent comme enveloppés par la tempête: toutes les maisons, toutes les fermes et les établissements de tout genre que nous rencontrâmes devinrent la proie des flammes. C'était un spectacle effrayant: tous les animaux, les bœufs, les moutons, etc. fuyaient épouvantés sur les collines, l'homme cependant allait à la chasse de l'homme: chose horrible à dire mais vraie.

— 215—

Les flammes s'élevaient de partout dans les airs; c'était ce qui me faisait la plus pénible impression (1).» Après cette lettre et beaucoup d'autres que nous ne publions pas ici, on ne révoquera pas en doute les horribles massacres et toutes les atrocités dont les Piémontais furent prodigues dans cette malheureuse contrée, ainsi que dans toutes les provinces des Abruzzes et dans la terre de Labour; on admettra, comme réels, les incendies, les massacres et les dévastations dignes des Hurons ou d'un autre peuple encore plus féroce, par lesquelles le gouvernement sarde voulut apparemment démontrer à l'Europe la spontanéité et l'unanimité du vote d'annexion!

Dans ces conjonctures, Sonnaz, fidèle au principe de la révolution, n'était pas resté au-dessous de Pinelli. Le janvier, poursuivant avec mille hommes de sa brigade, avec de la cavalerie et de l'artillerie une bande de réactionnaires, qui avaient cherché asile dans la province de Frosinone de l'Etat Romain, il se présenta à l'abbaye de Casamari dans le district de Veroli, asile des Trappistes blancs et monument historique d'art et de religion. Aux approches de cette horde furibonde, la majeure partie des religieux et des novices avaient abandonné leur maison laissée en garde à dix laïques présidés par un prêtre. Les Piémontais arrivés, les gardiens de l'abbaye furent obligés de se disperser sous peine de se voir fusillés, le couvent fut ensuite saccagé; on vola tout jusqu'à l'argenterie de l'église et jusqu'à la pixide sacrée, qui renfermait les saintes hosties. Et, comme si cela n'avait pas suffi, le lendemain, en se retirant, les Piémontais mirent le feu aux magasins de foin, au moulin et à la pharmacie, qui fournissait de médicaments les pauvres gens du pays.

(1) L'Indpendente de Naples du 26 janv. 1861.

— 216—

Heureusement, ceux-ci, accourus en foule, réussirent à éteindre l'incendie qui menaçait l'existence de ce bel établissement (1). Après ces actes de vandalisme et de sacrilège, le corps de Sonna, renforcé de deux autres mille hommes, marcha du côté de Banco, à l'effet de capturer la blinde réactionnaire qui s'y était réfugiée.

Banco est une petite ville perchée, comme les autres du district de Veroli, sur la cime d'une montagne. Les royaux, au nombre de 350 hommes au plus, commandés par le vaillant major Théodule de Christen, avaient eu le temps de se retrancher derrière quelques pans de la vieille muraille qui environne encore une partie de la ville.

Le général Sonnaz arrivé là le 28 janvier, vers 6 heures du matin, lit marcher au pas de charge une colonne de ses soldats sur un monticule qui se trouve à une portée de fusil de Banco, et il posta l'autre colonne sur la grande route; mais Celle-ci, repoussée par le feu des avant postes napolitains, se retira en désordre derrière quatre pièces d'artillerie rayées qui, depuis 6 heures à iO, tirèrent sans interruption contre la ville, mais inutilement, bien que les royaux, privés d'artillerie, ne pussent riposter qu'en criant à chaque coup: Vive François II! Enfin, les munitions épuisées, Sonnaz divisant sa brigade en trois corps, ordonna l'assaut de cette position. Les royaux les attendirent à demi-portée de fusil et les chargèrent avec tant de précision que les Sardes furent forcés de reculer, non sans perdre beaucoup de monde;

(1) le Journal de Rome du 24 janv. 1861. Plusieurs autres corresp. confirmèrent ces faits que les feuilles révolutionnaires ont vainement tâché de dissimuler. Cela est vrai, surtout du correspondant romain du Times, qui a prétendu que les Piémontais avaient trouvé dans le couvent de Casamari des armes, des uniformes de soldats et des lettres réactionnaires!!!

— 217—

300 des leurs, qui étaient parvenus à une porte de la ville, se rendirent prisonniers. Ils laissèrent sur le terrain plus de 700 hommes, tant morts que blessés, parmi lesquels un officier supérieur et quatre subalternes, tandis que les royaux n'avaient eu que quatre morts et quelques blessés. Ce fut alors, vers 1 heure de l'après-midi, que Sonnaz, épouvanté des pertes lamentables éprouvées par sa colonne, envoya un parlementaire offrir à Christen les conditions suivantes: Ie Le général Sonnaz cesserait les hostilités sur le territoire pontifical, et se retirerait à Sora dans le royaume de Naples. 2° La colonne des royaux pourrait se retirer où elle voudrait avec armes et bagages, sans avoir à rendre 400 fusils pris aux Piémontais et sans pouvoir être molestés dans les limites de l'Etat Romain. 3° En compensation de pareils avantages, les prisonniers piémontais seraient rendus, et Christen s'obligerait sur l'honneur à ne plus se battre contre les Piémontais, tant que le roi serait à Gaëte. Ces conditions acceptées et les 300 prisonniers renvoyés à Sonnaz, celui-ci se retira à Sora où il reçut (le 29) un renfort de trois autres bataillons que lui envoyait Cialdini (1). Cependant la révolution des Abruzzes, au lieu de céder et de se calmer, n'avait fait que grandir et se développer avec la rapidité de l'incendie. Les populations d'Ascoli passaient dans ces provinces et s'y joignaient aux bandes napolitaines pour venger la destruction et les massacres dont avaient souffert leurs villes et leurs villages.

(1) V. une corresp. de Carsoli du 1er fév. adressée le 2 fév. par le correspondant de Rome à la Gazette du Midi et la lettre du major de Cbristen luimême, écrite de Rome, le 7 mars 1880, au directeur du journal Les Nationalité et insérée dans la Gazette du Midi du 24 mars et dans le Monde

du 26.

— 218—

D'autres officiers et soldats leur arrivaient aussi du coté de l'État Romain, de nouveaux corps s'organisaient et le feu de l'insurrection s'attisait de nouveaux éléments. Les Piémontais partagés en nombreuses et fortes colonnes investissaient de toutes parts la réaction et signalaient leur passage par le meurtre, par l'incendie et par les cruautés les plus inouïes. «Nos femmes et nos enfants sont égorgés,» écrivaient les malheureux habitants de ces provinces, nos biens sont pillés, nos maisons incendiées, uniquement parce que nous ne voulons pas reconnaître l'autorité d'un gouvernement qui est capable de telles infamies. Ils veulent une guerre sans pitié ni merci et ils l'auront. Nous aussi, nous tuerons, nous égorgerons tous les Piémontais qui tomberont dans nos mains. Nous ne serons pas les premiers à donner l'exemple de semblables horreurs; mais nous nous porterons à ces excès, pour faire honte à l'Europe qui encourage ou tolère la politique infâme qui y conduit (1). C'était ici l'accent du désespoir sans bornes, que produisait la vue des atrocités les plus brutales et des crimes les plus déshonorants, dont les officiers piémontais donnaient l'ordre à leurs soldats.

Effectivement, les soldats royaux et les paysans réactionnaires, que la révolution, rougissant de ses forfaits, appelait du nom de brigands, montrèrent, dans la pratique, à qui appartenait cette flétrissante dénomination. Les Piémontais prisonniers furent traités partout dans les Abruzzes et dans les Calabres avec des sentiments d'humanité à faire rougir, s'ils en étaient susceptibles, les généraux qui se faisaient une gloire et un plaisir de se baigner dans le sang de leurs malheureux prisonniers, et de les fusilier par douzaines et quelquefois par centaines.

(1) Ces faits et ceux que nous y ajoutons ici, ont acquis un tel degré de certitude qu'il n'est plus possible de les nier; c'est en vain que, pour l'honneur de l'humanité, quelque feuille révolutionnaire a voulu les démentir.

— 219—

Du reste, les scènes que nous ont rapportées d'innombrables correspondances des Àbruzzes, de la Terre de Labour et de la province d'Ascoli, font frémir d'horreur. Les horribles massacres et les sauvages dévastations de Pizzoli, de St. Vittorino, de TAriccia,d'Isernia et do cent autres localités de cet infortuné pays où Sonnaz fit mettre à mort tous ceux qui ne réussirent pas à s'enfuir, appartiennent à l'histoire de ces Druses italiens qui prétendent, par le fer et le feu, donner consistance à un nouveau système de liberté dont îe plus féroce despotisme ne diffère en aucune façon (1).

Mais ni ces massacres, ni ces horreurs de destruction et d'incendie, ni la chute même de Gaëte n'avaient éteint ou ralenti le terrible feu de la réaction. Le général comte de Coataudon, avec d'autres braves officiers de l'ancienne armée de Naples, s'étaient mis à la tète du mouvement, ils avaient mieux réorganisé leurs forces et reprenaient l'offensive). Le major de Christen revenait de Rome à Oricola, et y parvenait au moment où 200 hommes du corps de Coataudon marchaient sur Carsoli pourchasser les 300 Piémontais qui en avaient pris possession. Ces 200 braves délogèrent de Carsoli ce ramassis de misérables, conduits par Masi et par le major Piacentini, bien que l'action se passât en vue de deux bataillons piémontais qui n'osèrent pas descendre de la montagne pour les attaquer; ils délivrèrent de la prison 33 malheureux, qui devaient être fusillés le jour même, firent 40 prisonniers de leurs ennemis, s'emparèrent d'un drapeau et de 30 fusils;

(1) V. les journaux de toutes couleurs.

(2) V. la lettre d'Oricola adressée, le 22 fév; 1861, par les officiers de Naples au général de Sonnaz. Nous la reproduisons à l'appendice de ce chap.

— 220—

puis, sans avoir perdu un seul homme (quand l'ennemi en avait perdu 40) et après un repos de trois heures, ils rejoignirent leur corps à Otricolo (1). Après cette expédition, le roi de Naples, arrivé à Rome, avait rappelé des Abruzzes la colonne qui se battait en son nom. Le général comte de Coataudon, dans sa lettre au général de Sonnaz, que nous avons citée, put lui dire en face que ses soldats avaient combattu pendant deux mois' toujours victorieusement, au milieu de privations et de sacrifices que présente rarement l'histoire militaire; qu'ils auraient continué à défendre les domaines qui appartenaient à un prince, devenu l'objet des sympathies de l'Europe civilisée; mais qu'ils obéissaient seulement à l'ordre de leur souverain; qu'ils espéraient toutefois reprendre bientôt leurs armes pour descendre au champ d'honneur, à l'heure du triomphe de la vérité et de la justice.

Ces mouvements si énergiques dans tout le royaume de Naples, s'étaient communiqués aux provinces de Sicile, qui attendaient le moment où le torrent de la réaction des Calabres et des Abruzzes se précipitât sur Naples, pour courir aux armes et briser le joug tyrannique qui les tenait courbés dans la fange. La Sicile, en décembre et en janvier, n'avait plus dans ses partis des soutiens de Cavour et du gouvernement sarde; les troupes piémontaises y étaient regardées, non comme autrefois les troupes de Naples, mais comme les Autrichiens en Lombardie, aux plus mauvais jours de la compression militaire, ou comme à d'autres époques, les Maures en Espagne ou en Sicile même.

(1) V. la lettre précitée du major Christen,en réfutation du récit mensonger publié sur ce fait dans les journaux.

— 221—

Les Garibaldiens ne constituaient pas le parti de la majorité; mais unis à la société mazzinienne, ils étaient assez forts et ils imposaient au plus grand nombre, qui désiraient certainement leur ancienne monarchie et la restauration de leur ancienne indépendance. Le parti de Mazzini, sous la direction de Crispi, avait, dans les mois de décembre et de janvier, acquis un tel ascendant à Palerme, qu'il était devenu un obstacle insurmontable au gouvernement piémontais; d'autant plus que, pour gagner l'appui de la population, il s'était posé comme le défenseur de ses droits et le gardien de ses libertés. Mais il contenait par la terreur le parti des Bourbons; souvent le poignard entre les mains des Mazziniens, frappait quelque membre des plus hardis de la réaction et forçait les autres à la prudence et à la modération. Cependant, voyant les républicains devenir chaque jour plus puissants, La Farina, à l'imitation du gouvernement de Naples, voulut frapper un coup décisif et ordonna la mise en arrestation de Crispi, de Raffaele et de Ferri, qui gouvernaient et dirigeaient les mouvements de cette faction antisociale. Mais le peuple, qui abhorrait le gouvernement de La Farina, se souleva en fureur et demanda impérieusement la délivrance de Raffaele et de Crispi, qui avaient déjà été arrêtés, ainsi que la démission de tout le ministère. Alors Montezemolo annonça aux Palermilains que tout le conseil des ministres venait de quitter la ville. Cette nouvelle et l'élargissement des prisonniers apaisèrent l'irritation des factieux et un nouveau conseil fut établi, où entrèrent le marquis Torrearsa, le comte Amari, le baron Tunisi, le prince de Santelia et M. Orlando. Les troubles ne cessèrent cependant pas tout à fait.

— 222—

Durant tout le mois de janvier, on vécut dans l'attente d'une terrible réaction bourbonnienne qui devait éclater au sein même de Palerme et mettre le parti royaliste en lutte acharnée avec celui de Mazzini. Mais la garde nationale, s'interposant au nom de la sécurité publique, tint les deux partis en équilibre dans la capitale, et Palerme, en état de paix, contribua puissamment à y retenir toutes les provinces de l'ile.

Cependant, au mois de janvier, une députation de Siciliens, représentants du parti réactionnaire, s'était transportée à Gaëte pour offrir la Sicile au roi François, moyennant des garanties propres à concilier les esprits du peuple. C'est pourquoi le noble souverain adressa aux Siciliens une proclamation datée du 15 janvier. A cette proclamation où il décrivait, dans un langage respirant une profonde compassion, le malheureux état où le Piémont avait réduit cette ile, il annexa les bases du statut de Sicile, qu'il assurait pour toujours à son peuple. —En voici le texte.

BASES DU STATUT DE SICILE.

1° La constitution de 1812 sera remise en vigueur, saut les modifications qui (de l'avis du parlement) seront jugées nécessaires à la réunion des deux couronnes sur la tête d'un seul prince et conformes aux besoins de l'époque.

2° Il sera promulgué une amnistie complète et un entier oubli de tous les événements passés, avec l'assurance expresse que toutes les personnes des partis précédents seront admises aux fonctions publiques, sous la réserve qu'elles fassent acte d'adhésion franche et loyale à la monarchie héréditaire, et que les demandes présentent les. conditions voulues de moralité et de capacité.

— 223—

3° L'indépendance complète administrative et économique entre les Deux Siciles sous un seul roi avec parlements séparés, est admise en principe.

4° Les deux États, insulaire et continental, n'ayant qu'un seul roi et qu'un seul intérêt, auront les mêmes représentants diplomatiques à l'extérieur et un seul ministre des affaires étrangères.

5° Le droit de paix et de guerre appartenant au roi, et la défense des territoires des Deux Siciles exigeant l'unité de la direction et de la force d'exécution, même à raison de la configuration topographique des deux pays, il ne peut y avoir qu'une armée et qu'une flotte;

Le ministre de la guerre et celui de la marine doivent être communs aux Deux Siciles.

6° Sera de même commun aux Deux Siciles tout ce qui concerne la personne du roi et la famille royale, les ordres chevaleresques et la haute Chancellerie d'État, comme le dépôt et la publication des lois, le dépôt des litres authentiques de concessions et d'autres actes relatifs à l'exercice des prérogatives souveraines indivisibles.

7° La contribution proportionnelle des Deux Siciles, pour les dépenses correspondantes aux numéros 4, 6, du présent statut, sera toujours fixée à un quart. Cependant, les besoins résultant delà reconstitution de l'État, de la formation de l'armée et de la situation actuelle de l'Italie, exigent que maintenant et jusqu'à la réunion du parlement, on maintienne comme fixe le chiffre de 40 mille hommes pour la Sicile; ce contingent sera composé de volontaires, d'engagés et d'étrangers recevant la solde, afin de délivrer les Siciliens du fardeau de la conscription, sauf la détermination que pourra prendre le parlement par rapport au futur enrôlement de l'armée.

— 224—

8° Les ministres de l'île, y compris la présidence, seront entièrement distincts et indépendants de ceux du continent.

9° La résidence du roi dans l'île est assurée pour trois ou quatre mois de l'année; ce laps de temps correspond à la population et au nombre des provinces des deux pays.

10° Pendant le séjour du roi ailleurs qu'en Sicile, Sa Majesté y laissera, comme vice-roi, un prince royal de sa famille ou un autre personnage éminent de Sicile, avec pleins pouvoirs proportionnés à la durée de sa gestion.

Tel était le statut qui devait répondre aux vœux et aux besoins de la Sicile; le statut qui lui aurait assuré l'indépendance et l'aurait délivrée de la vile servitude à laquelle la réduisent ses prétendus sauveurs. La Sicile ne pouvait que palpiter de joie, en voyant briller l'image de son entière et splendide restauration. — Elle doit encore attendre, il est vrai; mais le temps viendra, où elle se relèvera comme un lion de son repos apparent pour reconquérir sa légitime indépendance.


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Chapitre XXXIV.
SIÈGE DE GAETE JUSQU'À L'ARMISTICE DU 9 JANVIER 1861.

Tandis que le royaume de Naples était agité par les plus violente réactions contre l'invasion des Piémontais, et que ceux-ci s'efforçaient de les étouffer dans des flots de sang, dans les flammes de l'incendie et dans les horreurs de la destruction, l'Europe avait les yeux fixés sur la place de Gaëte, le dernier asile de la monarchie et de l'indépendance de Naples, où l'héroïsme d'un jeune prince, honteusement trahi par ses officiers et trompé par un gouvernement aussi rusé qu'audacieux, brillait de tout son éclat et inspirait à toutes les nations civilisées des sentiments d'estime et de sympathie.

Gaëte est une péninsule de 1,500 mètres de longueur,dont l'axe, à peu près dans la direction de l'orienta l'occident, se prolonge à gauche dans l'intérieur du golfe dit de Gaëte. Elle se compose de deux parties distinctes, quoique non séparées: la première a la forme d'un trapèze dont la base, qui est de 1,200 mètres, se trouve à 800 mètres du côté parallèle qui luimême a une longueur de 800 mètres. L'autre partie a une forme ovale dont la plus grande longueur est de 600 mètres, la plus grande largeur de 300. C'est ici que se trouve le gros dé la ville, le port, l'arsenal, le palais royal, etc.: à droite, dans le trapèze, il y a le Mont Orlando de 100 mètres de hauteur. Cette péninsule se relie à l'isthme par la base du trapèze perpendiculairement à son axe; l'isthme s'élargit ensuite en deux grands arcs de cercle qui s'appuient sur la grande base du trapèze.

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A la distance de 50 à 60 mètres de la ville commence le faubourg de Gaëte, qui a l'étendue d'un mille le long de la rade; ce faubourg est fermé par deux montagnes, l'A rat in a, distant de 600 à 800 mètres, qui commande la ligne supérieure des fortifications, mais reste dominé par le Mont Orlando, et le Mont Secco, ce dernier situé à moindre distance du côté de la ville, mais entièrement soumis à l'artillerie de la place. Ces deux montagnes occupent le terrain de l'isthme compris entre les deux arcs indiqués. Toute cette presqu'île du côté de la terre est entourée de trois lignes de redoutables fortifications, élevées pour la plupart sur les roches vives qui entourent le Mont Orlando et s'étendent en cercle jusqu'à l'extrémité de la presqu'île, de manière à la rendre inaccessible du côté de la mer à une attaque quelconque. Depuis cette extrémité et tout autour de la partie qui s'interne dans le golfe, elle est environnée d'un solide rempart large de 12 pieds. Le Mont Orlando est couronné d'un fort étoilé; au centre duquel s'élève une tour avec casemates, de 72 mètres de circonférence sur 15 de hauteur. Gaëte était alors défendue par plus de 700 pièces d'artillerie et pourvue de casemates en nombre suffisant pour mettre à l'abri de tout bombardement la garnison nécessaire à la défense. Telle était la place que les Piémontais entendaient prendre et que les hommes de l'art jugeaient imprenable (1). Les journaux ministériels de Turin avaient publié que Gaëte était un Gibraltar, dans l'intention peut-être d'exalter davantage, après le succès, la valeur fabuleuse de Cialdini et de l'armée piémontaise (2). Les officiers sardes n'ignoraient certainement pas qu'en 1806, lorsque le Mont Secco n'avait pas encore-été abaissé, les Français qui en étaient maîtres, après avoir ouvert de ce côté une brèche dans la place,

(1) V. l'article d'un officier français inséré dans le Monde du 8 fé. 1861.

(1) V. L'Opinione du 18 nov. 1860.

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durent employer trois mois entiers pour la réduire; mais les officiers sardes savaient que Cialdini comptait moins sur ses apprêts de guerre que sur le moyen le plus puissant qui ait jamais été, sur l'or, dont le poète a dit qu'il a la force de renverser les forteresses et de les faire éclater dans les airs avec ¡'impétuosité de la foudre. Or, la trahison soldée qui avait ouvert la Sicile et Naples à l'invasion des bandes piémontaises, devait encore mettre Gaëte au pouvoir de Cialdini, qui s'était déjà immortalisé par des actes de la plus sauvage barbarie.

Après les faits que nous avons rapportés de la campagne sur les lignes du Garigliano et de Mola, quatre des généraux napolitains, à savoir Salzano, Barbalonga, Colonna et Polizzi, soit qu'ils fussent découragés parles trahisons et par les actes d'imprévoyance dont l'ennemi s'était prévalu, soit que l'or et les promesses delà Sardaigne les eussent corrompus, ou qu'ils ne vissent plus rien à espérer pour leur cause, demandèrent au roi François de les décharger de leur commandement et de leur accorder leur retraite. Il y avait malheureusement alors une grande confusion dans l'intérieur de la place à cause de la lâcheté et des viles menées de quelques officiers qui poursuivaient l'œuvre commencée à Naples, suivant les arrangements pris chez le marquis de Villamarina, ambassadeur piémontais (1). Néanmoins, la troupe restait fidèle et brûlait de se mesurer avec l'ennemi, et dans 1» journée du 12 novembre, un bataillon de chasseurs, tout dépourvu qu'il était d'officiers, repoussa vigoureusement un corps de Piémontais qui venait prendre des positions avantageuses hors de Gaëte. Mais le même jour, le colonel Piannelli, digne émule de son frère,

(1) V. la brochure «Reclami al Parlamento italiano per la fusione delle armate piemontese e napoletana. — Napoli 1861.»

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général et ministre delà guerre, ayant conduit dans une embuscade un bataillon de chasseurs, le livra par trahison aux Piémontais. Un état de choses si déplorable ne fit pas perdre courage au jeune souverain, qui luttait pour la justice et pour la royauté: il accorda leur démission aux généraux qui la lui demandaient; bannit de la place, comme suspect, le général Bertolini, chef d'état-major; remplaça, du mieux qu'il put, les démissionnaires ou les traîtres, envoyant dans l'État Romain l'excédant des troupes nécessaires à la défense, et disposa tout enfin pour une résistance des plus énergiques. En même temps, l'arrivée du général Bosco et de quelques officiers français, releva le courage des soldats et leur inspira la plus grande confiance; le général Bosco fut accueilli avec le plus vif enthousiasme; l'armée napolitaine l'aimait, parce qu'elle voyait en lui l'officier loyal, généreux et chevaleresque; son passage dans les rues de Gaëte était une ovation non interrompue et une démonstration de l'immense estime et de la profonde affection qu'il inspirait ¡1 tout le monde. Il prit le commandement de l'infanterie et dirigea les sorties. Le 20 novembre, ayant reçu du roi l'ordre de se porter avec un corps de troupes dans la vallée Astralinn peur examiner les positions de l'ennemi, il exécuta heureusement la reconnaissance dont il était chargé et ne perdit que peu de monde. Pourtant, ce fut dans cette expédition que le brave colonel Migy reçut une blessure dont il mourut.

Cependant les Piémontais s'étaient emparés du faubourg, qui servait de campement à leurs bataillons de bersaglieri; ils occupaient toutes les hauteurs qui se trouvent du côté du Borgo et la Tour Adratina, qui est un ancien monument romain, semblableàla Mole Adrianaée Rome, de forme ronde, solide et capable de résistera l'artillerie.

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Cialdini établit son quartier général à Mola, et fit bientôt mettre la main à la construction des routes indispensables au transport des batteries qui arrivaient de Naples, de Gênes et de l'Angleterre. Sur la fin de novembre, Gaëte était à la veille d'un bombardement terrible: le roi François II fit en conséquence partir pour Rome la reine mère, les princesses et les princes de sa famille avec le comte de Trapani, qui devait exécuter dans cette ville quelques ordres de son royal neveu (1). Il retint auprès de lui ses deux frères aînés, le comte de Caserta et le comte de Trani, ainsi que la reine Sophie qui, avec un rare courage et une mâle intrépidité, ne voulut jamais s'éloigner de sa personne. Il pria également les ambassadeurs des cours étrangères de se rendre à Rome pour ne pas être exposés aux dangers du bombardement. L'ambassadeur d'Espagne ne voulut pas y consentir; rien ne put le persuader de s'éloigner du théâtre de la guerre et, digne représentant d'une nation catholique et chevaleresque, il resta à Gaëte jusqu'à la fin (2).

Le roi ordonna encore que toute la partie pauvre de la population, qui n'aurait pas de provisions pour six mois, fut transportée à Ischia ou dans l'île de Camicciola ou sur tout autre point qu'elle préférerait.

(1) Le comte de Trapani avait été chargé de dissoudre le corps des Napolitains qui se trouvait sur le territoire pontifical, de vendre les chevaux pour payer la solde et d«i terminer avec le général Goyon, la question des armas déposées au château St. Ange, que le brave général Cialdini prétendait se faire adjuger. L'Empereur, interrogé il cet égard, avait répondu que il y nues appartenaient au roi de Naples, mais cette réponse donnait lieu à des interprétations contraires.

(1) V. la lettre de François II à l'ambassadeur d'Espagne dans l'appendice au présent chapitre.

10.

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Il s'appliquait cependant luimême, avec une activité et une abnégation vraiment admirables, à faire construire de nouvelles batteries, réparer ou fortifier les anciennes, presser les travaux de la fonderie militaire qui, sous la direction du magnanime lieutenant-colonel Afan de Riviera, surnommé avec raison le Totleben de ce siège, prenait des positions de plus en plus gigantesques. II était partout, s'initiait à tous les ouvrages, menait la vie du soldat, partageait les fatigues de tout le monde et consacrait à tous ces soins une telle fermeté, une telle vigueur, qu'on écrivait alors de Gaëte que si les souverains le voyaient, ils rougiraient de leur inaction.

De son côté, Cialdini avait posté à 4,000 mètres de la forteresse, sur le Monte-Christo, la première batterie armée de canons rayés, et dès le commencement de décembre, il avait ouvert le feu contre la place; une seconde batterie s'élevait sur le Mont Torto, à 3,500 mètres, et on en préparait d'autres: les canons Cavalli, sur lesquels Cialdini comptait le plus, et qui avaient une portée de 5,000 mètres demandaient, pour être montés, chacun 24 heures; le Borgo était d'un grand secours aux Piémontais, ils pouvaient y travailler à leur aise, y monter même des batteries et des mortiers, comme ils le firent ensuite, et se tenir à l'abri du canon de la place. Les Napolitains avaient beau lancer des bombes et des grenades où ils croyaient les assiégeants plus nombreux, ils ne pouvaient leur occasionner de grandes pertes ni empêcher sérieusement la continuation des travaux. C'est pourquoi les officiers de Gaëte conseillaient au roi de détruire le Borgo; mais le roi, comme on l'écrivait alors du théâtre de ce siège mémorable, ne voulut faire la guerre que d'une manière paternelle,

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et il ne se décida pas à brûler ce village (1). Il permit seulement la destruction de trois maisons qui gênaient le tir de la place contre les batteries ennemies.

En conséquence, dans la nuit du 4 décembre, le courageux Charette, avec 40 hommes seulement, surprit les avant postes piémontais et fît sauter en l'air les trois maisons en question, en mettant le feu à quelques barils de poudre qu'il y avait fait apporter. Mais le 9, les mineurs piémontais déterminèrent l'explosion de la plus grande partie du pont qui mettait Gaëte en communication avec le Borgo.

Le général Cialdini, avant de commencer le bombardement, expédia avec son urbanité ordinaire, un message à la reine de Naples, pour l'inviter à lui indiquer la maison où elle habitait, promettant qu'il donnerait à son artillerie l'ordre d'épargner cette maison; il ne demandait pas, disait-il, où habitait le roi, tant il était persuadé que le roi voulait affronter en soldat les dangers de la guerre. Mais la généreuse et magnanime femme répondit au chevaleresque Cialdini qu'elle n'avait pas de demeure stable, sinon aux côtés de son époux et de son roi. De fait, elle ne le quitta jamais, passant avec lui d'une batterie à une autre, sous une pluie de fer et de feu, se transportant avec lui dans les hôpitaux militaires et soignant les malades de sa propre main, à la grande surprise de tout le monde qui admirait en elle une héroïne de courage et de fidélité.

Le bombardement commencé, Cialdini, toujours humain et prévenant, comme on sait, se mit à diriger surtout les projectiles contre le palais du roi,

(1) La même bonté de cœur lui fit rendre la liberté à quatre vaisseaux marchands piémontais que la tempête avait forcés de chercher un refuge dans le port de Gaëte. Ce procédé méritait d'autant pins d'admiration que trois de ces navires étaient chargés de blé et le quatrième de charbou. V. la notification publiée par Casella le 27 nov. 1860.

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contre les églises et contre les hôpitaux, ce qui étonna fort le correspondant même du Times. Les bombes étaient à mèche et à percussion et du poids de plus de 60 livres; elles ne pouvaient donc manquer leur effet. Dans les premiers jours de ce cruel bombardement jusqu'au 11 décembre, la place n'eut à souffrir que la perte de trois soldats et les fortifications ne furent qu'à peine endommagées; il n'en fut pas de même de la magnifique église de S. François et de l'hôpital de ce nom, où des bombes pénétrèrent dans les cours des malades; une, entre autres, y blessa quinze personnes. Le roi fut obligé de quitter son palais et de se transporter dans celui du comte de Trapani contre lequel Cialdini, informé du fait par les espions qu'il entretenait dans la ville, s'empressa de faire diriger le feu d'une batterie. Dans ces journées le canon de la forteresse infligea de très grandes pertes aux troupes sardes, et l'on vit alors plusieurs barques pleines de blessés remorquées par un vapeur qui les conduisit à Naples. L'artillerie de la place avait cependant un désavantage contre la batterie de Monte-Christo; c'est pourquoi le lieutenant-colonel Àfan de Riviera, qui était allé en France et en Belgique étudier le nouveau progrès de l'artillerie moderne et le nouveau système des canons à longue portée, e mit à fondre des canons de 80, en les transformant en canons rayés, et il réussit à en armer, dans le cours du jiége, deux batteries, qui mirent la place en état de répondre aux canons très supérieurs dont l'ennemi disposait.

Cependant le feu de Gaëte, l'abondance des neiges, les pluies torrentielles et les maladies qui désolaient le camp piémontais, rendaient de plus en plus difficile à Cialdini la construction de nouvelles batteries, quand les intempéries de la saison ruinaient et détruisaient les précédentes:

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il se vit donc forcé de demander une trêve qui, disait-on, devait s'étendre à trois mois, et permettre aux Piémontais de travailler sans être inquiétés par le canon de Gaëte et de commencer le feu, lorsque tout serait en ordre. Mais le roi répondit à Cialdini qu'il n'avait pas besoin de trêve, mais qu'il l'accorderait si on levait le siège et qu'on se retirât sur la gauche du Garigliano (1). Néanmoins, grâce aux bons offices de l'amiral Français, le feu fut suspendu le pour laisser le temps de se produire à quelques propositions que la cour de Sardaigne voulait soumettre au roi de Naples. Mais apprenant qu'elles lui imposaient la reddition de la place, François II les rejeta avec indignation et le 15 au soir, les Piémontais rouvrirent le feu; une infinité de projectiles furent de nouveau lancés contre les maisons de la ville et contre le palais royal où demeuraient François 11 et la reine. L'un et l'autre coururent dans ces journées les plus grands dangers, et l'ambassadeur d'Espagne fut contraint d'abandonner son hôtel qui était trop exposé à l'artillerie de l'ennemi: mais les ministres de Naples, avec une intrépidité vraiment remarquable passèrent tout le temps du siège à leurs résidences ordinaires, et ce ne fut que dans les derniers jours qu'ils se laissèrent persuader de se réfugier chaque nuit dans les casemates qui leur avaient été préparées par ordre du roi.

Mais pendant que les troupes assiégeantes consumaient leurs munitions de guerre devant Gaëte et dressaient de nouvelles batteries à Monte Lombone et aux Cappuccini, à unidistance du Monte Torto, se contentant de détruire quelque pauvre maison des habitants de Gaëte, Cavour agissait auprès des cours de France et d'Angleterre.

(1) V. la corresp. de Gaëte du 10 déc. à la Gazette du Midi et celle de Rome du 15 déc. au Monde, Times y etc.

ainsi que la corresp. du 12 envoyée de Naples au

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Il avait expédié à Paris le marquis Villamarina qui avait montré tant d'aptitude et employé tant de manœuvres à organiser et à fortifier la révolution de Naples; et Cavour insistait pour que les deux gouvernements déterminassent le roi François à quitter Gaëte, afin d'éviter une nouvelle effusion de sang. L'humanité du noble comte frémissait à la pensée que le sang se répandait à Gaëte, quand il coulait à flots dans les Abruzzes parmi les victimes de sa politique. Le même John Russe!I, amplement informé, par une dépêche d'Elliot, de la formidable condition de cette place (1), écrivait le 13 décembre à son ambassadeur, à Paris, d'obtenir que l'empereur exhortât le roi de Naples à quitter Gaëte, qu'ainsi la France ne couvrît plus de son autorité une inutile effusion de sangt qu'elle mit un terme à sa protection à Gaëte et qu'elle ôtât de la tête de ce prince la résolution prise par lui de se défendre jusqu'à la dernière extrémité, comme il l'avait déclaré en plus d'un journal officiel (2). L'Empereur, se pliant, à ces instances, écrivit alors une lettre au roi François, dans laquelle il exprimait ses sentiments de sympathie pour ce jeune prince, mais lui exposait en même temps qu'il avait assez fait pour son honneur, que, par conséquent, dépourvu de moyens de toute sorte, il ferait bien de céder aux meilleures conditions, sauf la réserve de ses droits légitimes. Il l'assurait cependant, par le moyen de l'amiral Barbier de Tinan que sa protection continuerait à s'étendre sur Gaëte (t). Mais le généreux monarque lui répondit avec franchise, dans une lettre de remerciment pour ses bons offices, que ce n'était pas seulement

(1) Dép. de M. Elliotà Lord J. Russell. Naples, 18 nov. 1860.

(2) Outre la dép. citée de Russell a M. Cowley, V. la dép. de ce dernier à Lord J. Russell. Paris, 17 déc.

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la question de l'honneur qui le retenait à Gaëte, mais plus encore celle du devoir qu'il,avait à remplir envers la dignité de sa personne, envers sa famille et envers son peuple; que, par conséquent, il était dans la ferme résolution de ne partir de cette place que mort ou prisonnier (a).

Ces pensées d'héroïque fermeté que toute la conduite du magnanime souverain à Gaëte venait confirmer, avaient inspiré à ses soldats le plus vif enthousiasme; leur courage devenait chaque jour plus merveilleux, leur constance s'affermissait de plus en plus dans les privations et les fatigues du siège; leur cœur s'enflammait d'une ardeur croissante pour la cause de leur roi, dont le nom seul leur faisait affronter sans crainte les dangers les plus manifestes et braver mille fois la mort sur les batteries de la forteresse. Le 25 décembre, l'armée du roi de Naples voulut, par la bouche de ses officiers, lui présenter un témoignage éclatant de sa fidélité et de son dévouement. L'adresse suivante exprimait ces nobles sentiments:

«Sire,

«Au milieu des déplorables événements dont la tristesse des temps nous a fait les spectateurs indignés, nous tous, officiers de la garnison de Gaëte, unis dans une ferme volonté, nous venons renouveler l'hommage de notre foi devant votre trône, que le malheur a rendu plus vénérable et plus splendide. Eu ceignant Cépée nous jurâmes que la bannière qui nous avait été confiée par Votre Majesté, nous la défendrions même au prix de notre sang.

(1) V. la dép. de Lord J. Russell à M. Cowley du 22 déc. et le télégramme de Gaéte {vtd Marseille) du 18 déc. — Corresp. de Paris du 3 janv., dans le Tabtet du 5 janv.

(2) V. le télégramme cité et les correspondances du 20 janv. de Paris et do 18 de Gaëte.

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«C'est le serment auquel nous entendons rester fidèles; quelles que puissent être les privations, les souffrances et les épreuves auxquelles nous appellera la voix de nos chefs, nous sacrifierons avec joie nos biens, notre vie et tout au monde pour le succès et pour le besoin de la cause commune. Gardiens jaloux de l'honneur militaire qui distingue le soldat du bandit, nous voulons montrer à Votre Majesté et à toute l'Europe que, si plusieurs d'entre nous ont imprimé au nom de l'armée napolitaine la souillure de la trahison et de la couardise, plus nombreux furent encore ceux qui s'efforcèrent de transmettre ce nom pur et sans tache à la postérité.

«Ou notre sort est sur le point de se décider, ou il nous reste une longue série de luttes et de dangers; nous supporterons tout sans peur et sans hésitation; nous marcherons intrépides ou aux joies du triomphe ou à la mort des braves, en répétant notre ancien cri de: Vive le Roi!»

Cette adresse, signée de tous les officiers présents à Gaëte, consola le cœur attendri et ému du jeune monarque, et le raffermit dans ses projets de résistance. Vers la fin de ce mois et de cette année 1860, à l'occasion d'une revue générale de ses troupes, il leur exposa nettement les immuables résolutions qu'il avait prises; il offrit en même temps leur congé à tous ceux qui lui en feraient la demande jusqu'au 31 décembre; 23 officiers partirent en effet, le 30, pour retourner dans leurs familles; mais le 28 et le 29 il en était arrivé quelques uns qui, appartenant au génie et à l'artillerie, avaient, de Rome, prié le roi de les admettre à le servir dans Gaëte.

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Outre les 23 officiers, le roi avait, avant Noël, renvoyé la garde royale et réduit toute la garnison à 12,000 hommes, parmi lesquels les étrangers ne comptaient pas pour plus de 300 hommes. La forteresse était, depuis la lin de décembre, fournie pour plusieurs mois de vivres et de munitions de guerre; on y travaillait, dans la partie de la ville la plus éloignée, à la construction d'une grande poudrière, qui serait inaccessible aux bombes; car depuis plusieurs jours deux batteries de canons rayés tiraient sans relâche du camp piémontais contre la poudrière centrale; ce travail fut mené à terme dans les premiers jours de janvier, et servit en partie d'abri protecteur au laboratoire pyrotechnique qui avait acquis d'immenses proportions. Les Piémontais, de leur côté, avaient démasqué leurs deux nouvelles balteriez, le 25 et le 26 décembre, et ils s'occupaient à en élever d'autres qui, dans leur ensemble, auraient mis en ligne une centaine de canons. En attendant, leur feu ne cessait ni jour ni nuit, et dès le 29 décembre il avait pris un nouveau degré d'intensité, toujours dirigé cependant contre les maisons de Gaëte et en particulier, contre le palais royal, les églises et les hôpitaux. Les bombes ayant fortement endommagé l'appartement supérieur du palais du roi, les ministres obligèrent leur souverain à se retirer avec ses frères et avec la reine dans une casemate. Or, on observa qu'à peine le palais abandonné, Cialdini discontinua de faire pointer de ce côté et tourna ses projectiles sur les casemates de la famille royale. Quant à l'hôpital militaire, quoique situé dans la partie la plus reculée de Gaëte, les canons rayés des Piémontais y renversèrent un mur, dont les décombres, en tombant sur les lits des pauvres malades, frappèrent plusieurs d'entre eux et jetèrent les autres dans une horrible épouvante.

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Aux réclamations qui lui furent faites à ce sujet, Cialdini répondit brutalement, qu'il n'aurait aucun égard pour personne et qu'il tirerait dans toute direction. Il  en résulta qu'on dut transporter les malades à Terracine pour les sauver de la férocité du général révolutionnaire. Du reste, la place soutenait vigoureusement le feu des ennemis et leur causait les pertes les plus douloureuses, tandis que les siennes étaient insignifiantes; quelques hommes blessés, quelques maisons atteintes, quelques pierres des fortifications entamées, c'était tout.

Le 8, les assiégeants voulurent offrir un grand spectacle, en bombardant la ville avec 20 mortiers et en y lançant dans un seul jour 6,000 bombes avec une fureur de gens désespérés; ils n'obtinrent cependant qu'un très-mince résultat, quand ils avaient à déplorer la destruction d'une batterie et les dégâts occasionnés à d'autres, sans parler du grand nombre d'hommes qu'ils perdirent durant cette affreuse journée.

Cialdini voulait inaugurer ainsi l'armistice qui devait commencer le 9 janvier. Il n'avait pas oublié non plus de remontrer au cabinet de Turin, et ce dernier à celui d'Angleterre, que, pendant que la flotte française demeurerait à l'ancre à Gaëte et empêcherait l'attaque du côté de la mer, il serait impossible d'avoir vite raison de la place. Les journaux de la révolution d'Italie, de France et d'Angleterre redirent tous en chœur la même chose; ils inculpaient Napoléon et la France des désordres du royaume de Naples et du sang qui se versait à Gaëte; ils affirmaient que, la mer une fois laissée libre à Faction de la flotte piémontaise, il serait facile de prendre cette place; que son point vulnérable était de ce côté.

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Mais ces bavardages et d'autres semblables accrédités par ces organes de la révolution, n'auraient certainement pas persuadé l'empereur des Français de retirer définitivement la flotte de Gaëte, surtout que les représentants des puissances d'Europe (nommément ceux d'Espagne, de Prusse et de Russie), saisis d'admiration pour le roi de Naples et convaincus de la justice de sa cause, avaient, à plusieurs reprises, insisté-auprès du gouvernement français, pour la prolongation du séjour de sa flotte dans les eaux de Gaëte. Tel n'était pas l'avis ni les conseils de lord J. Russell, le grand soutien de la révolution italienne et l'ennemi systématique du roide Naples. Le 24 décembre, il écrivait avec une certaine amertume à Cowley, son ambassadeurs Paris, une dépêche qui commençait par ces mots: «Le gouvernement de la Reine a la confiance qu'il recevra au plutôt la nouvelle du rappel de la flotte française;» il continuait dans un langage sévère,à accuser la France de vouloir intervenir pour une cause enfin perdue; il terminait en disant que «l'Empereur, par le rappel de sa flotte, donnerait une preuve manifeste de sa volonté de ne pas empêcher dans le sud d'Italie cette liberté d'action qu'il avait si énergiquement soutenue dans la partie septentrionale.»

M. Cowley ne manqua pas à la mission dont il était chargé. Tandis que les ambassadeurs de Russie, de Prusse et d'Espagne se trouvaient chez le ministre Thouvenel, insistant de la manière la plus pressante pour que la flotte française ne quittât point Gaëte, survint M. Cowley, qui, au nom de son gouvernement, parla dans les termes les plus violents, sinon les plus outrageants, contre la résolution de maintenir la flotte française à Gaëte;

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il qualifia cette conduite d'intervention active et poursuivit son discours avec tant de chaleur que les assistants en furent stupéfaits. M. Thouvenel eut peine à trouver quelques mots de réponse, tant son émotion était grande, et les ministres des cours étrangères se retirèrent immédiatement (1).

Par suite de ces menées de la Grande-Bretagne et peut-être encore à cause d'un rapprochement plus intime, que la presse européenne voulut apercevoir alors entre la politique de Napoléon et les vues de la Sarda igne, l'empereur consentita retirer sa flotte de Gaëte. Dans la soirée du 8 janvier, l'amiral Barbier de Tinan annonça au roi de Naples que, par ordre de l'Empereur, la flotte française devait quitter Gaëte; mais il proposait un armistice à partir du 9 jusqu'au 19 de ce mois, promettant, si l'armistice était accepté, que la flotte resterait jusqu'à l'aube du 19 et annonçant que, dans lecas contraire,elle lèverait l'ancre au bout de 8 jours, en laissant l'amiral Persano libre d'imposer le blocus (a). En même temps, le gouvernement français publiait le fait dans son journal officiel (2) et en donnait avis aux puissances (4). Assurément, comme le ministre Casella en fit l'observation dans la circulaire que nous avons citée, cet armistice n'était pas nécessaire ni utile à la cause du roi; il lui était même défavorable, puisque tous ses moyens possibles de défense étaient achevés, tandis que les Piémontais avaient besoin de temps pour transporter des munitions et pour dresser ou finir de nouvelles et plus puissantes batteries.

(1) Corresp. de Paris do 3 janv, dans le Tablet du 3 janv. Cette corresp. est authentique.

(2) Circulaire du 18 jaov. envoyée de Gaëte par Casella à tous les représentants napolitains près les cours étrangères. Corresp. de Gaëte du 10 janv. dans le Mende, etc.

(3) Moniteur du là janv. 1861.

(4) Dép. olfic. de Vienne du 13 janv. 1861.

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«Mais,» ajoute ce ministre, «François II accepta les jours de trêve, non seulement pour des considérations d'humanité qui commandent, toutes les fois qu'on le peut honorablement, de retarder l'effusion du sang; mais surtout parce-que cet armistice était un désir de l'empereur des Français (1).»

L'armistice fut donc accepté sous la condition que tout acte d'hostilité serait suspendu des deux côtés, qu'on interromprait la construction de nouvelles batteries et autres ouvrages de siège, qu'on n'augmenterait pas les bouches à feu dans les lignes d'attaque ou de défense déjà terminées, les deux parties se réservant, dans le cas de violation de l'un des articles, de considérer l'armistice comme nul et non avenu. Les Napolitain savaient demandé que, durant la cessation des hostilités, un officier français surveillât de part et d'autre l'interruption de tous les travaux; mais Cialdini, qui n'avait offert cette trêve que pour préparer des moyens plus décisifs et consommer plus facilement la ruine de Gaëte, refusa d'accepter cette condition et certifia que le roi avait approuvé ce refus (). Néanmoins, la garnison assiégée souscrivit à l'armistice le 11 janvier; le Moniteur français publia le 17 ces documents officiels (3) et exposa les raisons qui avaient engagé l'Empereur à rappeler sa flotte. Ces raisons se réduisaient à Celle-ci, que son intentïon avait été calomniée et qu'on avait mal interprété le rôle de sa flotte autour de Gaëte (1).

(1) Dép. de Rome du 14 janv. 1861.

(2) V. la circulaire de Casella citée précédemment.

(3) V. le. Monde du 16 janv. et d'autres journaux français a la date du 18 et du 19.  

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Les journaux révolutionnaires ne dissimulèrent pas leur joie inconvenante. Le Times qui avait déjà préalablement annoncé au roi François,que l'empereur des Français, dont une politique inexplicable lui avait valu la protection, l'abandonnerait à l'heure la plus critique à ses ennemis, le Times, disons nous, voyant ses vœux accomplis et ses prophéties vérifiées, se livra à la joie de l'orgueil et se réjouit, sans retenue, des malheurs du roi de Naples, qu'il compara à Constantin Paléologue (2). Nous acceptons volontiers cette comparaison, ainsi que la ressemblance des assiégeants de Gaëte à ceux de Constantinople, de Cialdini, par exemple, au féroce et cruel Mahomet II. Mais le nouveau Paléologue ne devait pas perdre la vie sous les coups de ses ennemis. Dieu le préserva des dangers du plus inhumain des bombardements, pour le ramener un jour peut-être sur un trône que son héroïsme aura rendu plus illustre et plus éclatant.

(1) Dans le discours pour l'ouverture du Sénat et dans l'Exposé de la situation, c'est ce même motif qui fut indiqué.

(2) Times du 21 janv. 1861.


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Chapitre XXXV.
DERNIERS COMBATS A GÀETE ET CAPITULATION DE L PLACE. — DÉPART DU ROI DES DEUX-SICILES.

L'armistice de Gaëte étant publié, les ambassadeurs d'Autriche, de Russie, de Prusse, du Portugal, de Saxe, de Toscane et le nonce du Pape se rendirent, le 15 janvier, auprès du roi François II, pour lui présenter leurs félicitations à l'occasion de sa naissance: les Napolitains qui étaient à Rome, célébraient ce jour par une messe solennelle à l'église du Gesù et par des prières publiques. L'Europe entière contemplait, du reste, avec admiration le jeune roi, la jeune reine et le comte de Caserte qui, dès les premiers jours du bombardement, avait fait preuve aussi d'un rare courage et d'une intrépidité merveilleuse, passant le jour et la nuit sur les batteries de poste de terre, pointant luimême les canons et faisant passer ses propres sentiments dans l'âme de ses soldats. Partout en Europe les noms de ces princes étaient des noms de héros et grand était surtout l'enthousiasme de la généreuse France pour le monarque trahi, quelle proclamait digne de plusieurs couronnes. Les mêmes impressions s'étaient communiqués à toute l'Allemagne et aux autres pays, où elles remplaçaient et détruisaient les préjugés que l'esprit révolutionnaire avait pris à tâche d'accréditer. Les ennemis du roi de Naples perdaient tous les jours davantage devant l'estime et le respect qu'on lui accordait, et les efforts de la presse, soi-disant libérale, ne parvenaient pas à les relever du mépris qui leur était dû.

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L'opinion publique prononçait enfin son arrêt sur l'invasion de Naples et des États  du Pape.

De son côté, Cialdini employa les loisirs de l'armistice à la construction de nouvelles batteries dans le Borgo, à Albano, à Abzano et à San Martino, tandis que de Gênes et de tous les arsenaux d'Italie on lui expédiait en bâte toutes les pièces de siège disponibles; il parvenait ainsi à mettre en position devant Gaëte 450 canons dont 80 étaient rjyés, ce qui donnait à l'artillerie des assiégeants la supériorité sur celle des assiégés. — En même temps les Napolitains observaient de la tour d'Orlando qu'on travaillait sans relâche, dans le camp ennemi, pour élever de nouvelles batteries et poster les pièces nouvellement arrivées; ils en donnèrent donc avis à l'amiral Barbier de Tinan, qui, ayant constaté le fait, fut étrangement surpris qu'un général en chef d'une armée violât aussi effrontément l'armistice conclu, et envoya à Cialdini un officier réclamer fortement contre pareil acte. Mais à quoi bon? L'homme qui, à Teano, avait fait emprisonner les guides du général Salzano, qui avait fait arrêter à Tagliacozzo les parlementaires napolitains, était-il capable de tenir à ses promesses et de garder intact l'honneur militaire? Ces assiégés, cependant, ne se crurent pas autorisés à s'écarter des conditions de l'armistice et ils les respectèrent loyalement jusqu'au soir du 19 janvier (t). Durant ces jours, le roi François eut soin de faire transporter les malades à Terracine, renvoya les quelques soldats qui lui demandèrent un congé, et se disposa à la plus héroïque résistance. Des ambassadeurs présents à Gaëte, ceux de Russie et de Prusse, furent les seuls qui ne restèrent pas auprès du roi pour le soutenir de

(1) Circulaire de Casella du 18 jauv. adressée aux Cours étrangères.

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leur présence et consoler les infortunes de sa famille (1). Au matin du 19 janvier, le général Menabrea, chef d état-major piémontais, se rendit à Gaëte pour dénoncer le terme de l'armistice et pour apporter les conditions que mettait le Piémont à la reddition de la place. Le roi les rejeta nettement, et l'adhésion du corps diplomatique à cette résolution fut unanime (2).

La reprise des hostilités étant décidée, la flotte française et tous les vaisseaux étrangers qui se trouvaient à l'ancre à Gaëte, abandonnèrent ce port, dont l'amiral Persanodéclara immédiatement le blocus (3). Le ministre Casella avait, depuis le 18 janvier, dans sa note aux cours étrangères, signalé à leur réprobation le blocus que le Piémont venait d'imposer à la place de Gaëte, et il leur avait représenté que «S. M. avait la confiance qu'une sommation collective se ferait de leur part au roi de Sardaigne, afin de garantir la liberté de S. M., si les hasards d'un siège désespéré respectaient sa vie, et afin d'assurer contre tous les outrages la personne de la jeune reine qui, avec une magnanimité digne de son cœur, avait résisté aux plus puissantes sollicitations pour se consacrer, dans les hôpitaux, au pansement des blessés, insensible elle même à tout danger personnel.»

Aucun des gouvernements n'osa faire de réponse contraire aux justes désirs, exprimés par le ministre de François II.

(1) Casella leur présenta a cette occasion une note portant aussi la date du 18 janv. note dans laquelle il leur exposait les raisons qui rendaient la prolongation de leur séjour à côté du roi éminemment utile à sa cause.

(2) Correspondance du Times du 22 janv. Gazette Piémontaise du 21. Moniteur du 23.

(3) Dép. de Turin du 21 janv. Gazette officielle de Naples du 23 janv.

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La Russie avait déjà fait savoir auparavant que pour rien au monde elle ne reconnaîtrait le blocus de Gaëte (1); les ministres des autres puissances à Gaëte, protestèrent contre la déclaration de blocus publiée par Persano, avec l'approbation de la cour de Turin.

Mais le cabinet anglais ne suivait pas cette ligne de conduite. Depuis que, sous la dictature, Crispi, en qualité de ministre des affaires étrangères, avait déclaré le blocus à Gaëte et à Messine (2), quoique en dehors des ordres et de la sanction du gouvernement sarde, ainsi du moins l'avait annoncé le ministre anglais à Turin (3), la flotte britannique, s'y conformant détour point, ne s'associa en aucune façon aux protestations des autres puissances; et,si l'Angleterre s'abstint de prendre une décision formelle, Ce fut par égard pour leur opposition, qui aurait rendu ses propres résolutions inutiles. Cependant, John Russell, à défaut d'acceptation authentique, avait conseillé le blocus de fait, puisqu'il disait: «que ce serait contre le droit des gens, même en dehors du cas de blocus déclaré, de porter des provisions de guerre ou des vivres à l'une des parties belligérantes (1), et que l'autorité militaire aurait droit de capturer tout navire qui oserait enfreindre ces lois (5).» Maintenant que le blocus était décrété par le gouvernement sarde, lord J. Russell ne voyait naturellement aucun motif de ne pas le reconnaître: aussi, dans sa réponse au chevalier Fortunato, chargé d'affaires napolitain à Londres,

(1) Gazette d'Autriche du 15 janv. 1861.

(2) Note de Crispi du 6 oct. 1860.

(3) Dép. de M. Hudson à Lord J. Russell. Turin, 1" nov. 1860.

(4) Excepté le Piémont, à qui les vaisseaux anglais portaient des anues et des pressions de guerre, excepté encore les bandes révolutionnaires en faveur desquelles Lord J. Russell fit réclamer, par son ministre Elliot, la restitution des navires capturés par la manne du roi François. Quelle duplicité

(5) Dép. de Lord J. Russell à M. Elliot du 12 nov. 1800.

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relativement à la note du 18 janvier, il évitait de se prononcer sur la question, au sujet de laquelle il disait que le gouvernement devrait prendre ses résolutions quand la notification du blocus lui serait communiquée officiellement (1).

Quoi qu'il en soit, la flotte de Persano se réunissait à Mola au nombre de 14 vaisseaux, dont, à l'exception des deux frégates Marie Adélaide et Marie Clotilde, aucun notait servi par des Napolitains; ceux-ci avaient, depuis le 8 septembre, quitté les bâtiments vendus à l'ennemi, les uns pour se transporter à Gaëte, les autres pour servir dans la marine marchande. Voilà pourquoi le vaisseau le Monarque fut laissé dans le port, faute d'équipage. 'Nous devons mentionner ici que les officiers de l'ancienne marine napolitaine se refusèrent pour la plupart en cette occasion à aller à Gaëte combattre leurs anciens compagnons d'armes; on les menaça vainement de les traduire devant un conseil de guerre comme coupables d'insubordination; le gouvernement piémontais n'osa formuler aucune plainte à leur charge, par reconnaissance des services qu'ils lui avaient rendus en trahissant leur souverain.

Le 22 janvier fut le jour d'un grand combat à Gaëte. A 8 heures du malin, la place commença le feu de toutes ses pièces, avec une force, une précision et un succès, que Cialdini et ses Piémontais n'avaient pas soupçonnés. Les ennemis ripostèrent également de toutes leurs batteries et bientôt les bombes, les projectiles de toute espèce tombèrent comme la grêle avec un fracas horrible que les montagnes voisines se renvoyaient en formidables échos; on eût dit que l'air était devenu de feu et que les flammes d'un vaste incendie tourbillonnaient sur tout l'espace qui s'étendait du camp ennemi à Gaëte.

(1) Dép. de LordJ. Russell au chev. Fortunato, 31 janv. 1861.

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La dévastation que portait le feu de la place dans les rangs de l'armée sarde était si terrible, qu'après deux heures de cette lutte acharnée, Cialdini, pour faire une diversion et ralentir le feu du côté de la terre, invita l'amiral Persano à mettre sa flotte en ligne de bataille et à investir la ville du côté de la mer. Après 10 heures, l'escadre piémontaise s'avança devant Gaëte et entra aussitôt en action; mais avec une timidité et des égards inouïs en pareille conjoncture. Alors les forts de mer et la frégate royale Parthénope, qui était dans le port de Gaëte, la foudroyèrent avec une vigueur épouvantable, et non sans causer de grands dommages aux trois frégates Marie Adelaide, la Constitution, et le Garibaldi, et de plus grands encore à la canonnière la Confiance. Bientôt tous les vaisseaux sardes se retirèrent précipitamment du combat et, s'étant mis hors de portée, ils commencèrent à lancer une immense quantité de projectiles qui avaient pour unique résultat de soulever orageusement les flots de la mer à une distance plus que respectueuse des fortifications. L'artillerie de la place reçut en conséquence l'ordre de cesser le feu de ce côté, pour ne pas brûler inutilement ses munitions. A partir de ce moment, les batteries des forts de mer ne s'occupèrent plus de l'escadre qui continua quelque temps ses décharges de parade; mais l'enthousiasme des artilleurs napolitains fut incroyable pendant et après l'assaut, surtout quand la reine, sortant des casemates, se présenta sur les batteries de mer pour enflammer leur courage; ils sautaient avec transport au milieu des détonations; ils bondissaient de joie parmi les éclats des bombes.

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La garnison de terre ne montra pas moins de courage et d'enthousiasme et, avec une bravoure à toute épreuve, elle soutint jusqu'au soir ce terrible combat. Les pertes des Piémontais furent considérables; la moitié de leurs batteries furent détruites; ils eurent un très grand nombre de morts et de blessés, tandis que les 11,000 coups tirés par eux dans cette journée contre la place, à part la démolition de quelque mur et de quelque maison, ne firent aucun mal aux forts, ne causèrent la mort qu'à une dizaine de personnes et n'en blessèrent qu'une cinquantaine. Ainsi, cette attaque, dont Cialdini et les journaux Je la révolution avaient espéré d'immenses résultats, n'aboutit à rien (t).

Le jour suivant, la reine se rendit à pied à l'hôpital du Tomoue, pour consoler les blessés, en laissant tomber sur eux des paroles de douce tendresse et en les recommandant chaleureusement aux soins des Sœurs de la Charité et de madame Jurieu de Lagravière. Celte noble femme, après avoir, avec une héroïque charité, pans«les blessés de Castelfidardo, était venue à Gaëte mettre la même charité et le même courage au service des défenseurs d'une monarchie injustement combattue.

Un peu plus tard, le roi François II, ayant visité les batteries et donné les ordres nécessaires, se montra à l'improviste dans les salles de l'hôpital et sa vue seule y fit palpiter d'enthousiasme le cœur des soldats blessés, qui lui exprimèrent les plus vifs sentiments de fidélité et de reconnaissance.

Chacun s'attendait ce jour là au renouvellement des hostilités; mais Cialdini avait reçu une trop forte leçon pour se hâter;

(1) Toutes les corresp. des journaux les mieux accrédités du Times, du Journal des Débats, de la Patrie, de la Presse, outre le Blonde, la Casette du Midi, l'Union, etc., confirment la dép. de Gaëte du 25 janv. et la relation du journal de Gatte du 23 janv. La dép. de l'amiral Mundy à l'amirauté accusait les revers de la flotte piémontaise, eu ajoutant que les dommages causés â la place étaient sans importance.

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il avait à reconstruire plusieurs des anciennes batteries; il faisait donc savoir à son gouvernement qu'il ne pourrait pas,avant une quinzaine de jours, entreprendre une attaque dont le succès fût probable, et il déclarait ne pas vouloir exposer ses troupes au découragement, qui résulterait de tentatives manquées (1). L'amiral Persano s'excusa de sa défaite, en disant qu'il avait agi contre son gré et par les ordres formels de Cialdini, sur qui devait peser la responsabilité du fait (2). Cependant, chose incroyable, Cialdini, dans sa dépêche officielle de Mola, en date du annonçait que son artillerie, en répondant vigoureusement à la place, avait réduit au silence les batteries ennemies!! Les journaux de la révolution et surtout le Corriere mercantile de Gênes (25 janvier) tentèrent d'accréditer le même mensonge en y ajoutant l'ouverture de brèches dans la citadelle, l'imminence de l'assaut, etc. Mais l'opinion publique, éclairée par l'évidence des faits, les força bientôt de se taire ou d'accuser la disproportion des moyens avec lesquels Cialdini s'était risqué dans une difficile entreprise (2).

Depuis le 23 janvier, le feu recommença à diverses reprises de la part des Piémontais, mais sans la violence du bombardement qui avait eu lieu le 22; le 28 cependant plus de 1000 bombes furent lancées dans la place, plus de 2000 durant la nuit du 29. La nuit du 31, le couvent des Alcantaristes fut entièrement détruit et Msr Crisevolo mortellement blessé, ainsi que plusieurs prêtres et religieux.

(1) Corresp. de Turin du 28 janv. au Constitutionnel.

(2) Corresp. de Gènes du 27 janv. dans le Times. Le Tait y est rapporté par un officier qui fut présent k l'attaque et affirma que Gatte était un Gibraltar.

(3) Le Times qui, dans sou ignorance habituelle des choses d'Italie, avait dit, qu'aussitôt la flotte française partie, la prise de Gaëte serait l'affaire de quelques heures ou de deux jours au plus, aurait eu honte de parler du combat du 22 et n'en souffla mot.

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Quant à la flotte,toute renforcée qu'elle était de plusieurs vaisseaux et du Monarque même, qui, pourvu tant bien que mal de marins et d'artilleurs, fut remorqué jusque-là par le Fulminant, elle n'avait plus osé, après le 22 janvier, s'exposer à une attaque contre les forts de mer ni s'approcher en aucune manière de la route de Gaëte.

Tel navire de guerre, comme le  S. Michel, avait reçu ordre de débarquer son artillerie et de construire une batterie sur le rivage; à d'autres batteries travaillaient encore les troupes à gauche du camp, derrière les maisons du Borgo et à couvert du canon de l'ennemi: Cialdini appelait des troupes de Gênes et de Naples, afin de presser l'achèvement de ces ouvrages; mais tous ses efforts ne parvinrent pas à élever des batteries à 500 mètres de la place, tellement les assiégés dirigeaient de ce côté des feux convergents et terribles.

A Gaëte, depuis le 29, on avait mis en usage les deux batteries de canons rayés par Riviera; plusieurs poudrières du camp ennemi, atteintes par ces nouveaux projectiles, avaient fait explosion, et le 30 janvier le Monzambano avait été frappé à 3,200 mètres de distance. C'est pourquoi Cialdini se tenait dans le lointain, se contentant de préparer des moyens de destruction contre la ville et ne songeant plus guère à l'assaut delà forteresse.

Durant les trois mois qu'il stationna devant Gaëte, on ne peut pas dire qu'il lit un seul pas en avant des lieux qu'il avait occupés dès les premiers jours; non seulement il ne construisit pas une. parallèle, mais il n'ouvrit pas même la tranchée, qui est le commencement ordinaire de tous les sièges. Cependant les journaux de la révolution, qui entendaient peu de chose à la guerre, proclamaient que les ouvrages d'attaque de Cialdini étaient très avancés,

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qu'un assaut était imminent, que les brèches étaient ouvertes ou ne tarderaient plus à l'être, que par conséquent la place allait succomber; ils ne savaient pas qu'à une distance hors de portée du canon de Gaête, il était bien difficile de faire une brèche quelconque, d'autant plus que la nature des lieux rendait impossible la convergence des feux sur le même point; ils ignoraient ou voulaient ignorer que même en supposant une brèche ouverte, Cialdini n'aurait pas pu y lancer une colonne d'assaut sur un long espace de terrain découvert et battu par le feu terrible de 400 pièces d'artillerie; que même, étant maîtres de la première tranchée, les assaillants n'auraient pas réussi à investir la seconde et la troisième ligne, sans être exterminés les uns après les autres.

La difficulté de leur situation n'échappait pas aux troupes piémontaises; le découragement les gagnait de plus en plus et déjà elles donnaient des signes d'indiscipline manifeste. Dans une dépêche confidentielle à M. de Cavour, dépêche surprise et publiée, Cialdini lui avait annoncé que ses soldats étaient dans un état d'insubordination et de démoralisation. Voilà pourquoi le prince de Carignan se transportait à Mola pour ranimer les troupes et les rappeler à l'ancienne discipline. Cialdini savait d'autre part qu'avec les seuls moyens d'attaque dont il disposait, il ne pouvait venir à bout de la place sans la main d'un traître qui lui en facilitât l'entrée; ce traître il l'avait trouvé: aussi, dès les premiers jours de février, il avait donné au parti révolutionnaire l'heureuse nouvelle qu'avant l'ouverture du parlement d'Italie, et dans le terme de huit jours, il serait maître de Gaête. Ce fut une grande joie pour tous les personnages initiés aux secrets du parti que l'assurance de la chute prochaine de cette place; une dépêche de Berne, du 2 février,, portait que le gouvernement cantonnai avait appris d'une source semi-officielle que dans les huit jours Gaête se serait rendu.

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La presse qui ne comptait pas avec les honteux artifices de Cialdini, se riait de telles espérances, conçues dans le moment où Gaëte avait acquis le plus de force; mais le 5 février, elle commença à changer d'avis.

Jusqu'à ce jour, Gaête avait merveilleusement résisté et infligé à l'ennemi des pertes énormes; la garnison avait conservé son entrain et sa bonne humeur et, jusque sous les balles et les bombes qui pleuvaient dans le voisinage, on l'avait vue continuer de se promener dans les rues de Gaëte et de se divertir par des jeux et des mascarades; les batteries, quoique entamées et ébréchées en mille endroits par les projectiles de l'ennemi, étaient encore intactes dans leurs parties essentielles; les casemates, quoique percées sur plusieurs points par l'artillerie assiégeante que dirigeait Guarinelli, deux fois traître à son souverain (1), n'avaient pas été détruites; la grande poudrière n'avait éprouvé aucune atteinte d'un bombardement de plusieurs jours. Mais le feu soutenu des Piémontais contre la poudrière centrale avait pour but de couvrir une grande trahison, qui n'en restera pas moins évidente. D'abord cette poudrière était, de toute façon, inaccessible aux bombes et à tout projectile incendiaire; les journaux révolutionnaires l'ont eux mêmes avoué; ensuite, quand l'explosion eut lieu le 5 février, à 3 heures de l'après midi, le bombardement avait cessé. Cette explosion fut épouvantable, les effets en furent désastreux.

(1) L'officier Guarinelli avait, sous le roi Ferdinand, construit, en mauvais architecte, les casemates de Ga te et c'était lui, maintenant, qui dirigeait le fa des Piémontais contre les parties qu'il en savait les plus faibles.

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Le feu, mis par une main inconnue (1) à l'un des plus grands magasins de poudre, près de la Porte de terre, se communiqua rapidement à la réserve des provisions et des projectiles qui éclata, ainsi que le magasin, avec un fracas indicible, dont les vallées les plus éloignées répétèrent longtemps le terrible et profond écho; un navire français l'entendit, non sans effroi, à la distance de six milles; cinq batteries, parmi lesquelles les deux de canons rayés, furent complètement détruites; une brèche fut ouverte du côté de la mer, à l'extrémité des fortifications et, avec le général Travasa, une centaine d'hommes demeurèrent ensevelis sous les ruines. Cette poudrière n'eut pas plutôt sauté que, de tous les points du camp ennemi, recommença un feu infernal dirigé vers le lieu de l'explosion; mais la place y répondit vigoureusement et força les assiégeants à disséminer leur feu sur toute la ligne des fortifications. La flotte entière prit aussitôt part au bombardement et, toute la nuit, elle lança contre la ville une grêle de coups, dont la moitié tombèrent dans la mer; elle eut plusieurs de ses vaisseaux endommagés, le Monarque entre autres. Le combat dura jusqu'à minuit; vainement les Napolitains avaient-ils exécuté l'ordre de ralentir le feu, parce que l'obscurité rendait le tir incertain, les Piémontais ne diminuèrent rien de la violence du leur; ils tirèrent plus de 15,000 coups.

Cette seconde tentative n'avait pas réussi à Cialdini; il espérait que dans la confusion occasionnée par l'explosion et par le bombardement, ses colonnes d'assaut auraient pénétré sans peine au sein de la forteresse.

(1) Casella, dans sa circulaire de Gaëte du 14 fév., ne craignit pas d'affirmer que l'explosion avait été l'œuvre de la trahison. V. l'appendice de ce chapitre. Tel fut aussi le sentiment général des journaux français et anglais.

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Il n'en fut rien et même les assiégés éprouvèrent alors des pertes moins considérables que dans le bombardement du 22 janvier, tandis que les Piémontais eurent énormément à souffrir (1).

Cependant le commandant de Gaëte demanda à Cialdini un armistice de 28 heures, qui fut ensuite prolongé de 42 heures, pour enterrer les victimes de l'explosion des cinq batteries. Au reste, depuis le premier instant de l'accident, les Napolitains, malgré les bombes lancées par l'ennemi, avaient commencé cette œuvre d'humanité, et le roi et la reine, partageant les mêmes dangers, les avaient courageusement assistés: c'était une consolation pour tous les cœurs, de réussir à retirer vivants, de dessous les décombres, quelques uns de ces malheureux (2). Cialdini accorda volontiers l'armistice demandé, parce qu'il avait besoin d'utiliser ce temps à la construction d'une nouvelle batterie; il voulut même se montrer généreux en promettant de recevoir dans ses hôpitaux 400 blessés ou malades que ceux de Gaëte ne pouvaient guère contenir; de fait, il en fit transporter 200; mais, soit qu'il regrettât un acte de bonté si peu conforme à sa nature, soit qu'il fût parvenu à communiquer avec la place et à renouer les fils de nouvelles explosions, le huitième jour, il inventa le bruit calomnieux que les piocheurs, qui travaillaient à retirer les cadavres, réparaient la brèche faite par l'explosion de la réserve de poudre de la batterie St. Antoine; il refusa donc le transport des 200 autres malades, suspendit toute communication avec la place et, le jour suivant, ouvrit un nouveau bombardement où concourait

(1) V. les dép. officielles de Gaëte du 6 fév. et de Rome du 8 et du 10. Lettre du 7 fév. adressée du camp piémontais à la Presse. Corresp. de Rome du 16 fév. dans le Monde, et, et même le Journal officiel de Naples du 7 fév.

(2) V. la Patrie et le Pays dit 10 fév.

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la batterie construite pendant l'armistice (1).

Le feu le plus violent, commencé à 10 heures du matin, dura toute la journée et fut repris avec la même force, le lendemain, sur la ligne de terre, la flotte se tenant immobile à son ancrage ordinaire; la place ne perdit que peu de monde, mais sa reddition ne pouvait plus longtemps se faire attendre. La brèche due à l'explosion du 5 février ne se prêtait pas facilement, il est vrai, à un assaut des Sardes (a); mais la place avait perdu à cet accident ses batteries de canons rayés et elle n'avait plus à employer que des canons d'une portée de 1,500 mètres; elle était, en outre, privée de la majeure partie de ses munitions et de ses vivres. D'un autre côté, le typhus et la dysenterie y sévissaient, depuis quelques jours, avec une grande intensité et prenaient un caractère de plus en plus alarmant, qui faisait craindre la peste. 60 à 80 personnes en mouraient journellement, et deux généraux, le duc de Sangro et le chevalier Ferrari avaient succombé à cette maladie, dans les propres casemates du roi et de la reine. L'hôpital était rempli de 1,500 malades; des Sœurs de la Charité qui les pansaient en véritables anges consolateurs, une avait péri du typhus, sept autres en avaient été attaquées et il n'en restait que sept, capables de secourir tant d'infortunés; les médicaments mêmes faisaient défaut. Malgré tout, la garnison n'avait rien perdu de sa bravoure et de sa constance.

(1) V. tes dép, officielles de Gaëte et de Mola du 8 et du 9 fév. Corresp. de Rome du 16 dans le Monde, etc. V. aussi la note du roi de Naples aux Puissances européennes. Rome, 16 fév.

(2) Le Mohawk, navire anglais, s'étant rendu à Gaête pour inspecter l'état de la place, fut de cet avis. 'limes du 25 fév. Corr. de Naples.

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À peine nourris, depuis un mois, de pain et de fromage, couverts d'uniformes déchirés, exposés aux rigueurs de la saison la plus dure, obligés de dormir sur la terre nue et sans couvertures, après la fatigue de longues heures passées dans les horreurs de la destruction, rongés même par la vermine et n'ayant que les perspectives de la mort et des plus douloureuses extrémités, ces généreux défenseurs du droit et de la royauté juraient encore, à défaut d'autres armes, de couvrir la place de leurs poitrines et de jeter, s'il le fallait, leurs corps expirants sous les pas de l'ennemi. Puis, répétant leur cri de: «Vive le roi! Vive la Sainte Vierge!» ils couraient de nouveau à leurs canons qu'ils n'auraient abandonnés qu'avec leur vie. Gaëte avait encore des provisions pour une vingtaine de jours et sa défense aurait pu se prolonger tout ce temps là, quoique au prix des plus grands sacrifices, inutiles au résultat final. L'Angleterre persévérait dans son hostilité systématique; la France, avec sa politique de non-intervention et, «malgré ses nobles sentiments, paraissait ne pouvoir ou ne vouloir pas entraver les vues ambitieuses du Piémont;» les autres puissances, avec leur système d'inaction, ne donnaient aucune espérance de prompts secours; de plus, Cialdini avait réussi à transformer en Judas l'un ou l'autre des braves soldats qui défendaient Gaëte; l'horrible mot de trahison se faisait de nouveau entendre et menaçait d'imprimer une tache ignominieuse sur les glorieuses pages de l'histoire du siège de Gaëte. Pour toutes ces raisons, le roi François crut devoir déposer un instant ses pensées de général et prendre conseil de ses sentiments de père et de souverain.

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Le 10 février, il assembla donc les généraux et les chefs de l'armée, et, de l'avis unanime de tous, il se décida à capituler, afin d'épargner à la place les dernières horreurs du siège (1).

Dans la nuit du 10, un parlementaire fut donc dépêché au camp ennemi pour demander une trêve qui permît de s'entendre sur les bases de la capitulation. Cialdini ne répondit pas; mais le jour suivant il ordonna contre la ville un bombardement épouvantable, qui dura jusqu'au soir. Le même jour Cialdini faisait savoir aux Napolitains qu'ils pourraient, s'ils le voulaient, négocier pour la reddition de la place; mais que le feu ne serait pas interrompu de son côté. Effectivement, les batteries piémontaises recommencèrent à bombarder Gaëte avec une telle fureur que, dans l'espace de 8 heures, ils y jetèrent jusqu'à 10,000 bombes. Les assiégés, suppléant par l'intrépidité la plus héroïque, à tous les désavantages de leur position actuelle, ne laissèrent pas que de riposter vivement; par deux fois leurs artilleurs démontèrent la batterie des Cappuecini et firent essuyer à l'ennemi de grandes pertes. La nuit venue, le feu des Piémontais se ralentit un peu; mais le lendemain, au point du jour, il y eut de leur part une recrudescence de rage et de barbarie; ils couvrirent de projectiles et de matières incendiaires cette place qui s'offrait à capituler.

Pendant que durait le feu, le général Antonelli, le contre-amiral Pasca et le colonel Dellifranci avaient été députés auprès de l'ennemi, pour régler avec lui les clauses de la

(1) V. sur ces faits et les suivants, outre les corresp. authentiques du Monde et d'autres journaux dignes de foi, les dép. officielles de Gaëte, de Terracine et de Rome, du 9 au 16 fév. 1861. V. la circul. précitée de Casella, la proteste, précitée aussi du roi François H et l'ordre du jour du 14 k Gaête.

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capitulation; mais on n'imaginerait jamais l'insolence des manières avec lesquelles le général piémontais reçut ces envoyés; il se conduisit de façon à révolter d'indignation tout honnête homme et proposa des conditions telles que le roi dut les refuser pour l'honneur de son admirable armée. Aux observations pleines de mesure et d'urbanité que lui adressa le général Ritucci, commandant de la place, le grossier personnage répondit par d'audacieuses menaces et, malgré les pourparlers qui se continuaient, il fit pousser le bombardement avec la plus grande énergie possible. Le 13 février fut même pour Gaëte un jour de grande désolation: le feu ayant pris aux deux réserves de munitions, de nouvelles batteries furent détruites; plus tard éclatèrent d'un coup la poudrière Transilvania et les batteries de Transilvania, de Malpasso et de Pico di Malpasso, ainsi que le laboratoire pyrotechnique; il ne restait d'intact que la batterie de la Reine. Mais, avant l'explosion de cette dernière poudrière et l'ensevelissement des officiers et des soldats sous les décombres des forts, les conditions de la capitulation avaient été définies; la transcription de ce long document et l'apposition des signatures, suivant les formalités ordinaires, c'était tout ce qui manquait au traité; et pourtant la férocité de Cialdini ne permit ni d'interrompre, ni de diminuer le feu d'un horrible bombardement et, dans les trois jours des négociations, 50,000 bombes furent lancées par ses ordres au sein d'une ville désespérée, où elles répandaient la mort et la désolation parmi un peuple qui n'avait plus d'abri; cette barbarie digne d'un chef de hordes sauvages, ne prit fin qu'après l'acoomplissement de la dernière formalité des signatures.

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En vertu de la capitulation, le roi, la reine, les princes royaux et toute leur suite étaient libres et pouvaient partir avec tous les honneurs souverains; les officiers de Gaëte, de Messine et de Civitella del Tronto conservaient leurs grades, s'ils étaient incorporés dans l'armée piémontaise, sinon ils devaient recevoir leur solde entière; les troupes de Gaëte obtenaient les honneurs de la guerre, mais restaient prisonnières dans les îles jusqu'à la reddition de Messine et de Civitella del Tronto; l'armée sarde n'occuperait les batteries maritimes qu'après le départ de la famille royale.

Cialdini, non content de la cruauté par laquelle il s'était distingué, voulut mettre le comble à l'indécence de sa conduite, en faisant offrir au roi de Naples le vapeur le Garibaldi, précédemment le Veloce, qui avait donné à la marine napolitaine l'exemple de la plus vile trahison. François II rejeta dédaigneusement cet offre, et choisit, pour s'embarquer, la corvette française La Mouette, que

l'empereur avait laissée dans les eaux de Naples à sa disposition (1). Avant de partir, le magnanime souverain distribua à ses soldats la solde d'un mois et leur donna tout ce qu'il possédait et jusqu'à une partie de son linge; puis il publia l'ordre du jour suivant:

Gaëte, 14 février.

«Généraux, officiers et soldats de l'armée de Gaëte.

«Les destins de la guerre nous séparent après cinq mois, durant lesquels nous avons tant souffert pour l'indépendance de la patrie, participant aux mêmes périls et aux mêmes privations. Le moment de mettre fin à vos héroïques sacrifices est arrivé. La résistance était devenue impossible.

(1) L'Espagne aussi et la Russie avaient, à CivitaVecchia et k Villafranca, des frégates fe la disposition du roi de Naples. V. la note de Rome du 16 fév.

— 261—

Si mon désir de soldat était de défendre, comme vous, les remparts delà monarchie jusqu'à tomber sous les murs branlants de Gaëte, mon devoir de roi, mon devoir de père me commandait en ce jour d'épargner un sang généreux, dont l'effusion, dans les circonstances actuelles, ne serait que la dernière manifestation d'un héroïsme inutile. Pour vous, mes chers et fidèles compagnons d'armes, et afin de pourvoir à votre avenir, avec les égards que méritent votre loyauté, votre bravoure, votre constance, pour vous je renonce volontiers à l'ambition militaire de repousser les derniers assauts d'un ennemi qui ne se serait pas rendu maître d'une place, défendue par de tels soldats, sans couvrir de morts le chemin qu'il aurait à parcourir. — Soldats de l'armée de Gaëte, depuis six mois vous combattez avec un courage incomparable. La trahison intérieure, l'attaque de bandes révolutionnaires étrangères, l'agression d'une puissance que l'on croyait amie, rien n'a pu dompter votre valeur, ni corrompre votre constance. Ail milieu des souffrances de tout genre, traversant les champs de bataille, affrontant les trahisons plus terribles que le fer ou le plomb, vous avez été à Capoue et à Gaëte, faisant preuve du même héroïsme, sur les rives du Volturno et du Garigliano, repoussant pendant trois mois sur ces bastions les efforts d'un ennemi qui disposait de toutes les ressources dé l'Italie. Grâce à vous, l'honneur de l'armée des Deux Siciles est sauf; grâce à vous, votre souverain peut lever la tête avec orgueil, et sur la terre de l'exil où il attendra la justice divine, le souvenir de l'admirable loyauté de ses soldats lui sera la plus douce consolation de son infortune.

— 262—

Une médaille spéciale vous sera distribuée en mémoire du siège; quand plus tard, mes chers soldats retourneront dans leurs foyers, tous les gens de cœur se découvriront respectueusement à leur passage, et les mères montreront comme exemple, à leurs petits enfants, les héroïques défenseurs de Gaëte.

«Généraux, officiers et soldats, je vous remercie tous, je vous serre à tous la main avec effusion de tendresse et reconnaissance. Je ne vous dirai pas adieu! mais au revoir!Gardez-moi toujours votre fidélité, comme je vous garderai toujours mon affection.»

«Votre Roi,

«François II.»

A 8 heures du matin, les Piémontais occupèrent le Monte Orlando et les batteries de terre: les Napolitains se massèrent du côté des batteries de mer, pour honorer leur prince sur son passage, et le peuple de la ville remplit ' toutes les rues pour le saluer et lui faire cortège. François II partit de son palais avec la jeune reine, les princes royaux, les ambassadeurs étrangers et toute sa suite, qui était de cent personnes, parmi lesquelles trois généraux, dont le plus illustre est le général Bosco, nommé gentilhomme de chambre. Le spectacle de ce départ fut sublime. Le roi se sentait troublé jusqu'au fond de l'âme et son visage était pâle d'émotion; mais il portait sur un front serein et résigné, ce rayon de grandeur qui illumine le front des hommes généreux, victimes de la violence et de l'iniquité. Il s'avançait à pas lents au milieu des soldats de Gaëte; ces braves pleuraient d'attendrissement, et tout le peuple faisait retentir, dans les pleurs et les sanglots, le cri de «Vive le roi! vive notre père!»

— 263—

Les plus hardis se précipitaient devant lui pour couvrir de baisers les mains de leur bon prince; pas une paupière qui ne fut humide de pleurs, pas un cœur qui ne palpitât d'enthousiasme et de regret, pas une bouche qui n'acclamât encore une fois l'illustre descendant d'une dynastie nationale. Quand il eut franchi la porte de mer, la batterie tira 21 coups de canon et le drapeau royal s'abaissa à trois reprises pour saluer le malheur, l'héroïsme et l'exil. De la plage et des forts, le peuple et les troupes l'accompagnèrent, toujours pleurant et criant: c Vive le roi!»cri légitime, auquel répondit tout l'équipage français de la Mouette, suspendu aux cordages. Le vapeur français, ayant reçu le monarque avec tous les honneurs dus à la royauté, se dirigea vers Terracine, où l'attendaient plusieurs voitures envoyées par le Saint Père et un peloton de dragons français qui l'accompagnaient jusqu'à Rome. — Ainsi tomba Gaëte. Cette place qui avait été pendant plusieurs années la résidence d'un roi, l'asile d'un Pontife et le boulevard de la monarchie, les Piémontais en avaient fait un monceau de ruines et le théâtre sanglant des horreurs d'une guerre fratricide; ce fut donc à la cime des églises canonnées et des palais détruits, parmi des cadavres encore privés de sépulture, au milieu de citoyens en deuil et de soldats frémissant de désespoir et d'indignation que Cialdini planta l'étendard de l'unité et de la civilisation italienne. L'Europe regardera cet étendard et y cherchera la figure d'Alaric ou d'Attila, ou de quelqu'autre des généraux barbares qui dévastèrent jadis la Péninsule.


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Chapitre XXXVI.
ACTES RELATIFS A LA CAPITULATION DE GAETE. — REDDITION DÉFINITIVE DE MESSINE ET DE CIVITELLA DEL TRONTO. — SUPPRESSION DE L'AMBASSADE NAPOLITAINE EN ANGLETERRE. —SYMPATHIES DE L'EUROPE POUR FRANÇOIS II.

Le jour même où François II quitta Gaëte, les Piémontais avaient occupé le Monte Secco; la garnison, ayant reçu tous les honneurs militaires, marcha vers cet endroit où elle mit bas les armes et fut répartie, suivant les articles de la capitulation,sur divers points et principalement dans les îles de Naples: plusieurs chefs obtinrent même la permission de retourner chez eux, sous la promesse qu'ils ne participeraient à aucun mouvement réactionnaire. Cialdini prit possession de toute la presqu'île de Gaëte où, indépendamment de 700 canons, il trouva 60,000 fusils et quantité d'autres armes. 11 publia ensuite une proclamation à ses troupes, qui montra que cette fois il s'était inspiré de l'hypocrisie cavourienne et avait voulu cacher la sauvage nature qu'il avait révélée dans toutes les campagnes d'Italie. 11 n'ignorait pas combien la proclamation et les massacres de Pinelli (qui n'avait fait que suivre ses instructions), avaient scandalisé l'Europe entière, ni quelle peine avaient dû se donner les journaux italiens, français et anglais pour atténuer la douloureuse impression de l'opinion publique; il savait que le ministre de Cavour, directeur en chef de ces exécutions, avait été contraint, pour ne pas en partager l'odieux, d'enlever à Pinelli le commandement de sa brigade et de le mettre à la disposition du ministère

— 265—

de la guerre par un décret du 10 février (1). Le très humain Cialdini voulut donc parler à l'unisson du comte de Cavour, dans l'espoir, sans doute, d'effacer la cruelle image de ses atrocités passées. Voici le texte delà proclamation qu'il adressa, le 17 février aux soldats piémontais:

«Soldats,

«Gaëte est tombé! La bannière italienne et la croix victorieuse de Savoie se déploient au sommet de la Tour d'Orlando. Ce que j'avais prédit le 10 de janvier, vous l'avez accompli le 13 de ce mois. Qui commande à des soldats de votre trempe, peut, à coup sûr, prophétiser la victoire. En 90 jours, vous avez soumis une place célèbre par ses nombreux Sièges, une place que de nouveaux ouvrages de défense avaient rendue plus forte que jamais; une place qui, au commencement de ce siècle, résista pendant quatre mois aux premiers soldats de l'Europe. L'histoire racontera les efforts que vous avez faits, les fatigues que votre constance, votre abnégation et votre valeur ont supportées. L'histoire parlera des gigantesques travaux que vous avez accomplis en si peu de temps. Le roi et la patrie applaudissent à votre triomphe et vous remercient.

«Soldats, nous avons combattu contre des Italiens. Ce fut un pénible, mais nécessaire devoir. Je ne puis donc vous inviter à des démonstrations de fête, ni à l'insultante allégresse du vainqueur. Je crois plus digne, pour vous et pour moi, de vous réunir aujourd'hui sous les murs de Gaëte où sera célébrée une messe funèbre.

(1) Plus tard, le ministère piémontais rendra ses bonnes grâces à Pinelli et l'associera de nouveau à Cialdini, pour éteindre la réaction des Napolitains dans leur propre sang. (Note du traducteur.)

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Nous devrons prier pour les généreux soldats qui sont tombés durant le siège, tant parmi nos rangs que parmi ceux de l'ennemi. La mort recouvre d'un sombre voile les ressentiment s humains et les morts sont égaux devant les yeux des hommes généreux qui leur survivent. La colère ne doit pas dépasser le champ de bataille; le soldat de Victor Emmanuel combat et pardonne.

«Cialdini.»

En vérité, tant de compassion et de tels sentiments de générosité et de modération à l'égard des Italiens, sont incroyables chez l'homme qui bombarda horriblement la ville d'Ancône, pendant heures, après que le drapeau de la paix avait été arboré, qui eut la cruauté de lancer 50,000 bombes dans Gaëte, durant les trois jours des négociations relatives à la capitulation, proposée dès le premier de ces trois jours; qui désigna pour objectif à ses canons rayés le palais d'un roi et d'une reine, les hôpitaux de pauvres malades blessés en combattant, les églises mêmes que respectaient les barbares du Nord, au temps de leurs invasions. Nos lecteurs connaissent assez le reste des mérites de Cialdini pour se former une idée complète du personnage. Est-il donc vrai que la prise de Gaëte soit une victoire et un triomphe de l'armée sarde? Nous ne le croyons pas, et quiconque aura lu le chapitre précédent, ne le croira pas plus que nous. Les batteries dressées par Cialdini, n'avaient d'autre but, comme nous le disions, que de détruire une ville et non de renverser des remparts ou de réduire des forts au silence; le feu de l'artillerie piémontaise n'avait pas réussi à démolir un seul mur d'enceinte;

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les brèches ouvertes, comme l'ont avoué les Anglais mêmes du Mohawk (1), ne furent le résultat que des explosions et encore les Piémontais n'auraient-ils pas osé risquer d'y monter à l'assaut. Leur gloire consiste donc à avoir détruit des maisons, des couvents, des hôpitaux et des églises, elle consiste à s'être procuré des traîtres qui, en mettant le feu à la poudrière, ruinèrent complètement la partie de la ville la plus rapprochée de leur camp. Nous ne prétendons pas pour cela contestera l'armée sarde les vertus militaires dont Cialdini fit l'éloge; que n'ont-elles été employées pour une meilleure cause! Quant aux gigantesques ouvrages mentionnés dans la proclamation, ouvrages par lesquels il faut entendre surtout plusieurs milles de bonne route, l'exécution en était principalement due à des paysans que Cialdini avait amenés jusque de l'Ombrie et des Marches (3). De travaux de siège proprement dits, l'armée piémontaise, nous le répétons, n'en a pas eu le souci ni le mérite.

Le ministre napolitain Casella, qui était resté plusieurs jours à Gaëte, pour régler l'exécution de quelques articles de la capitulation, expédia sans délai aux représentants des Deux Siciles, près les cours étrangères une circulaire dans laquelle il exposa en peu de mots les raisons de la reddition de la place, raisons qu'il disait être en partie politiques, en partie militaires: nous avons traité la même question dans le chapitre précédent, et nous nous contenterons de reproduire cette circulaire à l'appendice des documents de ce chapitre.

(1) Corresp. de Naples dans le Times, 25 fév. 1861.

(2) Ces paysans retournèrent chez eux dans 40 chariots, dont quelques journaux parièrent tant à cette époque (avril), mais d'une manière erronée et avec la crainte que les troupes piémontaises n'eussent en vue d'aller surprendre Rome.

— 268—

En outre, le 16 février, le gouvernement du roi François communiqua aux puissances une longue note en forme de protestation (1). Cette pièce justifiait devant l'Europe la conduite que le roi avait tenue jusqu'à son départ de Gaëte: «Un souverain,» disait la protestation,«qui à peine monté sur le trône héréditaire, se trouve au milieu des circonstances les plus difficiles, un souverain, à qui la trahison, l'intrigue et la révolution n'ont pas même donné le temps d'étudier l'état de son pays, méritait certainement quelque secours et des sympathies efficaces. Lors donc que ce souverain était perfidement attaqué le jour même où il octroyait à ses sujets une constitution libérale et les plus larges garanties, il pouvait se croire autorisé à en appeler au tribunal des grandes nations qui, pour le bien commun, se sont constituées arbitres du droit public et de l'équilibre politique du monde dans les diverses circonstances que l'Europe a traversées depuis 1815, à des dates plus ou moins rapprochées de celle-là. Qu'un souverain ne doive ni demander, ni espérer un appui extérieur dans les agitations purement intérieures de ses peuples, que l'intervention étrangère ne puisse s'employer à assurer alternativement le triomphe de la révolution ou de l'autorité, qu'on laisse, en un mot, les gouvernements et les peuples libres de modifier le régime politique de leur propre pays, c'est là, semble-t-il, une théorie admissible en règle générale pour tout le monde, une théorie fondée sur les principes de liberté et de justice qui règlent aujourd'hui

(1) Gazette de France, Monde des 11 et 12 mars, etc.

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la politique des grands États  de l'Europe (1).

«Mais quand un souverain combat loyalement pour le maintien de l'ordre public, pour la liberté et pour l'indépendance de ses peuples, il peut bien au moins réclamer le bénéfice des lois communes à toutes les nations, qui ne permettent pas à un autre gouvernement de violer le droit international, les traités solennels formant le seul bien, la seule garantie des sociétés politiques de l'Europe. Le roi des Deux Siciles pouvait se croire dans la même position que les autres monarques, et l'agression étrangère lui donnait certes le droit que n'invoquèrent pas en vain la Porte Ottomane, le vice-roi d'Égypte et les régences mauresques d'Afrique. Et qu'on ne dise pas, pour échapper à la logique de ces principes, qu'il s'agissait ici d'une question d'Italiens à Italiens. L'Italie, telle que l'a faite l'histoire et que l'Europe l'a établie, se compose de divers Etats, ayant des gouvernements indépendants. Voilà le droit commun. Qu'on accorde aux peuples qui se constituent la faculté de choisir leur gouvernement, qu'ils soient libres, si l'on veut, de pousser jusqu'aux dernières limites la théorie de leur souveraineté et d'abdiquer même leur indépendance; mais on ne peut pas, à moins de fouler aux pieds tous les principes, permettre que ces peuples soient envahis sans déclaration de guerre, sous le prétexte de l'unité et de la liberté, en laissant simultanément à une seule puissance violer, au bénéfice de son ambition, la loi commune des nations civilisées.

La note poursuivait, en exposant tout ce qu'avait fait le roi François pour réformer son gouvernement, de manière à satisfaire les légitimes désirs de ses peuples;

(1) Dans sa note du 22 août 1860 au comte de Persigny, M. Thouvenel s'était exprimé, à ce sujet, en des termes tout semblables.

— 270—

elle parlait de l'envahissement de ses États  par des aventuriers couverts du drapeau piémontais; de sa retraite avec l'armée sur les rives du Volturne, de l'inique intervention du Piémont, contrairement au protocole adopté le 14 avril 4856 parles conférences de Paris; de la retraite des Napolitains derrière le Garigliano, du siége et de la capitulation de Gaëte, enfin du départ de François II pour l'exil, et elle se terminait ainsi: «Le roi croit devoir encore une fois protester «de son côté et en son noin contre la violence dont il est «victime, en réservant tous ses droits et se proposant d'en «appeler à la justice de l'Europe. Sa Majesté ne veut en «aucune façon provoquer des agitations dans son royaume; «mais, quand ses fidèles sujets trompés, trahis, opprimés, «spoliés, lèveront leurs bras animés d'un même sentiment «contre l'oppression, le roi n'abandonnera pas leur cause. «Pour éviter cependant l'effusion du sang et l'anarchie qui menace de ruiner la Péninsule italienne, Sa Majesté se persuade que l'Europe réunie en congrès, sera appelée à se prononcer sur les affaires d'Italie. Le seul but de sa politique extérieure sera donc, à partir d'aujourd'hui, de manifester ce projet et d'en poursuivre l'exécution.

«Quant au régime intérieur, ses convictions ne sont point changées. Les promesses du manifeste du 8 octobre forment désormais son programme unique et invariable.»

«Au bruit de la chute de Gaëte, le parti de la fusion italienne ne se posséda pas de joie, et les vivats à Garibaldi, à Victor Emmanuel et à l'empereur des Français retentirent jusqu'à Rome sur les lèvres des hommes affiliés aux sociétés secrètes et salariés par Cavour.

— 271—

A Naples et en Sicile, le gouvernement du prince de Carignan et de Montezemolo ordonna des fêtes et des illuminations; mais quoique ce gouvernement ait fait publier par un grand nombre de télégrammes qu'une joie immense avait accueilli la nouvelle dans tout le royaume, les correspondances les plus véridiques venues des Deux Siciles et communiquées à la Patrie et à d'autres journaux non suspects en cette matière, nous affirmaient, au contraire, que les troubles étaient très vifs dans Naples même, que toutes les provinces demandaient leur autonomie et leur indépendance, et que le nom piémontais était partout en haine et en malédiction. Le nouveau pouvoir n'en crut pas moins le moment venu de frapper un grand coup contre l'Église et ses ministres, et de s'emparer des biens ecclésiastiques pour payer les énormes dettes contractées par le Piémont pour la ruine de la Péninsule. Le 18 février, un décret de la lieutenance de Naples prononça l'abolition de tous les concordats faits avec l'Église depuis 1818 à 1834 et de toutes les conventions postérieures conclues avec Rome jusqu'à 1860; le même décret abolit tous les privilèges, sous le spécieux prétexte d'une parfaite égalité entre tous les citoyens; il adjugea au pouvoir civil la juridiction des causes et bénéfices ecclésiastiques, et déclara nuls et de nul effet les appels qui se feraient à Rome. Un autre décret abolissait, à peu d'exceptions près, tous les ordres religieux de l'un et de l'autre sexe; il séquestrait leurs propriétés, réduisait les revenus de l'Église et ratifiait solennellement le vol le plus sacrilège de son patrimoine. L'argenterie appartenant aux maisons religieuses supprimées, passait dans les mains du gouvernement, pour être monnayée et destinée à l'achat de munitions de guerre.

— 272—

Le peuple de Naples en montra le plus vif ressentiment; mais pas assez pour que le gouvernement reculât devant l'exécution des mesures décrétées.

En Sicile les démonstrations et les menaces des populations furent telles que le pouvoir n'eut pas le courage d'accomplir l'indigne spoliaton, et affirma, par une circulaire, à toutes les communautés religieuses que son intention n'était pas d'étendre à la Sicile les résolutions prises à cet égard pour Naples. Ces assurances menteuses n'empêcheront certainement pas les ordres religieux de la Sicile d'être spoliés par le fisc piémontais qui, en les réduisant à la plus rigoureuse pauvreté évangélique, emploiera leur avoir à l'acquittement des énormes dettes de l'Etat.

Sur ces entrefaites, le général Fergola à Messine, et le colonel Giovane dans le fort de Civitella del Tronto, avaient refusé de rendre ces places: c'est pourquoi, le 20 février, le général Mezzacapo fut dépêché avec une brigade contre Civitella, et Cialdini partit pour Messine avec Persano, conduisant un gros corps de troupes et toute l'artillerie à longue portée qu'il avait employée contre Gaëte. Mais la fermeté connue et éprouvée du vieux général Fergola et la forteresse de la place, armée de 300 bouches à feu, et rendue inaccessible à un assaut quelconque, soit de terre, soit de mer, faisaient raisonnablement craindre que ce siège n'eut toute la durée de celui de Gaëte.

D'un autre côté, le fort de Civitella del Tronto, défendu par 300 braves soldats, résolus à ne pas se rendre tant qu'il leur resterait un canon, menaçait, grâce à l'avantage de sa position, qui lui avait permis d'arrêter la marche d'une division tout entière, menaçait, dis-je, de soutenir un long siège et de causer à l'ennemi des pertes considérables.

— 273—

Cialdini en frémissait de rage; il accumulait les batteries et les munitions sur les collines qui entouraient la ville de Messine; il disposait ses moyens de destruction, et, dans l'impossibilité de faire de ces places ce qu'il avait fait d'Ancóne, de Mola et de Gaëte, il se préparait à détruire les quelques maisons qui se trouvaient dans l'enceinte fortifiée et les logements militaires; ce fut en effet la direction des coups de son artillerie, lorsque, dans les premiers jours de mars, le feu commença. Il écrivait cependant au général Fergola, avec son aménité de barbare, qu'il le tenait pour un rebelle, qu'il n'accorderait ni à lui ni à sa garnison aucune forme de capitulation; mais qu'il le forcerait à se rendre à discrétion; que, si lui, Fergola, tirait contre la ville, lui, Cialdini, ferait fusiller pour chaque citoyen tué ou blessé un officier de la garnison, confisquerait en outre, tous ses biens et tous ceux de ses officiers pour indemniser la ville des dommages qu'elle aurait soufferts, et livrerait leurs personnes en proie au peuple de Messine, qui en ferait ce que bon lui semblerait; il terminait par l'assurance bien inutile qu'il était homme à exécuter ces promesses (î). Un chef de brigands aurait-il écrit en d'autres termes à un général et à des officiers pleins de cœur et d'honneur militaire? — D'autre part, le fort de Civitella del Tronto avait énergiquement résisté aux premières opérations du général Mezzacapo et c'était en vain que celui-ci avait essayé de l'emporter d'assaut.

En conséquence, M. de Cavour implorait les bons offices de la France, pour se délivrer du double obstacle qui tenait occupée une grande partie de l'armée et toute la flotte.

(1) Cette lettre est authentique; la Gazette oflicielle de Turin la publia elle-même.

— 274—

Le roi François qui voulait se conserver pur de toute tache qu'aurait fait rejaillir sur son nom les cruautés mêmes dont les Piémontais menaçaient Messine et Civitella, se rendit aux conseils de l'empereur des Français et dépêcha aussitôt au général Fergola le général Clary, accompagné d'un officier du général Goyon, pour lui dire de rendre la place. 11 dépêcha avec la même mission et aussi en compagnie d'un officier français, le général délia Rocca au colonel Giovane, commandant de Civitella; les conditions pour les garnisons des deux places, ne devaient pas différer de la capitulation de Gaëte (1).

John Russell n'avait pas voulu attendre la chute de Messine et de Civitella, pour donner congé au représentant des Deux Siciles et interrompre avec lui les relations diplomatiques. Le jour même (21 février) où l'ambassadeur de Sardaigne lui communiqua officiellement la nouvelle de la reddition de Gaëte (2), il envoya au chevalier Fortunato, secrétaire de la légation Sicilienne (3), une dépêche par laquelle il lui déclarait que ses fonctions comme représentant du roi de Naples avaient cessé (4). Le chevalier Fortunato ne fit pas attendre sa réponse, qui était pleine de franchise et de vérité; il y défendait auprès du noble lord la conduite de son souverain, et accusait

(1) Cette nouvelle fut donnée officiellement par le Moniteur du mars 1861. — Unedép. du gouvernement de Naples du 14, la confirma. V. corresp. de Rome du 16 mars dans le Monde.

(2) Dépêche du marquis d'Azeglio k Lord J. Russell. Parklane, Londres, 19 février.

(3) Le chev. Fortunato était en ce moment le chargé d'affaires du roi de Naples à Londres, le comte Ludolf étant absent par suite d'un congé qu'il avait demandéau roi.

(4) Dép. de Lord J. Russell au chev. Fortunato. V. cette dépécbe à l'appendice de ce chapitre.

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le gouvernement anglais d'avoir employé son influence pour faire de l'Italie une puissance qui deviendrait indubitablement l'alliée de la France (1).

Mais, tandis que le cabinet britannique accomplissait l'œuvre de sa perfidie envers le roi des Deux Siciles, toute l'Europe sentait grandir sa vive sympathie pour François II et pour ia reine Sophie, qui avaient trouvé dans le palais du Quirinal, l'hospitalité de l'exil. De France, d'Espagne, de Bavière, d'Irlande, d'Angleterre même, des adresses étaient journellement envoyées aux deux héroïques personnages, et maints présents leur apportaient les témoignages de l'estime et de l'affection que ces divers pays nourrissaient pour ces malheureux princes et pour la justice de leur cause. Nous nous contenterons de reproduire ici un document qui nous est remis à l'heure même où nous écrivons ce chapitre; il nous vient du royaume de Prusse. C'est une circulaire que plusieurs des plus illustres personnages de ce royaume adressent à l'aristocratie dont ils font partie, pour réclamer leur concours dans l'offrande qu'ils avaient l'intention de présenter au roi François II. La circulaire est conçue en ces termes: «C'est avec un sentiment de douleur mêlé d'une légitime fierté dont la chute de Gaëte doit pénétrer les âmes généreuses, que nous nous adressons à nos égaux en dignité, et à tous ceux qui partagent nos sentiments, dans la formelle persuasion |ue ce que nous proposons sera approuvé par tout homme au cœur droit et loyal. La citadelle que le roi François II défendit si glorieusement, était moins le rempart du monarque des Deux Siciles, que le boulevard de la légitimité.

(1) Dép. du chev. Fortanato à Lord J. Russell. V. à l'appendice.

— 276—

Puisque les souverains légitimes de l'Europe n'ont pu préserver l'édifice qui protégeait l'inviolabilité de leurs couronnes, ni tendre une main secourable à l'héroïque champion de leurs principes, nous croyons de notre devoir de reconnaître solennellement cette bannière délaissée; et plus est profond dans nos cœurs le sentiment de fidélité envers notre propre souverain, plus aussi nous devons franchement arborer le drapeau de la légitimité, en face du parjure et contre la violence des maximes qui triomphent aujourd'hui en Italie, et que nous pourrions voir demain se propager en Allemagne. Nous adressons donc un confiant appel à tous nos amis, pour qu'ils appuient notre proposition, de déclarer publiquement par un hommage chevaleresque au grand roi et à la noble reine des Deux Siciles, ce que nous pensons et désirons à leur sujet. Nous prions les personnes disposées à prendre part à l'hommage que nous comptons offrir à Leurs Majestés, de transmettre au plus tôt leurs cotisations à ceux qui leur communiqueront cette circulaire. Nous aurons l'honneur de publier en temps opportun le résultat de la souscription (1).»

«Prince E. de Sayn Wittgenstein.

«Prince E. Egon de Furstknberg.

«Comte A. d'Erbach Furstenaïj.

«Comte P. de Leiningen Billingheim.

«Comte E. de Stolbekg Wernigerode.»

En même temps que François II et sa digne épouse se conciliaient ainsi de plus en plus, dans leur retraite, les sympathies de l'Europe, qui semblait d'une voix de tonnerre protester contre les principes de tyrannique oppression proclamés en Italie sur les débris des trônes, ses ennemis, couverts de honte et de blâme, devenaient l'objet de la répulsion générale.

(1) Extrait du Times du 13 avril 1861.

— 277—

Russell s'était réjoui d'avance de ce que par la chute de Gaëte tout le royaume des Deux Siciles allait rentrer dans les voies de l'ordre et de la tranquillité; tous les journaux révolutionnaires avaient prévu le même résultat; mais qu'est-il arrivé en réalité?

L'anarchie s'est accrue et continue de s'accroître dans. d'immenses proportions; les assassinats sont devenus des massacres, les vols se sont développés en communisme pratique; l'immoralité et l'irréligion, soutenues par le nouveau gouvernement, dépassent toute mesure et nous représentent le paganisme dans ses formes les plus brutales renouvelé au sein des provinces italiennes par leurs prétendus libérateurs (1). Aussi, malgré le rappel de la colonne des Abruzzes, ordonné par le roi des Deux Siciles, le nom de cet héroïque souverain s'invoque à Naples et à Palerme, comme celui d'un sauveur; ni les menaces, ni les visites domiciliaires, ni l'espionnage mis en honneur, ni les arrestations arbitraires d'une poljee éhontée, ni les désarmements, les spoliations, les emprisonnements, l'exil, les fusillades, la mise à feu et à sac de villages et de villes entières, ne sont parvenus à déraciner ce nom du cœur de ses sujets, ni même à les empêcher de le prononcer. La noblesse napolitaine accepta avec joie les insignes des ordres de chevalerie que le prince exilé leur envoyait de Rome, et laissa seul dans son palais le prince de Carignan, qui ne put réussir à donner un bal dans la résidence usurpée des souverains de ce royaume. Le peuple gémit maintenant dans la misère et le désespoir, et il menace les soutiens armés de la domination sarde; quoique repoussé plus d'une fois, il ne renonce point à ses plans de soulèvement et d'affranchissement;

(1) V. à l'appendice de ce chapitre une lettre sur l'état des provinces de Sicile.

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les correspondances de ces contrées ne nous parlent que de réactions, de démonstrations et de conspirations organisées sur une large échelle en faveur du roi François; tout nous montre quelle est la vraie monarchie napolitaine, la véritable pensée et le sentiment réel de la nation. Cependant les intrigues et la corruption se mettent en campagne pour fortifier le parti d'un prétendant étranger; on enrôle des soldats en son nom sous le titre de légion de l'Adriatique (t); on recueille des souscriptions; on dépêche des ambassadeurs jusqu'à Paris, pour y apporter des adresses et des votes, on en reçoit des réponses adressées à un duc innommé de Naples (a). Vains efforts, si les baïonnettes d'un potentat ne vont pa3 relever un trône que les baïonnettes avaient élevé une première fois.

Cavour, qui avait fait dépendre de la chute de Gaëte la pacification des provinces méridionales de l'Italie, proclama dans le parlement sarde que cette pacification dépendait désormais de l'occupation de Rome; et il promit d'agiravec vigueur contre la réaction (3). Les massacres renouvelés sur le sol italien étoufferont les vœux réels de la vraie majorité. Mais c'est ici une nouvelle preuve de la tyrannie d'un gouvernement révolutionnaire, qui a osé qualifier de tyrannique le gouvernement des Bourbons; ce sera aussi un lourd fardeau de ressentiments et un pressant aiguillon de vengeance pour des peuples si indignement opprimés.

(1) V. La Voce popolare de Naples et le Monde du 8 mars.

(2) L'auteur fait ici allusion au voyage d'Ulloa à Paris et à la lettre de Murât publiée dans les journaux.

(3) V. la séance du Parlement italien du 0 mars 1861.


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Chapitre XXXVII
LA FUSION ET LA CONFÉDÉRATION D'ITALIE.

Avant la prise de Gaëte, tous les soins du comte de Cavour s'étaient tournés vers les élections du parlement italien, qui devait s'ouvrir le 18 févriêr, à Turin, pour organiser le royaume d'Italie et délibérer sur l'annexion de Rome et de Venise. M. de Cavour n'ignorait pas la terrible opposition de Garibaldi et de Mazzini; il était au courant des menaces de l'Autriche, qui avait fait un cas de guerre de toute attaque des Garibaldiens contre ses possessions; il voulait donc ajourner la guerre, il en avait donné sa parole à la France et avait fait déclarer par La Marmora au nouveau roi de Prusse, que l'intention de la Sardaigne n'était pas de prendre les armes contre l'Autriche pour la Vénétie. Le rusé ministre n'en avait pas moins employé toute son activité, tous les expédients de son esprit et tous les moyens de la corruption pour se faire des créatures dans le parlement, afin de pouvoir, comme avant, modérer la marche et imposer ses volontés aux peuples d'Italie. La plupart des nouveaux sujets de Victor Emmanuel s'abstinrent de voter, en se réservant l'exercice de ce droit pour des temps plus favorables où, le despotisme du Piémont ayant pris fin, la vraie liberté réjouirait de son regard de malheureux opprimés (1). Les partisans de la Sardaigne et les individus gagnés par les promesses et l'argent de Cavour purent donc battre le parti mazzinien dans plusieurs villes de la Péninsule, et faire sortir des élections le résultat qu'espérait le gouvernement du noble comte.

(1) Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'œil sur les listes des votants publiées par les journaux officiels eux-mêmes. — L'Armonia de Turin, dans son n. du 3 août 1861, nous fait connaître que la représentation nationale italienne

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Le nouveau parlement cavourien (1) s'étant donc réuni le 18 février, à Turin, pour représenter son directeur en chef et non les vœux de l'Italie, le roi ouvrit la séance par un discours où il annonçait que l'Italie enfin libre et unie, attendait de lui son organisation; il espérait son concours pour achever les armements de l'Etat,

 se compose de 1 député sur 49,552 habitants, c'est-à-dire de 433 députés en tout: 144 des anciens États  de la Sardaigne, y compris la Lombardie; 48 des provinces napolitaines et de la Sicile; 42 de l'Emilie; 37 de la Toscane; 28 des Marches et de l'Ombrie. Pour faire connaître ensuite à ses lecteurs de quelle manière la nation entière est représentée dans la Chambre des Députés, l'Armonia termine son article en disant: «La Gazette officielle a bien publié le nombre des électeurs qui ont voté dans les dernières élections, mais elle n'a pas parlé du nombre des suffrages obtenus par les députés élus. Nous avons fait ce travail. Les 443 députés élus ont obtenu 170,167 suffrages, de manière que vous voyez que le chiffre est bien petit.»

La population italienne est de 21,913,243;

«Les électeurs inscrits 419,938;

«Les suffrages obtenus par tes députés élus 170,367.

«Ce dernier chiffre représente donc la population italienne de 22 millions à peu près, et cela sans entrer dans les particularités, puisqu'il y a des collèges de 49,332 habitants, représentés par des députés à 200 suffrages; 161 députés à 300 suffrages; 139 députés à 300 suffrages, et 2 seulement à plus de 1,000 suffrages.»

«Mais du chiffre de 170,367 électeurs qui ont voté, il faudrait déduire les employés qui ne sont pas libres et dont le nombre peut être calculé à 70,000 dans n la jeune Italie. Il ne resterait donc que 100,000 suffrages indépendants pour représenter 22 millions d'Italiens dans leur premier Parlement.»

En présence de ces chiffres, le marquis Normanby pouvait affirmer avec raison, dans son discours du 2 mai, que la population italienne ne s'était point déclarée pour la révolution soutenue par le Parlement italien. Nous ajouterons que les votants représentèrent, pour la plupart, le parti du Piémont, et que leur nombre prouve, avec une évidence mathématique, que l'Italie ne veut pas être telle que le voudrait ce parti.

(1) L'opposition n'était pas en force pour se mesurer avec la majorité ministérielle.

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afin que le gouvernement dans la conscience de sa force pût exécuter les conseils de la prudence.

Le 26 février, le scrutin approuvait par 125 voix contre 2 la loi qui accordait à Victor Emmanuel et à ses successeurs le titre de roi d'Italie; le 14 mars, la Chambre des Députés sanctionnait ce vote à une grande majorité et le 17, la Gazette de Turin en publiait le décret; ainsi, par le seul vote d'une assemblée de 400 personnes l'on croyait avoir unifié l'Italie et créé un nouveau et puissant royaume, destiné à mettre son épée dans la balance des affaires de l'Europe. Les sots enthousiastes et les utopistes criaient de toutes parts au triomphe et éclataient en démonstrations de joie. On eût dit que l'Italie venait de trouver un trésor sans prix, un bonheur illimité. Que pensons nous, pour notre compte, du nouveau royaume italien auquel le parlement de Turin entendait donner naissance? Qu'on nous permette, avant de clore cet ouvrage, de considérer brièvement cette question, tant par rapport à la Péninsule qu'à l'Europe en général.

Depuis le commencement de cette histoire, nous avons fait observer à nos lecteurs 1° Que la fusion de tous les États  d'Italie en un seul royaume républicain, avait été le but et le travail des sociétés secrètes des Carbonari purs et des Carbonari-Mazziniens. 2° Qu'en modifiant, au moins pour un temps, leur plan d'une république italienne, ils s'étaient alliés avec M. de Cavour, en lui promettant le concours de la révolution pour la fondation de l'unité italienne, sous la monarchie de Savoie, à la condition qu'elle leur prêterait assistance et appui.

Cavour, grâce à Garibaldi, représentant de la force révolutionnaire de l'Italie, et de Mazzini, qui dirigeait ou modérait la grande machine des sociétés secrètes de la Péninsule, se mit sur la voie

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tracée par le programme des sociétés secrètes, et embrassa le parti qu'il avait provoqué, après avoir fait, durant plusieurs années, d'autres tentatives qui ne lui avaient pas réussi (1); il embrassa, dis-je, ce parti comme le moyen de sauver le Piémont d'une ruine totale. En conséquence, le royaume de Sardaigne qui, avant 1848, avait les finances les plus florissantes de toute l'Italie, s'étant jeté, depuis cette époque, dans les bras de la révolution, en était venu progressivement à un état de gêne qui le menaçait d'une terrible banqueroute.

D'après le rapport officiel de M. West, secrétaire de la légation britannique à Turin, dans la période de 1819 à 1848, l'intérêt de la dette nationale du Piémont s'était élevé à 8,400,000 frs.; depuis 1848, cet intérêt a atteint le chiffre de 80,000,000 de frs. L'augmentation de la dette publique avait été si rapide que dans les trois dernières années elle avait presque doublé (2). A la suite d'immenses et ruineuses dépenses, le comte de Cavour avait, pendant plusieurs années, sucé le sang de la nation pour faire face au déficit du budget piémontais: Brofferio s'exprime ainsi sur l'administration financière du comte: «Il ruina les propriétaires, sans enrichir le trésor, leva des taxes énormes sur de petites œuvres industrielles, sur le petit commerce de détail, sur les petites propriétés. Il mit des impôts sur les produits nécessaires à la vie, frappa d'odieuses contributions la faim, la soif, le froid, la fièvre, la mort; avec la taxe sur les héritages, il trouva le moyen d'imposer même les dettes,

(1) Lord Malmesbury, dans la séance du 1er mars 1861, nous a appris que, depuis l'époque où fut agitée la fameuse question de la restitution du Capri, déclaré de bonne prise par le gouvernement de Naples, M. de Cavour avait fait l'inimaginable, pour entraîner l'Angletene dans une guerre favorable à ses desseins.

(2) V. ce rapport communiqué au parlement d'Angleterre et mentionné par M. Hennessy dans sou discours du 4 mars 1861 à la Chambre des Communes. Ce rapport entrait dans les plus minutieux détails sur la crise financière du Piémont.

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les larmes de l'orphelin et la douleur de la veuve.... La contribution des patentes et des permis d'exercer l'industrie, le commerce, les professions de tout genre pesait lourdement sur le pauvre, tandis qu'elle épargnait le riche» (1). Brofferio voulait démontrer combien les finances étaient mal gérées par M. de Cavour. Mais M. West nous fait savoir dans son rapport qu'un accroissement onéreux d'impôts était nécessaire en Piémont, parce qu'il fallait trouver de l'argent pour faire face au chiffre toujours croissant des dépenses publiques; M. West nous apprend de plus, que les taxes oppressives étaient principalement à charge de la propriété foncière; que l'impôt sur les maisons et sur les terrains, qui constituait plus d'un sixième de l'actif du budget, grevait principalement les petits propriétaires qui abondent en Piémont. Cela étant, M. West en concluait, qu'au point de vue financier, l'état de guerre où se jeta le Piémont en 1859, fut l'effet d'une politique désespérée qui ne pouvait échapper à une banqueroute que par l'acquisition de riches et productives contrées. Ce fut là le grand mobile du patriotisme italien de M. de Cavour.

Mais la conquête de la Lombardie ne suffisait pas pour relever les finances entièrement ruinées du Piémont; il fallut y adjoindre la Toscane et les autres duchés de l'Italie centrale. La Toscane éprouva bientôt la rapacité de ces harpies gouvernementales, et en deux ans elle a vu sa dette de 100,000,000 de francs, s'augmenter de 37,500,000 frs.; en même temps que les impôts piémontais avilissaient son industrie et plongaient ses commerçants dans la misère (2).

L'ambition, s'unissant au besoin d'argent, donnait à M. de Cavour, un élan de plus en plus patriotique; il étendait ses usurpations à l'Ombrie, aux Marches, au royaume de Naples, à la Sicile, toutes contrées où il devait trouver un riche butin à recueillir.

(1) Discours de M. Hennessy déjà cité. — (2) Discours de M. Hennessy déjà cité.

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Un calcul intéressant qui fut fait à Turin, c'est que la vente de toutes les propriétés de l'Église dans les provinces annexées suffiraient à payer la moitié des 2,106,383,583 frs. de dettes portées au budget piémontais, après la conquête des provinces du centre et du sud de la Péninsule; chiffre énorme, ou le Piémont figure pour un milliard et demi. Le gouvernement de Turin doit donc multiplier les impôts et les contributions, pour payer le reste de la dette publique (après avoir dévoré les biens de l'Église et des pauvres); il doit rançonner 22 millions d'italiens pour payer les dépenses que lui a coûtées la propagande d'une révolution funeste au commerce de l'industrie (1).

Et c'est ce gouvernement qui veut, par ses présentes déclamations, persuader aux peuples du royaume des Deux Siciles, que l'unification de leurs finances avec celles de Turin leur sera d'un extrême avantage.

Certes, le budget présenté cette année 1861 aux Chambres de Turin, n'est guère propre à encourager les populations de l'Italie méridionale. Le déficit de l'année 1860 pour le Piémont n'allait pas au delà de 52,690,390 fr. 76 c., en 1861, il s'élève, suivant ce qu'annonça le ministre même des finances dans la séance du 29 avril, à la somme de 314,000,000 frs. Le budget des Deux Siciles laisserait un excédant de 2,696,299 fr. 32 c.; mais Bastoggi, le ministre des finances, a pris soin de nous avertir qu'on avait omis de calculer tes dépenses de la guerre, de la marine et du département des affaires étrangères,  qui changeraient l'excédant en un fort déficit (1).

(1) Le roi François II, par ses décrets du 15 mars et du 1 mai 1860, avait rendu une si entière liberté au commerce des Deux Siciles, que le Daily New du 11 oct. 1860, allait jusqu'à dire qu'il avait modelé les taxes commerciales sur le système de Peel et de Gladstone. Le système d'impôts piémontais produira des effets tout contraires.

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(1) Voici les chiffres du budget présenté au parlement de Turin.

Etats Sardes, Lombardie, Emilie et Toscane.

Dépenses ordinaires fr. 492,973,474,13

» extraord. 134,672,040,27

 627,643,514,40

 Revenus ordinaires fr. 342,679,113,78

» extraord. 17,581,269,99

 360,260,385,68

 Déficit pour les dép. ordin. fr. 150,294,358,35

» » extr. 117,090,770,37

 267,385,128,72

 

Provinces de Naples et de Sicile.

Pour Naples revenus fr. 109,429,065,36

» dépenses fr. 100.495,766,24

 Pour la Sicile revenus fr. 21,79-2,010

» dépenses fr. 28,331,210

 Pour Naples excédant fr. 8,935,299,32

 Pour la Sicile déficit fr. 6 559,170

 Reste en plus fr. 2.396,299,32

 

Le rapport officiel de la dette publique des divers États de l'Italie, présenté par M. Bastoggi au Parlement de Turin, établissait les chiffres suivants:

Provinces piémontaises fr. 1,159,970,595

 Lombardie fr. 145,412,988

 Emilie fr. 22,000,000

 Toscane fr. 209,000,000

 Deux-Siciles fr. 550,000,000 L

 Total fr. 2,106,583,583

A ces chiffres, il faut ajouter les 500 millions de francs du dernier emprunt piémontais, qui sont loin de suffire à tout le déficit, celui-ci n'étant pas de 514 millions, comme on l'a dit dans les Chambres de Turin, mais de 400 millions. La conviction générale est que la dette du Piémont ou du nouveau royaume d'Italie se montera bientôt à la somme de 5 milliards, sans compter les sommes nécessaires pour la guerre. Or, il faut observer qu'une grande partie de cette dette, dans les nouvelles provinces annexées, a été faite par le gouvernement de la révolution: le même gouvernement a encore fait croître immensément les dépenses des divers États, qui se sont triplées. En Sicile, par exemple, où les dépenses n'étaient, sous les Bourbons, que de 600,000 fr. par an, elles ont été de 1,500,000 dans une seule année de l'administration piémontaise.

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Les Deux Siciles n'ont plus leur armée de 150,000 hommes qui languissent actuellement de faim, elles n'ont plus cette belle flotte qui était la première d'Italie et n'était pas la dernière des autres contrées de l'Europe; et les voilà qui débutent par un fort déficit, quand, sous le gouvernement passé, le budget se soldait au bénéfice de l'Etat. Or, en partant du principe admis de leur unification financière avec le Piémont, ces malheureuses provinces n'en seront pas même quittes pour leur déficit, elles auront à se charger d'une forte partie de celui du Piémont, après lui avoir donné, en outre, les biens de l'Église, des maisons religieuses, des fondations de bienfaisance, après l'avoir régalé des 65 millions que renfermait, au mois de septembre, le Trésor de Naples. Ne comprend-on pas maintenant quel stimulant irrésistible ces considérations devaient fournir au patriotisme de M. de Cavour, eu égard surtout à la nature belliqueuse et envahissante de ses intentions, qui allaient centupler les besoins d'argent? Mais faisons abstraction des intérêts financiers et de l'ambition traditionnelle du Piémont, et examinons rapidement le système de la fusion politique de l'Italie, tels que nous le proposent les annexionnistes. Nous sommes tout à fait persuadés que l'unité est à divers chefs nécessaire à l'existence d'une nation, afin que ses membres, réunis comme en un seul corps, composent une force collective et coopèrent, de toute leur vigueur, à son plus beau développement. Mais n'oublions pas, 1° que cette union peut être diversement conçue et réalisée, 2° que pour être naturelle et durable, elle doit être en harmonie avec les conditions fondamentales qui, constituant le caractère et le genre de la nation, forment le principe de son bien-être.

De là un accroissement nécessaire de la dette publique, l'aggravation des impôts et l'appauvrissement progressif des malheureux habitants de l'Italie.

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Or, à notre avis sérieusement discuté, la fusion politique, proclamée depuis un demi-siècle comme désirable pour l'Italie, ne pourrait lui être appliquée et ne serait capable, ni de relever ces populations de leur déchéance vraie ou fausse, ni de lui infuser les éléments d'une prospérité nouvelle. Nous ne discutons pas si le système de l'union centrale, produite par la fusion politique d'une nation, est abstraitement le meilleur mode de gouvernement; nous admettons, si l'on veut, que ce système est le meilleur de tous pour la France, ou pour l'Angleterre, ou pour la Prusse; notre conviction raisonnée est que les mœurs, le génie, l'histoire des sociétés politiques, étant partout différents, toutes les nations ne sauraient se modeler sur le même type ni recevoir la même empreinte d'organisation (1); nous avons ici particulièrement en vue l'Italie et nous disons de l'Italie que son unité nationale devrait avoir pour base un système non annexionniste, mais fédératif; nous disons que la vie politique de l'Italie dépend de la pleine exécution du traité de Villafranca.

Pour nous en convaincre, il suffira de rappeler à notre pensée les moyens employés jusqu'ici dans cette grande question de nationalité italienne, et les espérances de réussite, que l'usage de ces moyens avait fait naître. Vincent Gioberti, qui certainement n'est pas suspect aux amis de la grandeur de l'Italie, avait solennellement proclamé «que désirer de voir l'Italie réduite sous le pouvoir d'un seul par des moyens violents, est un crime et ne peut venir à la pensée que de ceux qui gâtent la politique, en la préférant à la morale, et qui déshonorent la patrie, en separant de la patrie les intérêts

(1) Gioberti a émis les mêmes principes dans le l,r volume de son Primat.

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et les droits de la douceur et de la justice (1).» Qu'aurait dit Gioberti, s'il avait deviné toutes les voies tortueuses et infamantes où la révolution a marché jusqu'à présent, pour arriver à l'union centrale de la Péninsule? Si les peuples des divers États  de l'Italie s'étaient mis en pleine révolte et, qu'ayant renversé leurs gouvernements respectifs, ils eussent proclamé de commun accord l'unité politique de l'Italie, tout injuste et illégal qu'eût été ce mouvement, la Péninsule aurait moins à en rougir. Mais ce ne sont pas les peuples d'Italie qui ont abattu de leurs mains leur indépendance, ç'a été le résultat de l'imposture, de la trahison, de la violence des révolutionnaires, usant des moyens les plus vils et les plus ignominieux. La trahison fut organisée à Naples par le ministre même du Piémont. Le marquis Villamarina, qui se proclamait l'ami du gouvernement de François II, qui protestait, au nom de sa cour, contre toute complicité dans l'expédition de Garibaldi, qui en condamnait hautement les projets et les actes, luimême, le croirait-on? convoqua, dans sa propre maison, un comité d'officiers et de généraux de l'armée napolitaine, invita l'amiral Persano à y prendre part et dans quel but? Dans le but de négocier la trahison des troupes du roi de Naples, en faisant de splendides promesses qui n'ont pas encore été remplies (a). Ainsi, grâce à la perfidie soldée par le ministre piémontais, Garibaldi, ayant conquis la Sicile avec une poignée d'hommes,

(1) Ib. vol. 1, c T, p. 130. Capolago, 1846.

(2) Ce comité était présidé par le général Nunziante; l'amiral Persano et le général sarde Ignace Ribotti y assistaient. Le projet du comité, qui se proposait d'entrainer l'armée napolitaine dans la défection, no réussit pas au gré du Piémont; le gros de cette armée fidèle refusa les avantages offerts aux traîtres. Il n'en résulta cependant que trop de scissions parmi les chefs et d'incertitude dans le commandement. V. les Réclamations au Parlement italien pour la fusion des armées piémontaise et napolitaine, p. 1 et seqq. Naples, 1861.

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marcha jusqu'à Naples et, par surcroît d'infamie, il distribua de faux billets de banque aux traîtres qui enchaînèrent, à son approche, l'action de l'armée. Le mensonge, l'hypocrisie, la trahison avaient fait la conquête de l'Ombrie et des Marches, et l'assassinat en avait été le couronnement; les mêmes iniquités se répétèrent dans la conquête du royaume des Deux Siciles jusqu'à la chute de Gaëte; la corruption et le poignard des séides de Romano y ont présidé au vote populaire; le parjure et la violation des traités de Villafranca et de Zurich, solennellement jurés la veille par le Piémont, combleront la mesure des crimes et des usurpations qui ont signalé la marche de la fusion italienne. Pouvait-on rien imaginer de plus avilissant pour l'Italie que d'avoir effectué son union par les actes les plus coupables? Et l'Italie, aux sentiments généreux, pouvait-elle ne pas réprouver les voies par lesquelles ses libérateurs mensongers ont prétendu la conduire à sa régénération?Maintenant que les yeux des Italiens se sont ouverts sur la fausseté de tant de promesses illusoires et qu'à l'ivresse d'un entraînement factice a succédé la conscience de la honteuse condition où la révolution les a jetés, ils s'agitent, se remuent et protestent contre leur nouvelle servitude; ils redemandent leurs princes légitimes et maudissent la centralisation unitaire, calculée et décidée dans les conciliabules des. sectes mazziniennes. Eh bien! la révolution fidèle aux principes de Machiavel (t), principes dont un grand conquérant de l'Italie lit l'éloge à son tour (2), a écrasé par les armes du Piémont, ce peuple qui osait courir aux armes pour revendiquer ses droits;

(1) W. Il Principe, c. V et seqq.

(2) Les avis donnés par Bonaparte à son frère Joseph pour soumettre le peuple napolitain, étaient les suivants: «Fusille sans miséricorde les Lazzaroni, ce n'est que par une terreur salutaire que tu pourras tenir en respect un peuple italien; mets à mort les chefs de la multitude; sois rigoureux dans les exemples; envoie  des troupes brûler les villages qui s'insurgent, etc.» Mémoires et corresp. du roi Joseph. Paris, 1853.

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elle a étouffé sa voix dans le sang, la dévastation et l'incendie, et a menacé du même sort quiconque ne se soumettrait pas docilement à ses chaînes; et Hère de ses succès, elle en a consigné le souvenir dans des proclamations et dans des rapports de héros qui semblent s'être inspirés du langage des généraux de Robespierre; la révolution italienne peut s'écrier avec Julien, le fils de ce monstre que nous venons de nommer: «Tout, sans exception, est brûlé, tout est couvert de désastres ruines; villes, bourgs, villages, ont disparu et l'épée a achevé ce que les flammes ont épargné. C'est ainsi que la Vendée a été régénérée (1).»

et de

Voilà, pour n'en pas indiquer d'autres, les moyens par lesquels la révolution, sous la main du gouvernement de Sardaigne, a tramé l'unité de l'Italie. Quel élément de vitalité supposera-t-on que tout cela ait déposé dans la Péninsule? Telle semence, tels fruits. La vie infusée dans l'Italie régénérée a été un mélange d'hypocrisie, de trahison, d'usurpation, d'assassinat, de violence, d'ignominie, d'esclavage et de tyrannie, tout à la fois. Nous étonnerons nous ensuite que les plus lamentables désordres ne connaissent plus de bornes sur le sol italien et qu'une anarchie effrénée s'y développe à loisir? «L'anarchie, disait encore Gioberti, devient inévitable quand la force et le caprice font la loi (2).» Mais de tels germes pouvaient-ils produire la grandeur et la civilisation de l'Italie, et n'en devait-il pas sortir, au contraire, l'avilissement et la barbarie? Affirmons le sans crainte; l'impulsion donnée à ce pays est dans la direction des siècles les plus funestes et les plus sauvages de son existence politique.

(1) Rapport de Julien, fils de Robespierre. 30 ventôse 1794. Papiers inédits trouvés chez Robespierre, n. 83 V. le chap. XXXIII. — (2) Primat, 1. c. p. 31.

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Mais ces maux ne disparaîtront-ils pas avec le temps, tout en conservant à l'Italie son unification? L'œuvre de la révolution ne pourrait-elle pas devenir, sous un gouvernement fort, un monument d'ordre et de progrès social? Ainsi l'a pensé M. de Cavour; mais tel ne sera pas le jugement de ceux qui réfléchissent à la nature des choses et qui prêtent l'oreille aux leçons de l'histoire. Même Gioberti était persuadé que «lorsque de tels changements auraient lieu, le repos troublé ne reviendrait qu'avec le rétablissement substantiel des anciennes institutions purgées seulement des abus qui auraient causé sa ruine» (1). Et il avait bien raison de s'exprimer ainsi, parce qu'il y a un vice radical dans la nouvelle situation faite à la Péninsule; or, une racine viciée porte un principe essentiel de stérilité pour la plante qui en surgit; des humeurs gâtées et corrompues engendreront nécessairement la mort et la dissolution du corps, en circulant dans les membres. Quand les maux des institutions nouvellement créées arrivent à leur comble et menacent la société de ruine totale, il se produit à l'intérieur une réaction de vie, efficace et irrésistible qui restaure les anciennes institutions et les rétablit plus fécondes sur de meilleurs principes. Les douloureux souvenirs de l'histoire italienne depuis 60 ans, en nous offrant à cet égard la triste alternative de maintes révolutions suivies d'autant de réactions, devraient nous convaincre de cette vérité, que met en relief l'histoire de tous les temps et de tous les peuples.

Au fait, comment prétendrait-il extirper des membres de l'Italie l'humeur corrompue qui s'est infiltrée dans son sang, et comment ramènerait-il aux principes de l'ordre, de la civilisation et de la grandeur, ce gouvernement qui en a empoisonné la vie et s'est constitué le principe et le fondement de ces malheurs?

(1) Ib. l. c.

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D'où tirerait-il sa force, ce nouveau gouvernement unitaire qui veut établir son siège à Rome? Serait-ce des populations italiennes? Celles-ci l'abhorrent et maudissent ouvertement les lourds impôts dont il les a grevées pour payer des dettes qui ne sont pas les leurs; elles maudissent les actes de violence auxquels les ont soumises ces nouveaux prédicateurs de liberté, comme les perquisitions à domicile, les emprisonnements arbitraires, les spoliations de leurs propriétés sans procès, les levées militaires excessives, l'exil et les fusillades, la perte de leur indépendance territoriale, la suppression despotique desordres religieux, la violente persécution déclarée à l'Église et à ses ministres, la propagande protestante encouragée et récompensée, la licence et l'irréligion favorisées et alimentées, les menaces d'un schisme avec le centre du catholicisme proférées en plein parlement (1). Les populations italiennes ont toujours été opposées à l'annexion et possédées d'un ardent désir de conserver leur autonomie traditionnelle. Nous sommes certain, même d'après des documents officiels, que surtout dans la Toscane et à Modène, les populations réclament leurs ducs. Le correspondant même du Times, bien que favorable à la révolution, avouait solennellement qu'à Toscane il n'y avait point d'annexionnistes, et rappelait qu'ayant écrit de Florence en juin 1859, il avait dû signaler que c'est à peine s'il s'en trouvait deux (2). Ce fait incontestable que les cinq sixièmes des habitants des Légations se sont abstenus de prendre part au vote (1) démontre que la majorité était pour le gouvernement du Pape. Qui douterait de cette vérité pour Naples et la Sicile? Les partisans de Mazzini et de Cavour n'en sont-ils pas eux-mêmes convenus?

(1) Chambre des Députés de Turin du 25 mars 1861. Discours de M. de Cavour. — (2) Times du 11 déc. 1860.

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En faudrait-il une autre preuve que ces réactions redoutables qui, mieux organisées, auraient chassé du sud d'Italie les Piémontais et leur domination? Elles ont été vaincues par un déploiement terrible de force militaire et par le moyen momentanément efficace de la plus abominable cruauté. Cela montre bien que le peuple ne lit pas une soumission libre et spontanée au nouveau pouvoir central, mais qu'il fut conquis dans le vrai sens de ce mot (2), et c'est ainsi en effet que l'on considère le peuple des provinces de Naples et de Sicile; mais il a une juste appréciation de ses forces, et il ne laisse pas de jeter à ses dominateurs cette parole menaçante, que la conquête qui s'appuie sur les baïonnettes n'est pas de longue durée.

Mais si le gouvernement central d'Italie ne trouve pas son appui dans les vœux des populations, le trouvera-t-il peut-être dans le caractère, dans les mœurs, dans les traditions de la Péninsule? En aucune façon. Le correspondant du Times à Naples, qu'on n'accusera pas d'être favorable aux Bourbons, écrivait en décembre dernier, que l'unité italienne était impossible dans le sens d'une fusion politique et lui paraissait plutôt une phrase à effet d'enthousiasme qu'une idée de philosophie politique (5). Et il ajoutait sagement: «On peut voir en ceci de vains préjugés qui ne méritent que d'être foulés aux pieds; nous n'en devons pas moins prendre les peuples comme ils sont, et nous garder de mépriser leurs préjugés,

(1) Dép. du comte de Rechberg au prince Metternich à Paris. 17 fév. 1860. Cette dépêche parle encore de la pression du terrorisme exercée sur le sixième qui devait voter.

(3) Times. Corresp. de Naples du 2i nov. 1860.

(5) «Italian unity in the sense of fusion appears to me to be an impossibility and a phrase better suited to an enthusiastic boy than to a political philosopher.» Times, 8 déc. 1860.

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dont une phrase n'aura pas raison, s'ils reposent sur quelque fondement, comme c'est le cas en Italie. Il y a en effet plus de différence entre Piémontais et Napolitains, qu'entre Français et Anglais. Leurs lois, leurs institutions, leurs usages, leur caractère diffèrent, etc.»

La correspondance adressée de l'Italie du Nord au même journal (1), exprimait la même manière de voir, sans parler de bien d'autres témoignages non suspects.

Comment prétendre que tant de peuples, qui ont existé durant des siècles, indépendants et autonomes, subissent volontiers une fusion qui, leur ôtant jusqu'à leur nom, les confond dans l'existence d'un seul royaume? Comment prétendre qu'il leur plaise de sacrifier leur personnalité sociale avec leurs mœurs, leurs lois, leurs institutions et je dirais presque avec leur religion? On voudrait que de nobles capitales, comme Naples, Milan, Palerme, Venise, Florence, Modène, illustrées par les grands hommes qu'elles ont produits, célébrées dans les récits de l'histoire, ennoblies par l'éclat de leurs cours, devenues des centres de culture et de civilisation, se soumissent à l'humble destinée de n'être plus que des chefs lieux de province où commanderaient d'obscurs préfets expédiés de Turin! Et tous ces sacrifices pourquoi? Pour se courber sous la main d'un pouvoir qui ne reconnaît pour loi que sa volonté et pour droit que le tranchant du poignard. Quelle est en effet la théorie libérale telle que nous la prêchent les pontifes de la révolution moderne? Cette liberté là est pire que le despotisme. Le despotisme met tout en œuvre et règle toute chose pour la personne du souverain; la révolution prétend imposer ses jugements et rendre les hommes heureux de la manière qui lui plaît davantage;

(1) Times du 24 nov. 1860.

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elle vous prescrit en conséquence, avec une sollicitude fraternelle, non seulement les opinions politiques, mais encore telle résidence, telle occupation, et jusqu'à l'école même où vous devez envoyer vos enfants (1). Ce système, qui détruit la liberté de l'individu et de la famille, anéantit jusqu'à l'ombre d'autonomie dans la société politique; elle fonde la plus dure centralisation et établit l'omnipotence de l'Etat, auquel, pour unique but, elle assigne la gloire militaire des légions conquérantes et la prépondérance dans les grandes questions européennes.

Ce principe est la clef de la conduite du gouvernement sarde dans les provinces italiennes; il a fait abolir la séparation administrative de la Toscane; abolir à Naples la direction générale des postes, des télégraphes, des chemins de fer, des douanes; il en sera de même des finances suivant le principe d'unification adopté dans le parlement de Turin. Qu'en résulte-t-il pour Naples? Que son port militaire reste désert, ses arsenaux vides, la majesté du trône, avec son prestige et son éclat, absente. Ajoutons à cela le lourd fardeau des impôts à payer, pour acquitter les dettes présentes et futures du gouvernement de Turin; la suppression des ordres religieux, qui donnent tant de relief au catholicisme et lui procurent tant d'avantages de toute espèce. Belle compensation,en vérité, pour ces peuples dé nationalisés et qu'on voudrait décatholiser, belle compensation que d'être inondé de fausses bibles et de livres impies ou obscènes, que de voir s'élever des temples protestants sur ce sol que n'avait point encore souillé le venin de l'hérésie.

(1) Telle est la théorie do Louis Blanc, de Benlham, de Mazzini et de toute l'ecole révolutionnaire d'Italie.

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Tels sont les grands avantages qu'ont obtenus les États  d'Italie pour avoir sacrifié leur indépendance; tels sont les souverains bienfaits que le libéralisme piémontais a donnés aux Italiens régénérés.

Mais, dira-t-on, ce sacrifice était nécessaire à la gloire et à la grandeur de l'Italie? Non, les traditions historiques ne sont pas favorables sur ce point au gouvernement central du Piémont ni à ses théories de liberté. L'histoire nous enseigne que l'Italie, à l'époque de sa grandeur, ne fut jamais unie; que dans sa division en États  autonomes elle fut libre, tandis que la concentration de ses diverses parties dans l'empire de Rome la rendit esclave: l'histoire nous enseigne que les imitations des révolutions étrangères et surtout de la révolution française, n'ont jamais été en Italie que des misérables essais qui ont mal fini et d'où n'est résulté que rabaissement de ce pays. La tendance du mouvement italien actuel est d'abolir la liberté, qu'un ancien usage avait faite homogène au sein des populations de la Péninsule pour y substituer le renouvellement du despotisme impérial de Rome. Vainement les régénérateurs piémontais s'écrient-ils que l'histoire a désigné la Ville éternelle pour capitale et centre des pouvoirs politiques de la Péninsule: l'histoire proteste en faveur d'une tout autre union, et nous représente partout l'idée de l'unité fédérative. Elle nous la représente dans les temps de l'ancienne civilisation étrusque, laquelle fut une société de peuples libres, depuis les Alpes au midi, où s'étendait la Grande Grèce, embrassant la majeure partie de l'Italie, et la rendant illustre pendant quatre siècles

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et demi depuis l'expulsion des anciens Pélasges (1). Elle nous la représente à l'époque de la civilisation latine qui continua et reproduisit l'organisation étrusque, dont elle avait été précédée; en sorte que Rome, après ses guerres, surtout contre les Samnites, n'eut en Italie que des villes associées dont elle fit dès le principe une confédération (2). L'histoire nous montre la même idée dans les temps de la civilisation chrétienne du moyen-âge, où les ligues furent le moyen le plus puissant de sauver la nation des ennemis du dehors et de garantir la liberté des municipes. De plus, l'histoire, en même temps qu'elle fait briller à nos yeux cette idée de confédération inhérente aux trois plus belles époques de la civilisation et de la grandeur de l'Italie, nous fait voir que le grand principe fédératif des États  italiens, protecteur des monarchies nationales, conciliateur des factions rivales et belligérantes, qui ont été le fléau de la Péninsule, résida constamment, depuis l'ère chrétienne, dans le Pontife-Roi. C'était lui qui représentait en Italie le principe vivant et réel, homogène et naturel de l'association des villes et des États  de l'Italie; lui qui avait triomphé avec ia croix de la barbarie septentrionale en se mettant à la tête du système européen, lui qui avait été le symbole de l'ascendant de la justice sur la force, du droit sur l'usurpation. Aussi, tant que prévalurent Je droit et la justice, cet ordre de choses persévéra sous l'autorité bienfaisante et unificative du Souverain-Pontife. Mais lorsque (pour ne parler ici que de l'Italie) les petits despotes, grâce à la politique développée par Machiavel dans son livre du Prince, détruisirent la liberté municipale et courbèrent les populations sous le joug de la tyrannie,

(1) H. G. Niebuhr. The History of Rome, (transi. ) vol. I. The Tuscans or Elruscans, p. 1)8. LonJou, 1837.

(2) Ibid. vol. III. Londou, 1842, p. 323.

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les ligues devinrent impossibles et l'autorité du Pontife qui réclamait en faveur de la liberté des peuples, disparut devant les tyranneaux qui avilirent ce pays. Même alors, l'Alighieri, l'Alighieri gibelin, l'Alighieri impérial, tout en attendant, de l'empereur Henri VII de Luxembourg, la liberté italienne, et tout en écrivant à ce sujet aux princes et aux cardinaux de l'Italie les pages que lui dictaient les transports de son âme (1), plaçait dans le Pontife les espérances du salut de l'Italie et le disait formellement dans une lettre adressée par lui aux cardinaux; il les exhortait à choisir un pape italien qui rétablît son siège à Rome et pansât les blessures de leur malheureuse patrie (2). Ces traditions sont celles des peuples de la Péninsule et il ne s'y pourra pas constituer un gouvernement stable qui les heurte et les foule aux pieds. Les gouvernements, pour offrir des conditions de stabilité, doivent être appropriés aux mœurs des peuples, et, par une conséquence nécessaire, être traditionnels. Les princes ont oublié cette grande vérité, et toute la série des mouvements funestes et des révolutions qui ont flagellé l'Italie et l'Europe ne reconnaît pas une autre cause. Les gouvernements peuvent et doivent se développer et progresser en déployant de plus en plus leur force et leur vertu native; mais ils ne doivent pas abandonner les bases de leurs anciennes traditions, sous peine d'entraîner la société dans un abîme de maux incomparables. Voilà le sort dont le mouvement actuel menace l'Italie en bâtissant l'édifice national sur des plans chimériques et en dehors des fondements du passé.

(1) Œuvres de Dante Alighieri, epist. U, vol. VU, Flor. 1841, p. 735.

(2) Ibid., p. 730.

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Au contraire, la fédération des États  légitimes de la Péninsule serait pour eux une source de biens infinis. L'Italie moderne ne ferait alors que continuer l'Italie du moyen-âge, en développer le génie et en poursuivre le mouvement avec tous les avantages d'une civilisation qui a progressé. La révolution voudrait relier l'Italie à l'époque de sa grandeur despotique et païenne, nous voudrions, nous, la relier à l'époque de sa grandeur libre et chrétienne. Nous voudrions l'unité de l'Italie, sans détruire la variété de ses parties; nous voudrions pour elle un genre d'unité qui réunît les forces de terre et de mer, et la mît en état, non seulement de protéger la liberté de ses royaumes contre toute prédominance étrangère et toute injure agressive; mais encore de concourir, avec les puissances catholiques et surtout avec la France, à la propagation de la vérité chrétienne dans les régions les plus barbares de l'Asie et de l'Océanie, en y fondant des colonies civilisatrices, et en y jetant la semence des ordres religieux et civils de l'Europe chrétienne (t). Nous voudrions l'unité qui, sans dénaturer les divers génies des États  italiens, sans altérer les lois et les coutumes nationales, sans violer leur indépendance, sans amoindrir l'éclat de leurs cours et de leurs capitales, renversât les barrières contraires au progrès général du commerce et des arts dans toute la Péninsule, détruisît les jalousies municipales et les vues mesquines de l'esprit de clocher, égalisât et unifiât de plus en plus, la langue et les rapports des diversos populations. Nous voudrions pour l'Italie l'unité qui serait bénie et sanctifiée par le Souverain Pontife, le chef et modérateur de la Péninsule réunie, comme la nature des choses et la tradition historique de quatorze siècles le démontrent;

(1) Gioberti. Primat, t. I, p. 129 et seqq.

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par le Pontife exerçant de nouveau au profit de l'Italie son pouvoir de conciliation et de rédemption, unissant par des liens indissolubles les princes et les peuples, et les appliquant de concert à un seul but, celui de faire progresser, dans le chemin d'une vraie grandeur, cette race privilégiée. De cette manière, la Sicile pourrait jouir de sa constitution réformée de 1812, avec toutes les concessions libérales que François II a garanties: le royaume de Naples développerait sur les bases de l'ordre et de la justice, ce statut que la révolution a mis en lambeaux pour réduire les Napolitains sous le joug du Piémont, et ces deux États  jouiraient à la fois de la splendeur de leurs cours, et ils ne renouvelleraient pas aujourd'hui les temps de malheur et de sang, de servitude et de honte qu'ils eurent à traverser dans leur dure condition de provinces espagnoles. Les duchés de l'Italie centrale seraient remis en possession des brillantes prérogatives que leur ont assurées leurs généreux princes, et les États  de l'Église verraient se réaliser les promesses d'améliorations civiles que le magnanime pontife ajouterait aux anciennes, pour rendre ses sujets heureux, et ceux-ci éprouveraient quelle différence il y a entre le gouvernement de la révolution qui bouleverse et détruit tout, et le gouvernement du Vicaire de Jésus Christ qui conduit ses peuples par les voies de la douceur et de l'affection. Alors tous les peuples libres d'Italie dans une confédération loyale et effective, parce qu'elle aurait l'ordre et la justice pour bases, se reconnaîtraient Italiens, enfants d'une terre commune; tous en poursuivraient chaleureusement les véritables grandeurs et les gloires véritables sans se détruire, comme ils le font maintenant, avec la rage qu'inspirent les fureurs des révolutions.

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Les princes d'Italie et le Souverain Pontife luimême avaient certainement embrassé l'idée de la confédération italienne qui leur était proposée dans le traité de Villafranca; pourquoi donc, rejetant ce plan de loyale politique deux fois juré, à Villafranca et à Zurich, préféra-t-on renouveler le principe si contraire à l'histoire, aux mœurs et aux promesses réciproques, le principe de l'unité centrale de la Péninsule dans le sens de la fusion politique? M. Pétruccelli della Gattina, parmi les incongruités qu'en vrai disciple de Robespierre, il prononça doctoralement du haut de la tribune de Turin, laissa échapper une grande vérité dans la séance du 16 avril 1860. Les dieux, dit-il, qui ont réalisé l'unité italienne, sous le roi Victor Emmanuel, ont été la bravoure des soldats de San Martino, de Garibaldi et de Mazzini (1). En vérité, ce sont bien là les dieux infernaux qui ont renversé le système fédératif destiné à pacifier et à régénérer l'Italie, et qui ont préconisé une idée destructive du bonheur et de la gloire des Italiens; oui, l'ambition et la puissance du Piémont représentée par ses troupes, la piraterie, instrument du Piémont, représentée par Garibaldi, les sociétés secrètes, appui du Piémont, représentées par Mazzini, ont fait tout le mal que nous déplorons. Les autres partisans de l'unification furent achetés par l'or et les promesses; et que ne peut ce moyen sur les hommes? «Si «la peste,» disait le député Courtois, aux membres de la Convention,

(1) Entre autres inepties, Pétruccelli osa dire que les soutiens du fatalisme appellent les princes rois par la grâce de Dieu. A Pétrucelli, qui raisonnait ainsi, il n'y a pas d'autre réponse à faire, que de l'envoyer étudier, dans les premiers éléments de philosophie, la différence qui existe entre le fatalisme et la Providence divine au sein des événements sociaux.

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«avait des pensions à donner, elle trouverait ses adorateurs!» (1). Tels ont été, et non pas la majorité des suffrages, les auteurs et les complices de l'unité centrale et de la fusion essayée dans notre Péninsule. Dirons nous, après cela, que l'époque des révolutions soit close? L'histoire a commencé bien vite à démentir cette vanterie mensongère dont le raisonnement seul ferait prompte justice. Qui pourra croire, en effet, que l'erreur et l'irrésolution doivent durer longtemps en Italie et que les populations entraînées, comme de vils troupeaux dans la servitude, ne doivent pas bientôt relever la tête pour se mesurer avec leurs nouveaux oppresseurs et reconquérir leur indépendance? Seront-elles domptées et muselées par le nouveau pouvoir central? Mais cela même fera que les réactions et les révolutions alterneront dans une série sanglante de funestes agitations; il y aura oppression et répression de la part du nouveau libéralisme piémontais; mais l'époque des révolutions ne sera point close. Et puis, avec quelles forces le Piémont remportera-t-il cette victoire sur l'indépendance des provinces italiennes? Avec les forces de la révolution? Voilà donc en plein triomphe, l'esprit subversif des sociétés secrètes, le voilà constitué en autorité et mis en état de poursuivre le travail destructeur qu'il avait projeté dans les conciliabules ténébreux de Mazzini. Ce ne sera certes pas la manière de donner la paix à l'Italie. Est-ce que le nouveau gouvernement voudra enchaîner, comme il s'en flatte, la révolution qui lui aura servi de moyen et d'instrument pour ses usurpations? Mais sans cette arme, son pouvoir sera réduit à rien et se verra brisé, comme le colosse de Nabuchodonosor, par la force des populations qui, de petite pierre qu'elle était d'abord, se lèvera comme un géant.

(1) Dans le rapport lu par lui sur des papiers trouvés chez Maximilien Robespierre.

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D'ailleurs, le Piémont réussira-t-il à dompter le parti de la révolution qui a fait sa force jusqu'à présent? Pourra-t-il leur dire, comme Djieu à l'océan: «Tu briseras là tes flots écumeux?» Le parti de la révolution menacé d'annihilation se tournera contre ses dominateurs, les accablera de ses coups et les perdra dans l'ivresse de son triomphe. La démagogie alors serait intronisée en Italie sur les ruines amoncelées de l'édifice religieux et social, et les fureurs les plus épouvantables de 93 auraient leur tour dans ce malheureux pays. Dieu nous garde de vouloir prophétiser des catastrophes vers les quelles nous croyons cependant que l'Italie s'achemine; nous ne faisons qu'exposer les résultats de notre raisonnement.

Or cet état de choses peut-il laisser l'Europe indifférente? La révolution triomphante sur toute la surface de l'Italie, ne promènera-t-elle pas sa torche incendiaire à travers l'Europe entière? N'ébranlera-t-elle pas tous les trônes légalement constitués; ne foulera-t-elle pas aux pieds toutes les lois et ne déchirera-t-elle pas tous les traités, pour faire place, suivant l'expression des sectaires, aux plus grands principes de la justice naturelle? La carte d'Europe déchirée, toute force ôtée aux conventions des princes et des congrès, aucun principe de légitimité reconnu, la souveraineté populaire mise en état de tout entreprendre, la paix sera-t-elle encore possible pour l'Europe? Ces principes sont ceux sur lesquels s'est bâtie l'unité centrale de l'Italie fusionnée; pourquoi ne verrait-on pas demain d'autres royaumes se fonder ainsi en Europe sur les mêmes principes, d'autres souverainetés s'élever, d'autres trônes se renverser et d'autres nations succéder aux anciennes? Voilà pourquoi un ferment d'agitation s'est répandu d'un bout de l'Europe à l'autre.

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Voilà ce qui prouve à l'évidence que François II à Gaëte ne défendait pas seulement sa cause, mais celle de tous les souverains. L'Europe cependant refusa de lui porter secours, par crainte d'exciter une guerre générale; mais en laissant les mauvais principes de la révolution se développer et prévaloir en Italie, elle a préparé la plus épouvantable conflagration pour tous les pays, elle a ouvert le champ libre aux tristes perspectives de l'état de guerre. Le principe de non-intervention, mis en faveur dans les circonstances actuelles, a été l'arme la plus puissante de la révolution, la destruction des garanties dues aux petits États  dans le système général de l'Europe, le renversement de tous les principes de droit et de justice auxquels la force a été subordonnée. Ce principe a concédé de fait à la violence et au caprice un droit supérieur aux protocoles et aux conventions des grandes Puissances, le droit de tracer une nouvelle carte d'Europe. On nous donne ce principe comme le moyen le plus efficace de prévenir la guerre; et quand le principe contraire eût pu l'étouffer dans son germe, ce principe pernicieux l'a rendue inextinguible et universelle. L'époque qui s'ouvre devant nous donnera raison à tout ce que nous disons par intime conviction; mais elle fera peser les terribles conséquences d'un mauvais principe sur le cabinet d'Angleterre qui, après avoir empêché toute intervention propre à arrêter le cours de la révolution, et après l'avoir soutenue et protégée de tout son pouvoir, en a sanctionné les maximes, en reconnaissant le premier la légitimité du nouveau royaume d'Italie (1); exemple suivi d'abord par les princes muzulmans.

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(1) V. deux dép. de Lord Russell, l'ime du 30 mars 1860 au marquis d'Azeglio, ministre de Sardaigne à la cour d'Angleterre et l'autre du 1er avril à M. Hudson, ministre d'Angleterre à Turin, dépêches publiées parle Times,le Morning Herald, etc. Lord J. Russell toutefois, dans une dép. du 24 janv. 1861, qui devait être communiquée au comte Cavour, avait assuré qui attribuait peu d'importance au vote par suffrage universel de Naples, delà Sicile, de l'Ombrie et des Marches, et il déclarait qu'il se réservait d'examiner la question de la transformation politique de l'Italie en un seul royaume, quand le Parlement italien légitime réuni manifesterait, d'une manière solennelle, les vraies intentions du pays. (V. encore la dép. du comte Cavour au marquis d'Azeglio, en réponse à celle de Russell. Turin, 16 mars 1861, dép. publiée par le Times du 23 avril. ) Vraiment, nous ne savons pas comment John Russell, après avoir donné tant de poids au suffrage universel par ses nombreuses dépêches de 1839 et 1860, rétrogradait maintenant pour chercher un appui dans le vote du Parlement. Si le suffrage universel n'avait aucune valeur, le Parlement cavourien en avait moins encore, l'élection des députés de Turin ayant été le résultat des moyens mis en usage ii l'époque du plébiscite. V. à l'appendice la protestation du comité de Sheffield contre l'acte injuste et illogique de Lord J. Russell, dont la dépêche citée se trouve aussi en partie à l'appendice.


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Chapitre XXXVIII.
LA QUESTION ROMAINE. — LES ACCUSATIONS CONTRE LE POUVOIR DU PAPE. — LES RÉFORMES. — L'EXISTENCE DES ÉTATS DE L'ÉGLISE.

Le plan de l'unification de l'Italie est étroitement lié avec la destruction totale du pouvoir temporel du SaintPère et avec l'intronisation d'un nouveau roi ou président de république dans la capitale du monde catholique. Nous avons touché cette matière au ch. vu de notre histoire; mais nous devons y revenir pour expliquer et compléternotre pensée. Notre intention n'est pas toutefois de donner de vastes proportions à cette partie de notre travail qui nous est chére; des plumes éloquentes ont de nos jours laissé peu de chose à dire à cet égard. Nous nous bornerons à ce qu'exige le but que nous avons en vue dans ce récit. Divisant ce chapitre en trois parties» nous exposerons d'abord les accusations portées contre le gouvernement temporel de l'Église; nous examinerons en second lieu les réformes proposées pour les États  Romains; nous montrerons enfin l'importance religieuse et sociale de la souveraineté temporelle du Pape.

§ I.

Gibbon, qui avait considéré d'un point de vue politique impartial la condition des domaines de l'Église, après avoir dit que le pouvoir temporel des Pontifes était consacré par mille ans de possession et par le libre choix des peuples rachetés, grâce à eux, de l'esclavage, ajoutait que si l'on pesait avec calme les mérites et les défauts du gouvernement ecclésiastique,

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«il devrait dans la situation présente des choses, être loué comme un système de gouvernement doux, honorable et tranquille, exempt des dangers de la minorité, des imprudences de la jeunesse, des dépenses de l'amour et des calamités de la guerre»(1). Tel était le jugement impartial que portait Gibbon, concernant les États  de l'Église; mais ainsi ne pensent pas les ennemis passionnés du Saint-Siège, qui n'aspirent qu'à sa destruction. Il serait inutile de mentionner ici les accusations envenimées et les affreuses calomnies qu'ont tramées et mises en circulation les secrètes assemblées des Carbonari et des Mazziniens contre l'autorité temporelle de l'Église. Les colonnes des journaux révolutionnaires regorgent de pareils griefs, et ce qu'il y a de pis, on en retrouve l'impression dans des dépêches et dans des discours parlementaires de John Russell ou d'autres membres de son parti; même répétition des mêmes injures dans les mauvaises feuilles et dans les brochures qui ont cours à cette époque de publicité menteuse (2). Le comte de Cavour qui, suivant l'expression du Times, était le Garibaldi du parlement de Turin, fit une riche collection de toutes les accusations lancées contre le domaine temporel du Pape, et manœuvrant, d'après ses desseins ambitieux, il avait, le 27 mars, dans les fameuses conférences de Paris, présenté à Lord Clarendon un Mémorandum, trop connu. Il s'y était appliqué à dépeindre sous les plus noires couleurs les maux et les périls imaginaires des États  de l'Église, pour gagner le gouvernement anglais à son projet d'enlever au Pape le domaine direct des Légations et de le donner au Piémont.

(1) Décliné and fall of the roman Empire, c. LXX, p. 407. London 1825.

(2) Entre autres la Question romaine par About.

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Cette note verbale de Cavour qui, à la publication des protocoles des conférences, excita une si vive indignation dans le monde catholique, et provoqua dans toutes les contrées de l'Europe les plus éloquentes réfutations, engagea la France et l'Angleterre à recueillir des informations officielles sur l'état des provinces ecclésiastiques. L'enquête ordonnée fut un vrai triomphe pour le gouvernement de l'Église et une terrible défaite pour ses adversaires. Nous allons puiser aux mêmes sources officielles et à d'autres non moins certaines, les éléments de l'idée qu'on devrait se formerde l'état présent du pouvoir pontifical.

M. Rayneval, ambassadeur de France à la cour de Rome, où il avait été accrédité le 24 avril 1851, avait envoyé son célèbre rapport officiel du 14 mai 1856, deux mois à peine après la fameuse note verbale de Cavour, 8 jours après le violent discours de Lord Palmerston, qui avait eu l'audace d'affirmer que l'Etat Romain ne fut jamais mieux gouverné qu'en l'absence du Pape (c'est-à-dire en 1848 sous Mazzini),discours auquel fit écho Lord Clarendon, qui avait dénoncé le gouvernement du Saint Père, comme incurablement mauvais (î). Or,M. Rayneval, dans ce rapport, assurait ne pouvoir comprendre ce qu'on voulait dire par les abus tant prônés de la domination temporelle du Pape, et ajoutait que les ennemis mêmes du gouvernement papal, tout en faisant usage de ce mot d'abus

comme d'une expression sacrée et irrécusable, ne savaient définir en quoi ces abus consistaient (1). On conçoit leur embarras devant un diplomate de cette trempe qui connaissait si profondément et par son expérience personnelle, les États  de l'Église.

En effet, pour tout ce qui tient à la vraie civilisation, ces États  n'avaient rien à envier au Piémont qui,

(1) Séance du 6 mai 1856 à la Chambre des Communes.

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en plus d'un point, même relatif aux progrès d'ordre matériel, leur était bien inférieur.

En même temps qu'au dire de M. Gray, consul britannique, le commerce de l'île de Sardaigne était diminué de beaucoup, et que son agriculture demeurait stationnaire ou empirait), Lord Lyons déclarait que le commerce des États  de l'Église était en grand progrès, que l'agriculture y avançait rapidement, que le prix des terres s'y était notablement accrù et que tout y florïssait (5). Le même M. Rayneval écrivit que de toutes parts de nouveaux édifices s'élevaient dans les États  Romains, que leurs relations commerciales prenaient de l'extension, et que par la culture des terres et par le commerce, il se formait de grands capitalistes (4). A son tour, le protestant Alisson, qu'on ne suspectera certainement pas de vouloir favoriser notre cause, ne craignit point d'avancer dans ses derniers Essais, que l'agriculture des États  de l'Église est très prospère, surtout vers Ancône et sur le versant des Apennins du côté de Bologne; il ajouta que, depuis 200 ans, les papes, loin d'avoir oublié l'agriculture de la Campagne romaine elle-même,

(1) Rapport adressé à M. le comte Walewski par le comte de Rayneval. Rome, 14 mai 1836. Cette importante pièce officielle du ministre français, communiquée par Lord Clarendon au comte Cavour, fut envoyée par celui-ci au Daily News, journal des sociétés révolutionnaires d'Italie, pour qu'on le cribl&t de notes et d'injures. Le même office fut confié au journal l'ltalia e il Popote, feuille mazzinienne qui, après avoir répandu sur le document le venin de ses calomnies, publia, eu réfutation, quelques considérations que lui empruntèrent le Daily News et d'autres journaux. — Le rapport du comte de Rayneval a été inséré dans le Recueil des traités, conventions et actes diplomatiques concernant l'Autriche et l'Italie. Paris, 1859.

(2) V. le discours précité de M. Hennessy. En 1854, (05 vaisseaux de toute nation étaient entrés dans les ports de Sardaigne, en 1857, à peine 580, etc.

(3) Dép. de Rome du 29 mai 1857. — (4) Rapport du comte de Rayneval.

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ont fait plus d'efforts pour l'encourager et la développer que tous les autres gouvernements d'Italie ensemble ft). Mac Farlane, moins suspect encore de partialité en faveur des Souverains Pontifes, n'a pu s'empêcher d'avouer, à la suite de ses voyages en Italie, que l'état florissant des domaines de l'Église était sans exemple (2).

L'accroissement du commerce extérieur fut évident, l;js revenus des douanes de 1829 à 1848 ayant doublé sans augmentation des tarifs; même après la réduction des droits par les décrets du 1er juin 1855, du 7 mai 1856 et du 27 mars 1857, les recettes triplèrent en peu de temps. Et le consul anglais Gaggiotti ajoutait à cela que depuis 1854 à 1858 les seules importations d'Angleterre dans les ports romains avaient monté de 100 pour 100 et leurs exportations dans les royaumes de la Grande Bretagne, de 200 pour 100. Pendant cette même période, alors que le commerce du Piémont déclinait, le nombre des tonnes de marchandises importées par le commerce étranger, dans les États  de l'Église s'était accru de 80,000 à 113,000 (2). Le nombre des bâtiments marchands des mêmes États  suivait la même proportion;

(1) «It is vain therefore lo say that it is the oppression of the papal Government, the indolence of the Cardinals and the evils of an elective Monarchy which have been the causes of the ruin of agriculture industry in the vicinity of Rome. These causes operate just as strongly in the other parts of the papal states, where cultivation, instead of being in a languishing, is in a most flourishing condition. In truth so far from having neglected agriculture in this blasted district, the papal Government. for the last two centuries, has made greater efforts to encourage it than all the other powers of Italy put together.» Alison. Essays political, historical and miscellaneous. Edimburgh, London, 1850, v. II, p. 500 et seqq. V. encore sur cette question un magnifique article de la Revue de Dublin, XIV, mai 1860, p. 228.

(2) A Glance at revolutionized Italy, etc. London 1849, vol. I, p. 287.

(3) V. le rapport de Gaggiotti au gouvernement anglais pour l'année 1860.

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de 1,595 qu'il y en avait en 1850, ils allèrent en peu d'années jusqu'au chiffre de 1,847, bien que les ports romains n'aient jamais été d'une grande importance (1).

En ce qui regarde les finances, l'avantage que les États  du Pape ont eu sur le Piémont n'a pas été moins sensible. Nos lecteurs ont remarqué dans le chapitre précédent, quel a été et quel est le bilan de la gestion économique du royaume Sarde, dont le déficit n'a fait que progresser dans les douze dernières années et surtout dans les cinq dernières. Or, jetons un coup d'œil sur la situation financière de l'Etat de l'Église, jusqu'au moment des sacrilèges invasions du Piémont. Ces finances, le gouvernement mazzinien les avait ruinées en 184849; le Pape revenu à Rome en 1850, trouva les caisses vides et 7,000,000 d'écus (plus de 38,000,000 fr.) de papier-monnaie en circulation. Il semblait que les embarras du trésor dussent croître d'année en année, et préparer une faillite à Rome ou finir par charger d'énormes taxes le peuple romain. Il n'en fut rien. En 1858, non seulement le papier-monnaie avait été retiré et l'équilibre du budget rétabli; mais l'exercice de cette année fut clos par un excédant de 140,000 écus (près de 760,000 fr. ); quoiqu'on eût, dans une seule année, réduit de 500,000 écus, l'intérêt des emprunts étrangers. Et cependant aucun impôt ne fut ajouté aux anciens, et ceux-ci ne furent pas aggravés (a). Même M. Rayneval s'étonnait dans son rapport que chaque citoyen des États  de l'Église ne payât pas plus

(1) Maguire. Rome: its Ruler and its institutions. London. Longman and C°. Ce livre fut écrit par l'illustre a leur pour répondre aux accusations du Parlement anglais contre le gouvernement du Pape. Nous nous servirons des renseignements exacts qu'il renferme. V. aussi l'éloquent discours de Maguire à la Chambre des Communes du 7 mars 1861.

(2) V. le rapport de M. Rayneval, Maguire, Rome, etc., le discours cité et la dépêche officielle du cardinal Antonelli (Rome, 36 fév. 1861) à Mgr Miglia, chargé d'affaires à Paris.

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de 22 francs par an, quand un français en payait 45. Que n'a-t-on pas dit cependant contre les impôts oppressifs du gouvernement pontifical? Que pourrait répondre le Piémont au même reproche? N'est-ce pas de lui qu'on dira qu'il a jeté les populations dans la misère par les contributions dont il les a grevées?

On a aussi, ajoute M. Rayneval, accusé de vénalité l'administration pontificale; mais sans pouvoir en fournir en preuve aucun fait authentique, tandis, ajoutait ce consciencieux ministre «que je n'ai jamais vu enrichir que des laïques, et qu'il ne m'a pas été donné de découvrir qu'un prélat ait augmenté sa fortune par des moyens illicites.»

A quelle somme se monte la liste civile pour les dépenses des cardinaux, du corps diplomatique à l'étranger, pour la conservation des palais pontificaux, des musées et des bibliothèques, pour les offices de la secrétairerie d'Etat, pour les cérémonies religieuses, pour l'entretien de la cour pontificale et de la garde palatine et suisse? Pour tout cela réuni, M. de Rayneval nous indique le chiffre de 3,200,000 francs, quand le revenu annuel de l'Etat est de 08 millions. Le Piémont pourra-t-il le disputer en économie au gouvernement du Pape? On a tant crié contre ce gouvernement, parce qu'il monopolise les emplois publics en les distribuant aux ecclésiastiques; cependant Rayneval et Maguire nous apprennent que les ecclésiastiques employés dans tout le royaume arrivent à peine à 115 et qu'il n'y en a pas un dans certaines provinces, tandis que les fonctionnaires laïques sont au nombre de 6,584; à propos de quoi, le comte de Rayneval ajoute que les provinces envoyaient des députations au Pape pour avoir des délégués ecclésiastiques, avec la persuasion d'en être mieux traitées.

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Quelle partie des progrès utiles à la prospérité de ses sujets le gouvernement pontifical aurait-il donc négligée? En 1858, quand le télégraphe électrique était une invention encore nouvelle, l'Etat du Pape en avait établi une longueur de 116 milles, et maintenant il en compte une longueur de 1,000 milles. Ensuite malgré les fraudes multipliées des sociétés d'infidèles spéculateurs auxquelles le Pape avait fait la concession de voies ferrées, et par conséquent malgré le retard des travaux nécessaires, Rome devait bientôt avoir, outre les chemins de fer qui sont en exploitation, des lignes de communication, d'un côté avec Naples, de l'autre avec la Toscane; et, indépendamment du chemin de fer qui la relie à la Méditerranée, elle en aurait un qui aboutirait à l'Adriatique (1). Nous ne parlerons pas des magnifiques routes provinciales et communales qui sillonnent le territoire en tous les sens, non plus que des superbes ponts,construits en ces derniers temps,et parmi lesquels on remarque celui d'Ariccia comme une merveille, non plus que des phares élevés sur les meilleurs modèles de ceux de l'Europe, non plus que des ports creusés ou renouvelés, etc., etc. «En un mot,» écrivait M. de Rayneval, «toutes les mesures adoptées par l'administration pontificale portent le cachet de la sagesse, de la raison, du progrès... il n'y a pas un seul détail de nature à intéresser le bien-être soit moral, soit physique des populations qui n'ait pas été traité d'une manière favorable.»

Quant à l'administration de la justice dans les tribunaux civils ou criminels, M. de Rayneval, après une étude approfondie de l'action judiciaire et des procès eux-mêmes, a pu affirmer que la procédure des États  Romains ne donnait prise à aucun blâme, soit pour les précautions employées dans la constatation des faits,

(1) Maguire, Rome, etc. elle discours de Mgr Nardî, Rome et ses ennemis. Rome, 1801.

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soit pour les garanties accordées à la libre défense de l'accusé, soit pour la publicité des débats. N'omettons pas ici l'hommage rendu par sa plume à la clémence du gouvernement pontifical que la révolution et John Russell ont tant calomniée. C'est la clémence et le pardon qui a présidé à la restauration de ce pouvoir; aucun acte de vengeance n'a été exercé contre ceux qui avaient été les auteurs de la révolte, aucun emprisonnement n'a eu lieu, aucun procès n'a été fait, sinon exceptionnellement pour ceux qui sollicitaient leur jugement et à qui leur condamnation ne valut que l'offre d'un passeport. Ensuite, les peines que le devoir commandait d'infliger aux individus coupables d'assassinat et de complots furent prononcées dans les formes les plus régulières, adoucies par la miséricorde du Saint Père et converties le plus souvent en exil. Combien le Piémont aurait à apprendre de cette conduite du gouvernement de l'Église! Il n'eût pas fait alors et ne ferait pas aujourd'hui couler tant de sang dans le royaume de Naples.

Que dirons nous des institutions de bienfaisance de la Rome des Papes? Que dirons nous de ses établissements d'éducation plus nombreux que dans les capitales les plus célèbres de l'Europe? Berlin n'a pas autant que Rome d'écoles du dimanche et d'écoles de nuit pour les ouvriers, elle n'en a pas de mieux tenues et de mieux surveillées (1). La ville de Turin, et à peu d'exceptions près, aucune autre cité d'Europe eut-elle jamais un établissement comparable, en grandeur, à S. Michel, que les Pontifes ont érigé avec ses hôpitaux, avec ses maisons de refuge pour les pauvres et les orphelines et avec ses prisons correctionnelles,

(1) Les écoles de nuit de la seule ville de Rome sont au nombre de 13 et sont fréquentées par 1,000 élèves; outre les cotisations privées, le pape Pie IX leur a assigné des fonds. V. l'important ouvrage de Maguire

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admirablement renouvelées par les Frères de la Miséricorde? Telle est cette institution qu'au dire de Morichini, elle suffirait à démontrer que le génie des Papes a précédé d'un siècle les nations les plus civilisées de l'Europe. Quels seraient donc les abus à corriger dans le gouvernement de Rome? «En vérité,» disait le comte de Rayneval, «lorsque certaines personnes disent que le gouvernement pontifical forme une administration qui ne peut avoir pour but le bien du peuple, le gouvernement pourrait répondre: Etudiez nos actes et condamneznous, si vous osez.» Nous disons la même chose aux partisans de M, de Cavour,

§ II.

Cependant la révolution demanda des réformes. Nous avons fait voir au ch. vu de ce livre, quelles avaient été les intentions des Carbonari et de Mazzini luimême en provoquant aux réformes administratives dans les États  du Pape; ils n'acheminaient le gouvernement dans cette voie que pour le détruire. Le comte de Rayneval, dans son célèbre rapport, avait consciencieusement médité sur les conditions des sociétés secrètes et avait parfaitement vu, qu'au fond, le carbonarisme qui continue à faire des adeptes, est une association où le poignard est en honneur et dont le but est le renversement de tout ordre social. Les Mazziniens, continuait notre auteur, forment une autre classe plus nombreuse, qui n'a d'autres desseins que la république universelle, l'unité de l'Italie et la guerre contre l'Autriche.

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Que pouvaient donc se proposer ces hommes d'iniquité en demandant des réformes? L'amiral Lyons luimême ne put le dissimuler et cette vérité (dont la diplomatie contraire au S. Siège n'a jamais voulu avoir l'intelligence), ressort de plusieurs passages de ses dépêches, à savoir: que les ennemis du gouvernement pontifical ne demandaient pas des réformes pour autre chose que pour ruiner son autorité (1). Malgré cela, Pie IX, en montant sur le trône, avait inauguré la voie des réformes pour son État et pour ceux de l'Italie, bien avant qu'aucune des Puissances songeât à les lui demander; Il alla jusqu'à ouvrir un Parlement à Rome; mais quels en furent les résultats? L'assassinat de Rossi, son premier ministre, qui avait consacré tous ses soins à consolider la nouvelle forme représentative; une horrible insurrection contre le Pontife, sa fuite à Gaëte, la constituante romaine, le décret de déchéance du Pape, les meurtres, les profanations et les sacrilèges les plus odieux. L'assemblée républicaine de France, émue par les voix éloquentes de M. de Montalembert et d'autres nobles personnages, rétablit le Pape libre et souverain dans la possession de ses États  (2); il pouvait certes abandonner la voie des réformes bienfaisantes et des améliorations de son administration civile, après la triste expérience qu'il venait d'en faire. «Or, a dit M. le comte de Rayneval, «nous devons lui renie dre la justice d'avouer, qu'en dépit du résultat malheureux «de ses tentatives de réforme, il n'a jamais abandonné ses projets d'améliorations et n'a jamais cessé de chercher «l«s moyens de les mettre en pratique.»

(1) Lyons Despatches, pp. 7. 9, 20, 24, 29.

(2) Pie IX et ta France en 1819 et en 1859, dans le Correspondant du mois d'octobre 1859.

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Avant même d'être parti de Naples et pour tenir compte des conseils reçus à Gaëte de la part des Puissances catholiques (1). «Nous devons,» dit le comte de Rayneval, «lui rendre la «justice d'avouer qu'en dépit du résultat malheureux de ses tentatives de réforme, il n'a jamais abandonné ses projets d'amélioration et n'a jamais cessé de chercher les moyens de les mettre en pratique.» II instituait un conseil d'Etat, auquel il attribuait le pouvoir d'interpréter et d'élaborer les lois, ainsi que de donner librement son avis sur les affaires publiques; il créait ensuite un conseil composé des députés des provinces, dans le but de soumettre à leur examen le budget de l'Etat et de les consulter pour tout ce qui regardait la gestion des finances. Dans la même pensée d'amélioration, pour chaque province, il formait un conseil, tout composé de laïques, ayant mission de juger de tout ce qui serait favorable à la prospérité du pays. Il constituait en même temps l'autonomie communale dans une large extension, réformait les lois administratives, préparait un nouveau code, ordonnait la publication des statistiques criminelles (a), et aurait certainement poussé plus loin les réformes projetées ou commencées, sans les manœuvres et les artifices pervers que lui opposaient ses plus implacables ennemis. Cet argument, qui atteste indirectement les droits de l'Église et la mauvaise foi de ses adversaires, a été porté à la dernière évidence, surtout par Mgr Dupanloup, par M. de Falloux et par le comte de Montalembert. Ils ont démontré qu'en même temps qu'on demandait hypocritement des réformes au Saint Père, on soulevait exprès des obstacles qui rendaient les réformes impossibles, et l'on avait l'art infernal d'interrompre la période de paix et de tranquillité

(1) Via dépêche citée du cardinal Antonelli, 26 fév. 1861, à Mgr Meglia a Paris. (2) V. les décrets concernant ces institutions. Nardi, p. c.

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qui était nécessaire au développement et à la consolidation de ces mêmes réformes (1).

Les réformes accordées et mises en pratique parle Souverain Pontife, après son retour de Gaëte, avaient réussi à lui concilier toujours davantage la confiance du peuple. «L'agitation» a dit à ce propos l'amiral Lyons luimême, «s'était en grande partie calmée; plusieurs des personnes contraires au gouvernement pontifical, cessaient de tramer contre lui et se tournaient vers des occupations plus utiles.... la masse du peuple avait l'air contente de cet ordre de choses.» Mais cet ordre de choses ne convenait pas à M. de Cavour et au parti de la révolution. De là, au sein des conférences de Paris, la note verbale des plénipotentiaires sardes, dans laquelle ils allèrent jusqu'à affirmer que le Pape n'accordait des réformes qu'en apparence, pour les rendre illusoires dans la pratique; de là les commentaires haineux de la presse mazzinienne et ministérielle du Piémont sur le rapport du comte de Rayneval; de là les menées de plus en plus actives des sociétés secrètes pour gâter la noble jeunesse romaine, pour semer l'alarme dans tous les rangs, pour soulever d'anciennes appréhensions, pour organiser une violente réaction contre les démonstrations de respect et d'attachement que le Pape avait reçues dans son voyage à travers ses provinces et en Toscane. En même temps, l'occupation française de Rome devenait un prétexte aux griefs et aux reproches contre le gouvernement de l'Église, que Ton s'attachait à montrer incapable de garantir avec ses propres forces la sécurité et la tranquillité de ses sujets; mais en 1856, 1857 et 1858

(1) V. outre l'opuscule cité de M. de Montalembert, celui de Mgr Dupanloup. La souveraineté du Pape considérée dans ses rapports avec la religion catholique et les lois d'Europe, et l'article de M. de Falloux, Question romaine, dans le Correspondant, sept. 180.

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le Pape consacra un septième de tous les revenus de l'Etat, pour former un corps de troupes suffisant aux besoins du service public. Et au commencement de 1859, comme la présence de troupes étrangères sur le territoire du StSiége devenait un prétexte de guerre en Italie, le Souverain Pontife put librement inviter la France et l'Autriche à retirer leurs troupes quand elles voudraient (1).

Mais le temps était venu où la révolution allait jeter le masque et mettre au grand jour ses longues machinations, malgré les déclarations solennelles de l'empereur Napoléon qui avait assuré que la France n'allait pas en Italie pour y fomenter le désordre, ni pour déposséder les souverains, ni pour ébranler le pouvoir du Saint Père, qu'elle avait replacé sur le trône (a). Après le départ des Autrichiens, livrant imprudemment les Légations aux coups de la révolution, Celle-ci les envahit, en annonçant hautement qu'il n'y avait pas de réformes capables de la contenter, sinon l'entier et absolu renversement du pouvoir temporel de l'Église (2); et la révolution ne bornait pas ses complots aux limites de Cattolica; elle jetait encore les yeux sur l'Ombrie et les Marches: elle envoyait une députation à Monza, pour demander leur délivrance à Victor Emmanuel (4). C'était plus qu'il n'en fallait pour démontrer aux plus aveugles qu'il n'y a pas d'illusion à se faire sur la pacification de ces provinces par la voie des réformes.

(1) Dép. du cardinal Antonelli du 26 fév. 1861.

(2) V. la Lettre de Mgr Dupanloup il M. le vicomte de La Guéronniëre, en réponse a sa brochure La France, Rome et l'Italie. Au n. II de cette lettre, réminent prélat fait suivre l'assurance dont nous venons de parler de plusieurs autres du gouvernement français publiées au nom de l'Empereur dans des documents officiel.

(3) Mémorandum du colonel Cipriani, gouverneur général des Romagnes. 50 oct. 1839.

(4) V. t'adresse présentée à Monza au roi Victor Emmanuel par la députation de Bologne.

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«Néanmoins,» ce sont les paroles du cardinal Antonelli (t), «le gouvernement du Saint Père ne voulut pas encore cette fois fermer l'oreille à la proposition de réformes que lui soumit la France, et il s'y appliqua avec empressement.» Et même «le lendemain de la paix de Villafranca, le comte Walewski communiqua officiellement à Lord Cowley que le Pape s'était spontanément déclaré tout prêt à suivre les conseils que lui donnerait la France. C'est pourquoi, en septembre, le duc de Grainmont présenta au Pape un projet complet de réformes. Il lui fut répondu que Sa Sainteté n'y opposait aucun refus (2).» Aussi, M. de Walewski, écrivant à ses agents diplomatiques de Zurich, leur annonçait-il que l'empereur avait reçu l'assurance que le Saint Père attendait seulement l'occasion favorable pour publier les réformes qu'il avait résolu d'accorder à ses Etats; et, parmi ces réformes, il faisait mention d'une administration composée en grande partie de laïques, et de l'administration des finances, de la justice, etc., contiée à une assemblée élective (3). Le traité de Zurich donna à ce fait une complète approbation, en disant à l'art, xvhi et au xxc que le système du gouvernement de l'Église serait en harmonie avec les besoins des populations, conformément aux réformes que le Souverain Pontife avait manifesté la généreuse intention de vouloir garantir à ses États.

De tout cela il résulte clairement, comme l'ont ensuite confirmé la dépêche du 26 février 1861 du cardinal Antonelli et l'allocution papale du 18 mars suivant, que le gouvernement du Souverain Pontife, loin de refuser d'accorder à ses peuples des réformes libérales,

(1) Dép. du 29 fév. 1830. — (2) Dép. de Lord Cowley a Lord J. Russell datée. k Biarritz. — (5) Dép. du comte Walewski du 5 nov. 1839.

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avait de plein gré devancé les propositions de la France à cet égard. Bien plus, fidèle aux traditions du pontificat en Italie, à peine la cour de Rome eut-elle officiellement communication du plan d'une confédération italienne et de la présidence honoraire qui lui était dévolue, qu'elle n'hésita point à l'accepter formellement (1). Convenait-il toutefois à la dignité du Pontife, était-il conforme à ses vues bienfaisantes que la publication des réformes établies eût lieu au moment même où une assemblée factieuse proclamait sa déchéance à Bologne, au moment où toute manifestation en faveur du souverain légitime passait dans les Romagnes pour un crime, au moment où les révolutionnaires, commandés parle ministre de la guerre de S. M. le roi de Sardaigne, opprimaient plus des cinq sixièmes de la population, favorahles au Pape, et les excluaient même des collèges électoraux (2)? «J'en appelle,» s'écriait le courageux évêque d'Orléans, «j'en appelle à la loyauté de l'Empereur. Si une révolution eût éclaté à Nantes, à Lyon ou à Strasbourg, aurait-il choisi ce moment pour accorder le décret du 24 novembre (3)?» Or, on a précisément accusé le Souverain Pontife de ce qui a valu des louanges aux autres princes. H aurait pourtant cédé volontiers aux suggestions de ses conseillers et exposé jusqu'à sa dignité et son nom aux outrages de la révolution, si ses conseillers lui avaient garanti la conservation de ses États  dans leur intégrité (1). Pouvait-il y mettre plus de modération et de complaisance?

(1) Dép. d'Antonelli du 26 fév. 1861.

(2) Dép. du comte Rechberg au prince de Metternich, 17 fév. 1860.

(3) Opuse, cit. n° II. —{4} Dép de Lord Cowley de Biarritz, dép. du duc de C. rammont (14 avril 1860) et du card. Antonelli (96 fév. 1861).

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Alors même qu'il savait que les concessions libérales seraient entre les mains de ses ennemis des armes pour le renverser du trône, pouvait-il, malgré la responsabilité qu'il porte devant sa conscience et devant toute l'Église, et malgré le serment qu'il a fait de maintenir intacts les domaines qu'il a reçus en dépôt, pouvaitil, sans la garantie des puissances, promulguer ces réformes et livrer ces armes d'agression? «Vous dites,» répliquait Dupanloup à M. La Guéronnière, «vous dites que le SaintPère attacha à la concession de ses réformes une condition inacceptable. Le même gouvernement pourra vous répondre: Qu'un gouvernement à qui l'on conseille de modifier quelques unes de ses institutions, devrait pratiquer cet avis à la condition que son intégrité sera garantie; et cela se comprend aisément. Telle était la déclaration faite par le président de votre conseil d'Etat, le 12 avril 1860 (1). a Un État qui n'observerait pas ces règles élémentaires de prudence, mériterait d'être accusé de faiblesse et d'imbécillité.

Quant aux Romagnes, les voies de la conciliation ne pouvaient plus rien, les armes de l'Autriche étaient enchaînées, celles de la France respectaient le principe de non-intervention, celles du Pontife devenaient insuffisantes contre le Piémont qui, à l'ombre de ce fameux principe de non-intervention, intervenait dans les Légations pour s'emparer du butin de la révolution. En cet état de choses, Napoléon proposait, comme un utile expédient, et un moyen pour le Piémont et pour Rome de s'entendre aimablement, la cession des Romagnes, à Victor Emmanuel, sous la forme d'un vicariat (2). — Trois ans plus tôt le comte de Rayneval

(1) Op. c. t. c— (S) Lettre de Napoléon III au Pape. 50 déc. 1859.

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examinait le cas d'un arrangement pareil, et disait au gouvernement de France que le Souverain Pontife devrait refuser de toute façon le projet de céder les Romagnes au roi de Piémont, même comme délégué du Pape, et il ajoutait: «S'il ne le faisait pas, il faudrait lui délivrer, à la face de l'Europe, un brevet d'incapacité radicale.» M. de Rayneval parlait tout simplement ici le langage d'un vrai politique; céder les Romagnes, disait-il, serait ouvrir la porte à la révolution. En effet, supposez que le mouvement séparatiste se propage dans les États  du Pape, que pouvait-il répondre aux provinces momentanément laissées à sa domination? 11 en résulterait donc, la ruine de la papauté, à la satisfaction de ses ennemis; l'Europe deviendrait la proie des plus terribles agitations. Le comte de Rayneval prophétisait vrai et les événements lui ont trop donné raison. Au nom de qui demandait-on les Légations au Saint-Père, si ce n'est au nom de la révolution et delà révolution accompagnée des plus vils artifices de la trahison, de l'hypocrisie et de l'oppression? Ce n'était point une question de réformes ou de meilleure délimitation qui était en jeu, mais l'existence même du pouvoir temporel de la papauté. La révolution, a très bien dit M. de Montalembert, ne voulait, par la cession des Romagnes, que sanctionner son droit général et permanent contre le Pape (1). Les journaux révolutionnaires n'avaient-ils pas publié que l'occupation des Romagnes était une première étape pour arriver à Rome? N'avait-on pas déclaré dans le parlement Sarde, qu'on ne devait mettre aucun empêchement à la voie ouverte des annexions? (2). M. de Cavour n'avait-il pas dit en pleine assemblée:

(1) Opusc. cité

(2) Parlement de Turin du 15 avril 1860. Rapport de H. Ferruco sur le décret d'annexion de l'Italie centrale.

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«Que la lettre de l'empereur Napoléon, en proclamant que le règne du Pape sur les Romagnes était fini, avait fait plus pour ces provinces que les victoires de Palestro et de S. Martino parce que la domination sacerdotale leur causait plus de mal que la domination autrichienne (1)?» Et dans la séance retentissante du mois d'octobre, où il demandait Rome pour capitale, le même M. de Cavour n'avouait-il pas, sans honte, que ç'avait été le but de la politique suivie par le Piémont pendant douze années? (2)

En conséquence, est-ce qu'en cédant les Romagnes, le Pape n'aurait pas inauguré, non un simple vicariat, mais la destruction de tout son pouvoir temporel que la politique de Turin convoitait depuis douze ans?

Le gouvernement pontifical connaissait les vues de cette politique; oserait on le blâmer de n'avoir pas été la dupe volontaire, et de n'avoir pas signé de ses mains son brevet de déchéance et d'incapacité?

Mais en outre, le projet du vicariat des Romagnes, pouvait-il être accepté par le gouvernement de Turin qui, depuis la conclusion de la paix de Villafranca, n'avait pas proposé au Pape le vicariat des Romagnes (dont il avait la propriété de fait), mais celui de l'Ombrie et des Marches dont il voulait s'emparer (3)? La dépêche de M. de Cavour, contenue dans les documents diplomatiques soumis aux Chambres de France, a suffisamment démontré quel accueil le gouvernement sarde a fait au projet de Napoléon (4).

(1) Discours de Cavour au Parlement du 26 mai 1860.

(2) Séances des 5,11,12 oct. 160.

(3) Manifeste du 9 sept. 1860.

(4) Dép. du comte Cavour il M. Thouvenel, Ier mars 1860, pour refuser son adesion à l'autonomie de la Toscane et au vicariat des Romagnes.

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Mais alors pourquoi reprocher à Sa Sainteté de n'avoir pas accepté des propositions que la Sardaigne même refusa formellement?

Eh quoi! le Souverain Pontife aurait dû consentira ce que ces provinces fussent confiées en vicariat au gouvernement dont la mission manifeste avait été, depuis douze ans, de persécuter l'Église et ses ministres, de semer et de répandre au sein de la malheureuse Italie le venin du protestantisme et l'hérésie avec toutes ses funestes conséquences! Lui, le suprême gardien de la morale catholique, il devait consentir à livrer ses peuples à la tyrannie d'une faction immorale et irréligieuse, qui aurait immolé leur foi sur les autels de l'incrédulité! Si, en des temps beaucoup moins pervers et sous des gouvernements plus catholiques, les vicariats de l'Église furent la source de maux désastreux que l'histoire raconte, quels tristes effets n'aurait pas eus de nos jours le vicariat du Piémont dans les Romagnes? (1). Concluons de là qu'on ne pourrait à aucun titre faire un grief au Souverain Pontife d'avoir repoussé le projet que lui présentait à cet égard, le gouvernement impérial.

La cour de Rome n'avait pas de moins bonnes raisons pour ne pas accepter l'offre des subsides que les puissances catholiques auraient inscrits aux Grands-Livres de leur dette publique (2). Outre qu'en souscrivant à la proposition, le Pape était censé recevoir le prix de la spoliation des Romagnes, son indépendance de Chef de l'Église en eût grandement souffert. Il demanda que ces subsides lui fussent payés à titre de compensation pour les annates qui

(1) V. les deux dép. du cardinal Antonelli, du 29 fév. 1860 et du 26 fév. 1861. Son Éminence y expose les raisons de son refus avec une logique miment admirable que défigura la dép. du duc de Grammont. 3 mars 1860.

(2) V. la dép. citée du due de Grammont et l'autre du 2 i avril 1860.

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autrefois constituaient pour l'Église un tribut qui a fini par lui être enlevé.

11 parut étrange à la politique qu'on voulût renouveler cet ancien droit imposé sur les biens ecclésiastiques dont la révolution avait fait la propriété de l'Etat.

Or, le vicaire de J. C., à l'exemple de ses prédécesseurs, résolut donc de recourir aux offrandes spontanées des fidèles.

L'obole du pauvre serait plus honorable au Souverain Pontife, dans la détresse où le réduisaient la perfidie et l'ingratitude, que l'or des puissances de la terre. Quel cœur humain ne palpita d'émotion à l'appel du pasteur suprême de l'Église catholique, quand il renouvela le denier de Saint-Pierre; et quelle main refusa de s'ouvrir en faveur du Christ dans la personne de son Vicaire? De toutes les parties du monde le denier apostolique fut envoyé à Rome; la veuve, l'ouvrier, l'indigent s'oublièrent eux-mêmes pour concourir à la sainte offrande. Cet accord universel, cet enthousiaste élan, je dirai plus,?et héroïsme de générosité montrèrent à l'évidence que le sentiment catholique a toute sa vivacité dans l'ancien et dans le nouveau monde; que les peuples de tout climat et de toute langue admirent la fermeté et la résignation de leur premier pasteur, et qu'ils protestaient contre la perversité et contre la lâcheté de ses ennemis. «Pie IX n'avait qu'un terrain qui fût solide, celui des principes et du devoir, et il s'y est maintenu constamment. La postérité saura lui en faire honneur et l'en bénir (1).»

(1) Paroles de Ai. Kolb Beraaid au Corps Législatif du H mars 1861.

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§ III.

Or, un des devoirs les plus fondamentaux du Souverain Pontife, un des devoirs qui lui tiennent le plus à cœur comme chef et comme pasteur suprême de la catholicité, c'est précisément de ne renoncer en rien à sa Souveraineté temporelle. Ce qui serait de nos jours le coup de mort pour le catholicisme, ce n'est ni la spoliation, ni. le martyre du Vicaire de J. C.; mais l'abdication qu'il ferait de sa royale autorité. Cette pensée, développée par M. L. Veuillot et M. de Montalembert, en termes éloquents (1), renferme en même temps la grande et essentielle raison de l'importance religieuse du pouvoir temporel de l'Église, et par conséquent, des atroces persécutions dont ce pouvoir est l'objet de la part des révolutionnaires de tous pays.

Le monde catholique tout entier a compris cette vérité, et voilà pourquoi il a solennellement protesté, par la bouche de tous les évêques, contre les usurpations du Piémont; voilà pourquoi il a taxé sa conduite d'impie et de sacrilège; voilà pourquoi il a réclamé le maintien de la souveraineté des Pontifes Romains. Non, les États  du Pape n'appartiennent pas à un prince, ni à un seul peuple, mais à l'Église Romaine, et tous les peuples qui se disent ses enfants, toutes les nations catholiques, en faveur desquelles la Providence a constitué ce pouvoir sacré, ont un égal intérêt à sa conservation. L'indépendance du Pape, sans un État souverain, serait anéantie. Indépendance, en effet, suppose souveraineté et souveraineté implique possession d'un territoire qui ne dépend d'aucune puissance quelconque.

(1) L. Veuillot. Le Pape et la diplomatie. V. Montalembert. Deuxième lettre à M. Cavour. V. aussi l'opuscule de J. Chantrel, Rome devant la France, toutes publications excellentes et dont la forme répond il la dignité de la cause qu'elles défendent.

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Quand l'Église était renfermée dans les catacombes et grandissait avec le sang des martyrs, le successeur des Apôtres pouvait être et il fut indépendant sans être souverain. La religion des catacombes était, pour les empereurs païens, un grand labyrinthe; la discipline du secret en cachait, comme sous un voile sacré, la beauté et la splendeur à leurs regards profanes; ils n'en connaissaient point la force et ne pouvaient être tentés d'en violenter l'indépendance, pour la faire servir aux plans de leur despotisme. Lorsque Constantin, arborant la croix sur ses étendards guerriers, eut intronisé la religion du Christ sur les basiliques de Rome et que le Souverain Pasteur de l'Église eut mis la chaire apostolique sur le tombeau de S. Pierre, la Sagesse divine fit, par une merveilleuse disposition, que le même Constantin transférât à Byzance le siège de l'empire et jetât ainsi les fondements de l'importance politique des Pontifes.

Tant que l'empire embrassa dans ses confins toute la chrétienté et que, par l'affranchissement des nations, il ne se fut pas formé des États  indépendants, le Vicaire de J. C. n'eut pas besoin d'être souverain pour assurer son indépendance en face du monde catholique; il suffisait que l'éclat de la cour impériale brillât loin de Rome, qui était appelée à devenir la ville royale des Pontifes. Mais quand les invasions barbares brisèrent le colosse de l'empire romain et que de ses débris surgirent de nouveaux États, de nouvelles monarchies, on sentit pour les Papes la nécessité impérieuse de devenir souverains eux-mêmes, s'ils voulaient rester libres et être indépendants. C'est pourquoi, en même temps que le grand Recarè de établissait le royaume des Goths en Espagne, que Clovis et ses enfants fondaient graduellement en un seul État les provinces de la Gaule, que l'heptarchie anglo-saxonne s'agitait pour donner naissance au royaume de la Grande-Bretagne,

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que les Clefî et les Antari fondaient en Italie un État lombard, le divin auteur de la foi catholique disposait les événements de manière à établir sur des bases solides la souveraineté de Pontifes et la domination temporelle de l'Église. Au fait, l'exercice de la royale autorité des Papes commence précisément à cette époque; depuis que le duché romain fut indépendant, c'était le Pape vers qui tournaient les yeux les populations abandonnées par l'empereur de Byzance et maltraitées par l'exarque de Ravenne; c'étaient les Papes, à partir surtout de Grégoire-le-Grand, qui fortifiaient les villes à leurs frais, eux qui en instituaient les magistrats, eux qui en organisaient la résistance contre l'impétuosité des Lombards, eux qui nouaient des ligues pour la défense commune, eux qui signaient les traités de paix.

A mesure que les nouveaux États  de l'Europe allaient se développant et s'aifermissantja Providence fondait et consolidait la souveraineté temporelle des Papes, qui apparut complète et lumineuse au commencement du vrn siècle dans la personne du grand pape Grégoire IL Cette monarchie nationale et religieuse, civile et ecclésiastique, défensive et conciliatrice, resplendit comme le beau type des monarchies nouvelles qui naissaient en Europe; elle fut aux yeux de tous une garantie de l'indépendance du Pontife, et servit conséquemment, même dans l'ordre civil, de ferme appui à la bienfaisante dictature des Papes au moyen-âge (1). Contre cette monarchie conspirent les rancunes et les ambitions des despotes; mais, après douze siècles d'assauts continuels, que lui ont livrés les plus puissants princes de la terre, qui a jamais pu se glorifier de l'avoir détruite?

(1) Sous ce rapport, M. J. G. Sheppard, dans son livre, The fail of Rome and the Rise of the new nationalities, (D. C. L. Routledge. 1861)

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Qui a jamais pu élever un trône sur l'emplacement de la Chaire de S. Pierre? Qui a jamais pu s'arroger le titre de roi de Rome et le transmettre à sa dynastie (1)? La Providence couvrit de son bouclier cette monarchie la plus faible et la plus auguste entre toutes les autres; la Providence éloigna toujours de Rome, par une force invisible, les empereurs les plus puissants qui, en renouvelant la grandeur et l'ambition des Césars, auraient voulu en faire leur capitale. La Providence jeta dans la poussière ces dominations superbes qui essayèrent d'étendre leur sceptre sur Rome, elle brisa leur épée et brisa leur couronne; elle relia de plus en plus, dans les temps modernes, les diverses provinces de l'Église, raffermit la monarchie des Papes, lorsque les Papes avaient plus besoin d'indépendance au milieu des princes belligérants.

Rome fut toujours fatale aux ambitieux; l'histoire de douze-cents ans le prouve à l'évidence. Malheur à qui n'a pas su lire dans ses pages, malheur à qui osa espérer de renverser les décrets de Dieu! «Croirons nous que les pygmées du XIXe siècle pourront réussir où ont fait naufrage les géants des temps passés (2)?» Mais que deviendrait un Pape, sujet d'un potentat? Quel spectacle offrirait-il aux nations catholiques?

a raison de dire que, sans le domaine temporel, les Papes n'auraient pas pu faire tant de bien dans l'ordre politique et acquérir l'autorité qu'ils exercèrent sur tous les royaumes. Supposez en effet le Pape dans la dépendance d'un souverain, quoi prince ou quel royaume eut songé k le choisir pour l'arbitre de sanglantes querelles?

(1) Le titre de Roi des Romains que prenaient les empereurs, n'impliquait pour les Papes aucune dépendance d'une autorité étrangère; c'était une simple conséquence, de forme du régime politique établi alors.

(2) Montalembert. Lettre à M. de Cavour.

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Si les Papes d'Avignon, du propre aveu de Voltaire (1), bien qu'en possession d'une province à eux appartenante, dépendaient trop de la volonté des rois de France, et n'avaient pas la liberté nécessaire à l'exercice de leur autorité; si cette fatale résidence fut par la prédominance d'un souverain le principe des plus affreux désastres que l'Église ait subis, et donna naissance à l'épouvantable schisme d'Occident, qu'en serait-il de nos jours, avec un Pape, sujet d'un autre roi d'Europe? Les patriarches de Constantinople, autrefois misérables jouets des empereurs Ariens, monothélytes, iconoclastes, et aujourd'hui pauvres esclaves des Sultans, seraient une trop faible image de ce que deviendraient, au XIXe siècle, les Papes soumis au sceptre d'un monarque. Napoléon Ier luimême, reconnut cette importante vérité: «Les siècles l'ont fait, disait-il, en parlant du domaine temporel de l'Église; et ils ont bien fait (2).» Premier consul de la république française, il disait déjà, en parlant du Pape, qui ne réside ni à Paris, ni à Vienne, ni à Madrid où ailleurs: «Nous nous réjouissons qu'il ne demeure pas parmi nous, et que ne demeurant pas parmi nous, il ne demeure pas auprès de nos rivaux; nous nous réjouissons qu'il habite à Rome et qu'il tienne ainsi la balance égale entre les souverains catholiques (3}.» Cependant, élevé au trône impérial et ébloui par l'éclat du diadème, il écrivit en 1805 au Souverain Pontife:«Toute l'Italie doit être soumise à mes lois.

(1) Annales de l'Empire, t. I,p. 307.

(2) V. l'adresse de l'Archevêque de Bordeaux à S. M. Napoléon III.

(3) Paroles citées par Maguire dans son discours du 7 mars 1861 à la Chambre des Communes.

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«Notre position exige que V. S. ait envers moi, dans les choses temporelles Je même respect que je lui porte dans les spirituelles. Que V. S. soit le souverain de Rome; mais que j'en sois l'Empereur. Tous mes ennemis doivent être ses ennemis. Il ne convient donc pas, que dans la capitale de V. S. réside aucun ministre, ni de Sardaigne, ni d'Angleterre, ni de Russie, ni de Suède.» Pie VII refusa nettement de subir les caprices du conquérant (. Chacun sait qu'ensuite il fut victime d'une violence sacrilège, arraché à son siège, transporté en Toscane par les soins d'un général de gendarmes, conduit à travers la France, retenu prisonnier à Fontainebleau comme il l'avait été à Savone. Et après? En 1811, quand le Pape était encore à Savone le même Napoléon ne put s'empêcher d'avouer, sur les raisonnements de l'abbé Eméry et sur l'autorité de Bossuet qu'il vénérait tant, «que l'Europe ayant plusieurs souverains, il ne convenait pas du tout que le Pape fût sujet d'aucun d'eux;» mais l'Empereur ajouta que «l'Europe ne devant avoir que lui seul pour souverain, il ne cesserait plus alors d'être convenable que le Pape lui fût soumis dans le temporel (2).» Voilà à quelle condition seulement le grand esprit de Napoléon croyait possible que le Pape devint le sujet d'un roi sans danger pour l'Église; il supposait donc que toutes les nationalités d'Europe étant détruites, les barrières des États  les plus illustres et les plus anciens renversées, les peuples violemment refondus et mêlés, l'Europe entière porterait la même chaîne sous l'empire d'un seul despote.

(1) Lettre de Napoléon Ier à Pie VII, 43 fév. 1805 et réponse du Pape, le 2 mars. V. Artaud. Histoire du pape Pie V, t. II, c. XI, XII. Louvain, 1836, p. 9498.

(2) Artaud, op. cit. t. H, c. XXII, p. 225. Napoléon faisait grand cas de l'abbé Eméry pour la franchise de son langage, autant que pour la profondeur de sa science.

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Mais encore dans cette hypothèse irréalisable, le Souverain Pontife serait-il indépendant; jouirait-il au moins de la liberté qui lui appartenait sous les empereurs païens? Non. Le nouveau monarque universel,élevé dans les maximes de la politique et de la diplomatie moderne, et n'ignorant pas l'efficacité de la parole catholique, ferait souffrir au pasteur suprême de l'Église les peines et le martyre des catacombes sans lui laisser respirer l'air libre, quoique obscur, de ces souterrains sacrés. Nous n'en voulons pas d'autre preuve que Pie VII prisonnier à Savone, où un ordre de Napoléon alla jusqu'à lui défendre de communiquer avec aucune des églises de l'empire ni avec les sujets de l'empereur; jusqu'à lui défendre de vouloir être encore l'organe de l'Église catholique; que si cela ne suffisait pas pour le rendre plus accommodant, on lui annonçait, que Sa Majesté serait assez puissante pour déposer un Pape!! (1)

Pourrait-il en être autrement dans l'Europe de nos jours? Non; mille fois non. Entre souverain et sujet pas de milieu, pas d'autre alternative non plus que d'être indépendant ou de ne pas l'être dans l'exercice de son autorité. A ce point de vue la question romaine, question à la fois politique et religieuse, touche de près aux intérêts les plus essentiels de toutes les nations, de tous les peuples (2) et revêt un sublime caractère d'universalité (5). C'est la raison pour la

(1) Lettre du 14 janv. 1811, communiquée par le préfet du département u Pie Vil, a Savone. — Artaud, op. c. cb. XXII, p. 220.

(2) Dans la séance du Parlement britannique du 19 avril, Lord Derby a dit avec raison que l'indépendance du Pape intéressait aussi le Cabinet de l'Angleterre qui compte parmi ses sujets plusieurs millions de catholiques.

(3) Le comte de La Guéronnière luimême en est convenu dans sa brochure, La France, Rame et l'Italie, p. 101; mais nous ne savons pourquoi il voit ensuite une question de parti dynastique dans cet élan du clergé français pour la cause du Pape. V. la dép. du cardinal Antonelli du 26 fév. 1861.

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quelle le monde catholique a mis tant de zèle à défendre le Papef les plumes les plus distinguées se sont employées à soutenir la cause de son indépendance; tous les évoques, sans exception, ont élevé la voix pour affermir les fidèles dans ces nobles sentiments, et pour les encourager à ne pas interrompre leurs supplications auprès de ce Dieu qui a toujours couvert de sa protection son suprême représentant; c'est pourquoi aussi l'Église a porté les plus terribles censures contre les envahisseurs du territoire ecclésiastique, et le Pontife régnant, par son encyclique du 19 janvier 1860, a conjuré tous les pasteurs des âmes d'animer leurs ouailles à la défense de ses droits de souveraineté temporelle. Le Vicaire de J. C., en s'exprimant ainsi, ne sortait pas des bornes de la justice et de la modération, et il ne transportait pas une cause purement temporelle dans l'ordre des choses spirituelles. En effet, le domaine temporel des Papes, bien qu'en luimême il soit une matière temporelle, devient affaire spirituelle, si on le considère dans ses rapports avec la religion catholique. Même le fameux opuscule le Pape et le Congrès disait qu'au point de vue religeux il est essentiel que le Pape soit souverain et non sujet d'aucune puissance (1). M. de La Guéronnière luimême, dans le passage cité plus haut, avouait que la question religieuse du domaine temporel des Papes est de nature à exciter les esprits, à alarmer les consciences et touche à ce qu'il y a de plus vital et de plus profond dans l'humanité. Le Saint-Père pouvait-il donc la traiter différemment dans la circulaire indiquée?

«La souveraineté temporelle, disait Sa Sainteté, fut accordée au Souverain Pontife par un dessein tout spécial de la divine Providence, qui régit et gouverne toutes choses,

(1) V. à ce propos la lettre du cardinal de Ronald au ministre de l'instruction publique. — Lyon, 24 nov. 1860, dans le Weekly réguler du 8 déc. 1860.

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afín que, n'étant soumis à aucune puissance, il fût capable d'exercer les hautes fonctions du ministère apostolique que lui a confié J. C. sur le monde entier, et de les exercer, arec la plus parfaite liberté, et sans obstacle d'aucune espèce.» Quelle en était la conséquence, sinon que ceux qui combattaient cette souveraineté violaient et entravaient l'exercice du ministère spirituel? Qu'y avait-il donc d'étonnant à ce que le Vicaire de J. C. se tournât vers les fidèles de toutes les nations pour les engager à soutenir la cause de la religion et de l'Église, en défendant les droits de son pouvoir territorial? Nous avons peine à concevoir qu'avec la droiture et la sagesse qui lui sont propres, M. Thouvenel n'ait pas envisagé ainsi la question dans sa circulaire du 8 février 1860, adressée à tous les agents diplomatiques de l'empire. L'encyclique papale du 19 janvier ne mêle ni ne confond dans le seul intérêt religieux les intérêts spirituels et temporels, mais elle démontre seulement la connexion intime qu'ont entre eux. dans l'économie actuelle des plans de la Providence relativement à l'Église et aux Etats, le pouvoir temporel et le libre exercice du ministère spirituel dés âmes. Les faits et les documents produits dans la circulaire de M. Thouvenel ne prouveraient jamais qu'une chose, c'est qu'il peut se présenter telles circonstances qui autorisent plus ou moins la diplomatie à traiter avec le Souverain Pontife au sujet d'une modification de ses limites territoriales; mais rien ne prouve qu'il appartienne à la diplomatie de disposer absolument de son domaine temporel. L'existence des États  du Pape est dans l'intérêt du monde catholique et le monde catholique a seul qualité pour en juger. En voyant dans l'invasion des Légations l'existence du pouvoir temporel attaquée en principe, le Pontife a eu raison d'en appeler à tous les catholiques.

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Or, tous ils ont porté un jugement solennel qui ne laisse plus lieu au moindre doute; tous les catholiques ont sanctionné les droits du Vicaire de J. C, et lui ont confirmé, comme nécessaire, la possession de son domaine temporel.

Ce mouvement universel de la chrétienté et surtout de la nation française eut un grand contrecoup sur la politique révolutionnaire du Piémont. Cavour s'aperçut bientôt que ses entreprises sur l'autorité pontificale avaient allumé la plus vive indignation dans les 300 millions de catholiques, répandus dans le monde entier; que la parole de condamnation, formulée contre ses usurpations sacrilèges, retentissait partout où il y avait des catholiques, et était répétée par les personnes les plus sages des communions protestantes (1). Cavour comprit bien qu'attaquer de front le domaine de l'Église avait cessé d'être la voie la plus sûre; que ravir de force son indépendance au chef du monde catholique provoquerait l'opposition la plus ardente; il tourna donc tous les artifices de sou gouvernement aux moyens de conciliation, se transforma tout à coup, et comme par miracle, en zélé défenseur de la liberté des pontifes; il protesta dans ses discours aux Chambres de Turin, du 27 mars et du 9 avril 1861, qu'aussitôt arrivé à Rome, il proclamerait le principe

(1) V. le bel article de l'illustre historien Henri Leo (Volksblaît fur Stadtund Land, 9 déc. 18(50). A la Chambre des Communes du o fév. 1861, M. Disraeli, en défendant éloquemment la cause du Pape contre le Piémont, affirmait que tous les plus grands écrivains du protestantisme sont d'avis que le Pape soit indépendant. Dans la séance du 19 avril à la Chambre des Lords, Lord Derby prononça ces paroles solennelles: «Let no man suppose that it is a matter indiffèrent to us whether the Pope is an independent prince or not. «V. encore le discours de Lord Normamby, 1er mars 1861. Chambre des Lords.

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de l'Église libre dans un État libre: que jamais les catholiques n'avaient su donner à l'Église autant de liberté que lui en donnerait le nouveau gouvernement d'Italie; il censura les gouvernements qui avaient mis des entraves à cette indépendance; il fit voir, en un mot, pour apaiser le monde catholique, qu'une fois la capitale du royaume d'Italie étant à Rome, il en surgirait pour l'Église l'époque la plus prospère et la plus éclatante qui eut jamais brillé pour elle dans le cours de 19 siècles (1). Nous n'aurions vraiment jamais cru que l'hypocrisie du comte de Cavour dût aller jusqu'à faire montre d'un amour aussi exagéré pour l'indépendance catholique; et nous ne saurions comprendre comment il a pu espérer au xixc siècle de pouvoir ainsi donner le change au monde catholique. Ses déclarations et ses promesses artificieuses n'ont réussi qu'à exciter dans toute âme généreuse un frémissement de la plus vive indignation.

Mais qui était donc ce M. de Cavour, qui par ses obliques détours s'étudiait à leurrer les nations catholiques et surtout la France, qu'il appelle la représentante de la catholicité dans cette grande question? C'était le même homme qui, en 1855, osa en plein parlement tourner en dérision le Pontife romain (2); et qui déclara vouloir commencer son travail de réformateur par la suppression des Ordres religieux (r); le même homme qui en 1856 dénonça à la diplomatie de l'Europe le Père des fidèles comme un tyran, comme un parjure,

(1) Séance de la Chambre des Députés à Turin, 27 mars 1801.

(2) Parlement de Turin, 6 fév. 1853.

(3) Séance du fév. 1833. Napoléon Ier avait déclaré soleunellement le contraire1: «J'ai, h disait-il, réorganisé les couvents et, en voulant qu'ils continent à exister,

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comme un imposteur public et qui lança de cette manière son programme de guerre contre lu papauté temporelle et spirituelle (1); c'est lui qui déclara hautement aux Chambres piémontaises «qu'il avait refusé de se plier aux insinuations et aux conseils pressants qui avaient pour but de renouer des négociations de concordat avec Rome (2);» lui, qui dans le Risorgimento, organe de sa politique, publiait que «les concordats ne sont qu'une diffi«eu lté de plus ajoutée à celles qu'il leur restait à résoudre; «qu'entre l'Église et l'Etat, entre la religion et la politique, «entre le spirituel et le temporel, il devrait y avoir une «barrière de granit (2);»c'est luimême qui, en 1857, lança dans l'assemblée parlementaire de haineuses paroles contre l'épiscopat et le clergé de France, parce qu'ils avaient adopté le rite romain (4), et qui déclarait impossible un concordat avec Rome (3); lui qui, en 1858, organisa, avec les sectes les plus perverses, la complète destruction du domaine et du pouvoir de l'Église (c); lui qui, en 1859, dans le Mémorandum, adressé à l'Angleterre et à la France, se faisait le panégyriste de Joseph II et de son système antireligieux, et qui affirmait que te concordat autrichien, où est garantie l'indépendance de l'Église, était une cause

«j'ai donné tort k l'esprit philosophique du temps et consacré te principe de l'utilité de ces établissements religieux.» Lettre du 31 juillet 1803 au pape Pic VII. Artaud, t. Il, c. VIII, p. €6.

(1) V. les journaux mazziniens, entre autres la Maga du 15 mai 1836.

(2) Chambre des Députés de Turin. 7 mai 183«.

(3) Risorgimento. 2 avril 1856.

(4) Chambre des Députés de Turin. 30 déc. 1837.

(5) Chambre des Députés de Turin. 30 avril 1837.

(6) V. nos chap. IV et V.

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d'oppression pour le royaume Lombard-Vénitien, parce qu'il avait augmenté l'influence et la liberté sacerdotales (1); lui qui, en 1860, calomnia le Souverain Pontife, devant l'Europe, en l'accusant d'avoir fait appel au fanatisme de certaines classes ignorantes, pour lever une armée d'étrangers destinés à combattre contre l'Italie (2). Cavour fut le ministre qui, par sa guerre systématique et constante à l'Église, fit oublier le gouvernement irréligieux de Siccardi; le ministre qui signala chaque année de son administration et des sessions législatives par une foule d'actes et de décrets contraires à l'autorité de l'Église; qui dépouilla et dispersa les religieux, et de quelques monastères osa faire jusqu'à des lieux de prostitution; qui méprisa, avilit et emprisonna des prêtres, des évêques et des cardinaux; qui foula aux pieds les canons de l'Église, déchira les concordats des Papes, se moqua de leurs bulles, affronta leurs censures et en provoqua d'un air plaisant de plus grandes encore; lui qui prétendit dicter au clergé italien une nouvelle discipline et se poser devant lui en docteur de théologie; lui qui sema en Piémont, puis dans toute la Péninsule, l'élément protestant; lui qui, par les bibles, par des livres impies et scandaleux, par des spectacles immoraux, par les temples et par les écoles confiées aux protestants, par des encouragements de tout genre prodigués à l'apostasie, lutta tant d'années contre l'édifice catholique pour le renverser de ses fondements.

Les prédécesseurs de M. de Cavour, ceux dont il se vantait de continuer l'œuvre, dit le comte de Montalembert, sont Amoldo de Brescia, Sarpi, Giannone, etc.; ses alliés sont les mesquins et faux libéraux, tous les ennemis implacables de la liberté et du catholicisme, et aussi l'Angleterre...

(1) Mémorandum du 1er mars 1859.

(2) Mémorandum du là sept 1860. Appendice au chapitre XXV de ce volume.

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non la glorieuse Angleterre libérale et conservatrice; mais une Angleterre dégénérée, infidèle à ses vrais intérêts, à son bon sens, à son équité nationale, à ses traditions locales, qui encourage contre le Pape et contre les princes catholiques, les actes et les idées qu'elle a noyées dans le sang des Irlandais, des Indiens et des Ioniens; qui, aussitôt qu'elle sait qu'on doit combattre l'Église, a de l'argent pour tous les aventuriers, de la connivence pour toutes les invasions, de la sympathie pour tous les crimes (1).

Voilà l'homme qui insultait naguère à tous les catholiques lorsqu'il disait qu'en dépouillant le Pape de son pouvoir temporel, il lui donnerait des garanties de liberté et d'indépendance que l'Église n'avait jamais connues! Mais de quel front osait-il espérer qu'on prêterait foi à ces promesses? Comme s'il ne s'était pas soulevé contre toutes les lois du droit public, et qu'il ne s'en fut pas fait un marchepied pour monter à la dignité de premier ministre d'Italie! Comme s'il n'avait pas violé impudemment les traités de Villafranca et de Zurich le lendemain de sa signature! Comme si, après avoir fait dresser pour les autres le protocole de Paris du 18 mars 1856, il ne l'avait pas déchiré de sa main en intervenant avec ses armées dans la révolution des États  d'Italie (a)! Comme s'il n'avait pas envoyé au Pape l'assurance que farinée sarde se tenait aux frontières pour empêcher l'invasion des bandes révolutionnaires dans les états de l'Église et non pour s'en emparer, tandis qu'il s'en emparait le jour suivant et massacrait impitoyablement les braves qui défendaient le droit et la religion!

(1) Montalembert. Lettre à M. de Cavour.

(2) Dans ce protocole, les Puissances avaient promis de n'intervenir en aucune manière, dans les questions entre sujets et souverains.

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Comme si, en même temps qu'il se confondait en témoignages d'amitié envers le roi des Deux Siciles et qu'il promettait de vouloir en reconnaître les droits contre l'invasion de Garibaldi, il n'avait pas conspiré à Naples par le moyen de Villamarina et de Liborio Romano et n'avait pas commis ensuite, par ses troupes,les énormités que nous avons rapportées! Qu'espérer après cela de la bonne foi de M. de Cavour ou de toute son école, qui est celle de la révolution? Mais quelles seraient donc ces garanties dont se vantait si fort le comte de Cavour, en se servant de la formule d'un des plus illustres défenseurs du catholicisme, du comte de Montalembert? Ces garanties se réduiraient à préparer au Pape une prison un peu plus grande que celle des évêques et des cardinaux qu'il a incarcérés; prison qu'il fermerait par un mur de granit, afin de séparer absolument le spirituel du temporel; le mur de granit serait la restauration de la Rome païenne dans toutes ses relations sociales et religieuses; au-delà de cette impénétrable enceinte, le Pape serait libre dans sa plus ou moins honorable prison, et Rome et l'Italie seraient libres dans leur paganisme renouvelé. Voilà quelle serait l'Église libre dans un état libre, que l'on pourrait devoir à tout ministre fidèle aux principes de la révolution triomphante, comme l'a été M. de Cavour dans sa ligne de conduite.

Disons avec M. de Montalembert: «Caligula aurait voulu que le peuple romain n'eut qu'une tête pour la lui trancher d'un seul coup. La révolution pense comme Caligula» (1).

On veut Rome, nous l'avons dit, pour décapiter le catholicisme et pour répandre dans l'Europe catholique la religion de l'Etat ouvrant la voie au plus insensé et au plus funeste rationalisme, qui est le dernier mot de la révolution.

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Mais, la révolution fera des martyrs, elle trempera peut-être une main sacrilège dans le sang du magnanime Pie IX; mais que pourra-t-elle contre le saint Pontife? que pourra-t-elle contre l'Église? Le sang d'un Pape versé pour la foi, donnerait à l'Église une nouvelle vigueur, un nouveau lustre; le spectacle de son martyre frapperait de stupeur les dissidents, et ferait briller à leurs yeux la vérité de la croyance catholique. Rome cependant resterait le centre impérissable de cette foi, la résidence de son Pontife, embellie de nouveaux trophées, entourée de nouvelles couronnes, enrichie de nouvelles conquêtes, bénie parles populations régénérées... Et ses ennemis? Ses ennemis ne seraient alors que cendre et poussière (2).

(1)Deuxième Lettre à AI. de Cavour.

(2) Quand Fauteur, après avoir tracé un si énergique tableau des opinions et de la personne de M. de Cavour, terminait ainsi le chapitre, il ne prévoyait pas la fin soudaine de l'habile ministre. M. de Cavour mort, c'est déjà pour l'Église un ennemi de moins; les autres passeront comme lui et l'Église restera. (Note du traducteur)


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Chapitre XXXIX
LA VRAIE GRANDEUR DE L'ITALIE ET L'ACTION DU CATHOLICISME.

Le cri de la révolution italienne est un cri de mort à la papauté et au sacerdoce; un cri d'anéantissement de l'autorité catholique; son triomphe serait la destruction de l'Église. On proclame le retour de l'Italie à son ancienne grandeur et l'on en conclut qu'il faut abattre le catholicisme, rompre tout lien de soumission à l'enseignement de l'Église, renverser cette tiare qui pèse trop lourdement sur la race italienne, et émanciper la raison. Ce sont là les maximes que la révolution, mûrie au sein des sociétés secrètes, répand à travers l'Italie et l'Europe, et dont elle infecte les esprits et les cœurs de la jeunesse inexpérimentée; mais ce sont en même temps les maximes qui, loin de réveiller dans la péninsule italienne des instincts de grandeur, en comprimeront toute l'énergie, en affaibliront tout l'essor et la ramèneront aux siècles les plus déplorables de la confusion et de la barbarie. Nous userions certainement île beaucoup de réserve contre des propagateurs de ces principes, si nous ne les traitions que d'intelligences pauvres et mesquines qui, plongées dans la fange du sensualisme, ne savent pas monter d'une coudée plus haut. Nous dirions peu encore si nous ne les comparions qu'à des taupes nocturnes et aveugles, qui blasphèment la vive lumière de la foi catholique, parce qu'en donnant à l'Italie tout son éclat, cette foi éblouit et fatigue leurs faibles prunelles, et que les ombres épaisses du paganisme leur conviendraient mieux.

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Laveuglement d'esprit, résultant de l'ignorance des vraies connaissances historiques et du manque absolu des principes, qui sont les astres conducteurs de la raison humaine, cet aveuglement joint à la perversité d'un cœur corrompu, est la cause fondamentale de ces étranges théories, de ces maximes insensées que l'on ose proclamer chaque jour comme la fleur de la sagesse et comme les seuls éléments de la civilisation moderne.

Nous voudrions développer cette matière dans toutes ses parties et, d'après le plan que nous nous en formons, mettre à nu la honteuse nature de ces doctrines disséminées comme perles précieuses dans la Péninsule; mais ce n'est pas un chapitre de clôture qui nous suffirait: nous aurions besoin d'un livre tout entier où seraient présentés, dans un cadre lumineux, la naissance, le développement, les oscillations, le déclin, la rénovation de la civilisation et de la grandeur de l'Italie, depuis l'époque terrible de fa chute de l'empire. Ce travail, qui manque tout à fait à la littérature italienne et auquel auraient pu servir de préparation les belles Méditations historiques de César Balbo, s'il eut vécu plus longtemps, a toujours été l'objet de nos vœux. Mais les vicissitudes de la vie ne s'accommodent pas toujours à ce que nous désirons. Sans donc entrer ici dans de pénibles recherches historiques, nous inculquerons à nos lecteurs italiens trois grandes vérités, dont nous ne pourrons leur présenter dans ce chapitre que les principaux linéaments; nous leur dirons: 1° Que la civilisation et la grandeur de l'Italie sont radicalement catholiques.

2° Qu'éteindre en Italie l'esprit du catholicisme, serait la même chose que frapper de stérilité ses et ses gloires.

grandeurs

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3° Que pour ramener l'Italie dans le chemin de la grandeur, il faut, comme essentielle condition, donner toute sa force et tout son éclat à l'action catholique, en lui laissant pleine et entière la liberté, l'indépendance qui lui est propre.

Certes, quiconque n'est pas entièrement étranger aux notions de l'histoire, verra sans peine quelle lumière les souvenirs de l'Italie projettent sur ces vérités. Carie génie italien, comme assoupi, après la chute de l'empire et les invasions des barbares germains, et réduit à un État voisin de celui d'une chrysalide, subit un travail occulte, lent et pénible, avant de reprendre ses ailes et de retrouver son essor. Or, le catholicisme fut le principe vital de cette œuvre de transformation; ce fut lui qui déposa dans ces peuples les trésors de son enseignement, les pénétra de sa force et de sa vigueur, tempéra la rudesse que lui avaient apportée les Germains et marqua de son empreinte la physionomie et le langage qui en devint le brillant miroir. Ainsi le nouveau génie et la nouvelle nation italienne étaient, pour ainsi dire, créés par l'Église catholique; sans elle, la barbarie de l'Italie, et par conséquent de l'Europe, aurait duré bien des siècles de plus, et n'aurait disparu que pour faire place à une barbarie plus raffinée. Celui qui a médité un peu sur l'action bienfaisante de l'Église dans les temps qui suivirent la catastrophe des invasions, comprendra aisément ce que nous disons et que personne n'ose plus nier de nos jours, pas même les savants historiens protestants. Cette Italie cependant, l'œuvre et le travail de l'Église et des Pontifes, brilla de tout son nouvel éclat sous les plus illustres chefs de la catholicité. Eu effet, l'époque des communes, la plus glorieuse pour l'Italie moderne,

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fut signalée par les Pontifes les plus remarquables, un Grégoire VII, un Urbain II, un Alexandre III, un Innocent III, un Grégoire IX, un Innocent IV. L'Italie était grande alors, mais elle était éminemment catholique et, comme telle, l'Italie était à la tête du mouvement universel et de la civilisation de toute l'Europe; elle participait à l'activité età la vie du catholicisme, qui présidait à toutes les parties du progrès civilisateur.

L'Italie triompha avec les Papes dans la terrible lutte de l'Église contre l'Empire; ce fut le triomphe de l'intelligence sur la brutalité et la violence; ce fut le triomphe de l'esprit humain formé et avisé par le christianisme; l'Italie en recueillit les premiers fruits et en jeta les premiers reflets. C'est pourquoi l'Italie catholique fut la première à ouvrir des écoles dans les cloîtres et dans les évêchés, à ranimer les études littéraires, à produire dans les chaires de doctes et excellents maîtres; elle fut la première à fonder de grandioses universités et la première à en accroître si fort le nombre pendant un siècle et demi, qu'au milieu du xive siècle, elle seule en compta autant que tout le reste de l'Europe. Mais ce prodigieux mouvement de culture qui, durant quatre siècles, grandit seulement en Italie, au sein de l'Europe encore plongée dans les ténèbres (1), et pendant que la civilisation byzantine tombait avilie dans l'empire schismatique et corrompu, était dù à l'Église des Papes.

(1) César Balbo, dont nous empruntons les paroles, ajoute que la culture grecque elle-même n'a pas connu tant de siècles de splendeur exclusive. Pour trouver des civilisations aussi constamment semblables, Il faudrait aller en Chine et dans l'Inde, dont cependant les littératures resteraient bien inférieures. Storia d'Italia. Sommario, § 32.

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Cette Église, en effet, outre qu'elle avait admirablement relevé l'esprit de l'Italie, en y faisant triompher les vrais principes et les idées droites, lui imprima un merveilleux essor, en protégeant et en développant la liberté de ses communes (t). L'Italie eut alors des orateurs et des hommes d'Etat, qui poussèrent dans les assemblées populaires au perfectionnement de cette langue, dont la splendeur atteint un si haut degré dans la Divine comédie de l'Alighieri. L'Italie devait être bien grande à cette époque, pour donner à l'Europe un S. Anselme d'Aoste, un S. Bonaventure, un S. Thomas d'Aquin, avec tout le cortège d'autres sublimes philosophes ou illustres théologiens; elle devait être bien grande pour voir surgir dans son sein ce glorieux triumvirat et cet Alighieri avec sa Divine comédie, qui fut nommée avec raison l'Encyclopédie du xiv" siècle (2), œuvre gigantesque, par laquelle «l'ita«lie ravit la palme du génie aux nations civilisées, soit «anciennes, soit modernes (3).» L'Italie devait être bien grande, pour voir s'élever le dôme, le baptistère et la magnifique tour de Pise, le temple de Sainte Croix et de Ste Marie del Fiore, à Florence; pourvoir, grâce à Brunelleschi, l'architecture atteindre à ce degré de hardiesse et de majesté, qui apparaît dans la merveilleuse coupole de Ste Marie del Fiore; pour voir la sculpture renaître avec son antique perfection dans les œuvres d'Orcagno, de Ghiberti et de Donatello, et la peinture se ranimer sous le pinceau de Guido, de Giatto, du Bienheureux Angelico de Fiezole et de Masaccio; pour voir enfin se préparer les merveilles de MichelAnge et de Raphaël.

(1) Le protestant Léo dit: «Les Papes se montrèrent toujours les défenseurs de toute liberté politique.» L'Histoire d'Italie, I. III, c. I, § VI. Et ailleurs, il ajoute: «l'Église paraissait comme la source de tout bien; c'était elle qui devait opposer des barrières aux ices et à la tyrannie.» Op. c. I. IV. c. [V, § IV.

(2) Foscolo. Discours sur Dante et»on tiède.

(3) Primai moral et civil des Italiens, t. II, p. 237, ed. de Capolago.

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Et la grandeur de l'Italie en ces temps, n'était pas seulement littéraire et artistique; elle embrassait de même le commerce et l'industrie. Les draps et les étoffes de Lucques, et surtout de Florence, luttaient alors avec les produits de l'Asie; et ceux qui arrivaient de la France, des Flandres et du Brabant, se perfectionnaient dans la Péninsule, par un corps distingué d'ouvriers connus sous le nom de l'art de Calimaîa, qui étaient au nombre de 30,000, et dont les établissements montèrent dans la seule ville de Florence à 300. Nous ne dirons rien des autres arts industriels qui florissaient dans toutes les villes d'Italie, d'où alors ils se réflétaient, comme de leur foyer, dans tous les États  de l'Europe. Nous ne dirons rien des progrès de l'agriculture, où elle devança tout autre pays. Nous ne rappellerons pas que ce fut dans l'Italie de cet âge que naquit la science commerciale et financière. «Si l'histoire ne l'attestait pas, dit le savant Cibrario (1), la richesse et la perfection de sa terminologie en feraient foi; c'est ainsi que ni la France, ni l'Angleterre n'ont un mot qui réponde à notre expression de bilancio (2).» Les banques de crédit et les lois du trafic de la monnaie se doivent aux banquiers d'Italie; ce fut alors et en Italie qu'eut lieu l'invention des lettres de change, la fondation des dépôts, l'introduction des contrats d'assurance maritime, l'établissement des plus belles institutions du crédit public et de ces combinaisons de l'intérêt du gouvernement avec celui des particuliers qu'admirent encore les économistes modernes.

(1) Dans son ouvrage intitulé: Economia politica del Medio Evo, vol. III, c. VII, p. 198. — Torino 1842.

(2) Les Hollandais, le peuple commerçant par excellence, ont conservé un grand nombre de termes italiens, comme per resto, saldo-massa, agio, etc. (Note du Trad.)

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C'étaient les Italiens qui avaient à cette époque les banques les plus riches de l'Europe. Gênes vit surgir l'institution si importante de la banque de S. Georges, qui eut ensuite le pouvoir de mettre une flotte en mer et de défendre la Corse contre le roi Alphonse et la Casarié (ou Crimée) contre les Turcs. C'étaient les vaisseaux des villes maritimes d'Italie, surtout de Gênes et de Venise, qui avaient alors le commerce le plus étendu; ils sillonnaient les mers les plus lointaines, et étendaient partout le nom et la puissance de l'Italie; les marchands italiens se poussaient par le Nord du Caucase et par la mer Caspienne, dans l'intérieur de l'Asie jusqu'aux Indes, et jusqu'à la Chine, ou se dirigeaient par l'Asie méridionale vers la Battriane et vers le golfe Persique; ils voyageaient dans l'Egypte, aux ports d'Alexandrie, de Rosette, de Damiette et de Suez; et de tous les points ils revenaient chargés d'immenses richesses, qui portaient au plus haut degré la prospérité des villes de la Péninsule. La navigation italienne recevait encore un nouvel élan par la découverte de la boussole, employée et propagée dans l'Occident par ses matelots. Au moyende cet instrument, Polo fut capable de côtoyer au midi toute la Chine, de toucher Java, puis la mer qui sépare Sumatra de Malacca et, ayant doublé le cap Comorin, de parcourir l'océan Indien, de raser la côte de Malacca, et d'atteindre jusqu'à la petite île d'Ormuz, en recueillant les plus belles notices sur ces mers, encore inexplorées par les Européens. Encouragé par de tels précédents, Christophe Colomb, le plus grand homme de son temps, devait ouvrir un nouveau monde aux yeux de la vieille Europe, et faire rayonner encore, sur leur déclin, les gloires de la Péninsule.

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Telle était la grandeur de l'Italie catholique, de l'Italie sous l'action directe et immédiate de l'Église et des Pontifes, de l'Italie nourrie et animée de cet esprit, que la révolution appelle maintenant le chancre et ta peste de nos grandeurs. Il est vrai que l'Italie de ces temps n'accomplit pas son entière indépendance, qui est une des prérogatives principales de la nationalité, et qui se poursuit tous les jours avec tant d'ardeur. Mais nous répondrons à cette difficulté: 1° Qu'il ne faut pas juger de la grandeur d'un peuple sur les idées et sur les maximes de notre siècle. En ces temps éloignés, les Italiens mettaient leur vraie grandeur dans leur pleine liberté communale, et ils jouissaient de cette liberté au point d'avoir assuré jusqu'au droit, non seulement de se gouverner à leur gré dans leurs intérêts civils, mais encore de se liguer, de faire la guerre et de signer la paix. L'Empereur n'avait plus qu'un pouvoir nominal. 2° La totale séparation de l'empire était contraire aux maximes de cette époque, où le système le plus caressé, même par les Italiens les plus éclairés, comme le Dante, était la monarchie universelle dont l'Empereur fût le chef et où l'Italie fût à l5 tête des autres Etats. 3° Que si les Italiens avaient voulu compléter leur indépendance, ils l'auraient pu; car leur étroite union avec la cause de l'indépendance ecclésiastique les avait placés, au temps de la paix de Constance et ensuite à la mort de Frédéric 11, et pendant tout l'interrègne, en de telles conditions qu'il leur eût été possible, en même temps qu'ils consolidaient leur liberté, de se proclamer indépendants. 4° Les Pontifes, dans le but de repousser l'influence germanique sur le nord de l'Italie, avaient constitué au sud un règne fort et distinct qui (en dépit de ce fait que la dynastie d'Anjou avait trompé les espérances de l'Église)

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eût pu neutraliser la prépondérance impériale, et faciliter l'entière émancipation de la Péninsule (1). À qui fut donc la faute, si les Italiens s'arrêtèrent dans les voies légitimes de leur indépendance, quelle fut donc la plaie funeste qui conduisit l'Italie à une triste décadence? La faute en fut au Gibelinisme, examiné au flambeau de l'histoire. En effet, la faction gibeline, dans son idée la plus large, tendait à la pleine restauration de l'impérialisme césarien; elle contrariait ainsi le système politique des Pontifes qui, en couronnant Charlemagne et ses successeurs, n'avaient point entendu donner un nouveau maître à l'Europe, mais seulement un puissant protecteur à la chrétienté et à son chef. Les légistes, que l'étude des codes impériaux avait prodigieusement multipliés, donnèrent leur appui à ce parti et, échangeant le plan de l'empire sacré contre celui du césarisme, ils adjugèrent à l'empereur d'Allemagne, tous les droits et privilèges qu'avaient eus Auguste et ses successeurs. Cependant l'Alighieri, bien que gibelin, par son idée grandiose d'une Monarchie universelle, dont son opuscule De Monarchia présenta l'exposé, se maintint dans des limites très modérées et ne se départit pas des traditions catholiques (2); il vénéra les Pontifes en pleine possession de leur autorité, et fit un cas infini de leur influence pour le bienêtre et pour l'agrandissement de l'Italie (3). Telle ne fut pas la conduite de la masse des partisans de cette faction; ils exagérèrent les droits de l'Empereur, proclamèrent le divorce absolu du temporel des États  avec le spirituel de l'Église, soutinrent le pouvoir des princes

(1) La révolution, qui n'a pas médité sur l'histoire d'Italie, a méconnu cette importante vérité, que l'illustre Balbo signala, en plus d'un endroit de son ouvrage.

(2) V. De Monarchia (op. ed. de Florence, 1841, vol. VI) L III, p. 822, 628, 640, 659, 666, 668, 680,682.

(3) Op. cit. I. c. p. 640 et 684 et la lettre aui cardinaux déjà citée.

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sur plusieurs des matières ecclésiastiques et altérèrent jusqu'à la nature de l'Église et de son autorité, préludant ainsi par leurs systèmes aux erreurs du protestantisme. Les œuvres de Occamet de Marsilio Patavino, ainsi que d'autres livres de moindre importance, consacraient ces maximes pernicieuses, qui furent propagées dans la Péninsule et au dehors par les sectes des fraticelli et d'autres de même trempe, dont fourmillaient cette époque très corrompue.

II est vrai que, nonobstant la descente du Bavarois, à qui ces ouvrages servirent principalement d'appui, le parti guelfe avait pris en Italie de telles proportions que l'Empire n'y était plus guère qu'un nom et une ombre. Mais par malheur l'éloignement des Pontifes, devenus presque les prisonniers de la cour de France, empêcha ce parti national, organisé et fortifié, d'anéantir complètement dans la Péninsule le gibelinisme et ses principes, et d'assurer à la fois l'indépendance de l'Église et des peuples italiens.

Ce fut, nous l'avouons, la faute et une grande faute d'un Pape, de Clément V, qui transporta la résidence des Pontifes à Avignon, sous la main de Philippe-le-Bel; mais ce ne fut point la faute de la papauté, qui pouvait seule alors délivrer l'Italie. Les Papes d'Avignon perdirent de plus en plus leur bienfaisant ascendant sur la Péninsule; les partis se relevèrent, s'échauffèrent et s'entredéchirèrent de nouveau; la noblesse, généralement ambitieuse et gibeline, prévalut tantôt par l'argent et par la puissance, tantôt par les compagnies d'aventuriers; l'Italie fut inondée de tyranneaux qui, pour obtenir quelque soutien, demandaient la sanction impériale, mais rompaient en même temps avec le pouvoir de l'Église, et, s'autorisant des maximes d'Occam et de Patavino, se moquaient des censures parties d'Avignon, et continuaient d'exercer leur tyrannie.

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Voilà quel fut le développement du gibelinisme que l'histoire du xiv siècle nous présente, vivant des idées qui se formulaient pour la première fois en système dans les écrits d'Occam, de Marsilio et de leurs adhérents. Ainsi se propageait en Italie le plan d'un État séparé de l'Église, dont Philippe-le-Bel avait fait l'essai en France; mais en Italie, plus qu'ailleurs, cette théorie séparatiste débutait par abolir la liberté des communes, par organiser un système d'oppression, et par inaugurer la décadence progressive de la Péninsule.

Le retour des Papes à Rome ne fut pas sous ce rapport d'une grande utilité à l'Italie, parce que, malgré toute leur sollicitude, ils n'avaient pas, en face des nouveaux despotes, l'autorité nécessaire qu'ils avaient exercée autrefois.

Le pouvoir pontifical ainsi réduit et abaissé, on vit renaître le règne de la force et des usurpations, que les Papes avaient comprimé dans les siècles précédents. Ce despotisme irréligieux qui s'intronisa et se consolida sur les républiques renversées, avilit les peuples dans l'oisiveté et la mollesse, au sein des richesses et des plaisirs de leurs cités; il les déshabitua de l'usage des armes, en maintenant des compagnies d'aventuriers, comme instruments de sa puissance, et il les endormit dans la servitude. Le paganisme des Césars venait de renaître dans la politique italienne; il se propagea dans la politique étrangère, surtout en France, sous le règne de Louis XI et rejaillit sur la littérature et sur les arts. En comparant la vigoureuse et sublime poésie du Dante avec celle de la seconde moitié du XVe siècle et du siècle suivant, on remarque sans peine comment le noble idéal de la littérature chrétienne s'était évanoui pour faire place à une littérature de conception entièrement païenne.

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La forme fut, il est vrai, admirable et cultivée, comme au temps d'Auguste; mais elle prit le pas sur les idées et paganisa la pensée chrétienne. Le poème du Tasse n'eut pas le pouvoir de rappeler la poésie aux sublimes inspirations du christianisme, n'ayant pu refondre toute la société imprégnée d'esprit païen. L'académie de S. Luc, qui avait été fondée dans l'intention d'illustrer par la peinture les grandeurs du christianisme, fut abolie; les dieux et les déesses vinrent orner les salons des grands, et la religion de la fable fut partout représentée sous les traits les plus indécents et les plus flatteurs. Le paganisme s'infiltrait fort avant dans les provinces italiennes et sa forme y altérait le génie chrétien.

Les Pontifes cependant, qui voyaient leur puissance civile singulièrement affaiblie par les goûts et les maximes en faveur, ne laissèrent pas de veiller au salut de l'Italie. Saisissant l'occasion des rapides conquêtes des Turcs, et du danger où se trouvait l'état de Venise sous le coup des menaces de ces barbares, Pie II avait convoqué à Mantoue les princes italiens; il les exhortait à oublier leurs anciens différends, à se liguer en un seul corps, à faire de grands préparatifs de guerre pour résister à la puissance musulmane et sauver l'Italie de l'invasion et de la honte. Tout fut inutile: les intérêts fermentaient, l'esprit de parti s'échauffait, le zèle et le sentiment des croisades ne remuait plus le cœur de ces despotes,elles peuples continuaient leur sommeil de mort dans l'amollissement des jouissances terrestres. Cependant les Fergosi appelaient les Français en Italie, pour les mêler aux discordes nationales, et ils recevaient Jean d'Anjou pour compagnon dans le duché de Gênes, tandis que Venise, abandonnée dans le conflit, était forcée, après d'héroïques efforts, à conclure avec les Turcs un traité déshonorant.

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Paul II et Alexandre VI firent plus tard une nouvelle tentative de confédération entre les princes d'Italie, afin d'opposer une barrière insurmontable aux invasions du dehors; mais leurs démarches restaient infructueuses, quand Louis Je Maure, duc de Milan, plus sarrazin que païen, ouvrit les portes d'Italie aux ambitions de Charles VIII et jeta cette belle contrée dans un abîme de maux. Ainsi commençait pour nous l'époque appelée de la prépondérance étrangère et due au caractère païen de cette politique que Machiavel, dans ses écrits, éleva aux honneurs d'un système fameux. Je n'exposerai pas ici le reste des malheurs de l'Italie. Ces malheurs allèrent toujours croissant et touchérent à leur comble, lorsque, oubliant les principes de leur propre indépendance nationale et reniant leurs gloires, les Italiens se tinrent pour honorés de devenir français; et cela en un temps où la France catholique et libérale avait été supplantée et comprimée par un parti incrédule et despotique, qui n'eut d'autre mérite que de défendre au prix de tous les sacrifices les frontières de la nation.

Par là le principe même de gibelinisme qui, au moyen-âge, avait empêché l'Italie de s'affermir et de couronner son indépendance, y engendra la servitude et l'avilissement, parce qu'il mit au jour le système de l'Etat séparé de l'Église. Pour s'être transformé de plus en plus, dans les temps qui suivirent, en un vrai paganisme rival du pouvoir catholique, et pour s'être nourri des principes protestants, fébroniens et jansénistes qu'il avait émis dans les écrits du xine siècle, ce même principe réussit à donner un des coups les plus mortels à la grandeur de l'Italie.

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Il avait excité la soif ardente des imitations étrangères, non pas des plus conformes à son caractère et à ses traditions; mais des plus antinationales, des plus impies, des plus ignobles. Pareil esprit germa surtout dans la Péninsule, au temps des invasions françaises; alors, en effet, les Italiens plongés dans la pire des décadences, qui était de perdre par leur faute leur propre nationalité et jusqu'à leur nom, se réjouissaient de son esclavage et s'applaudissaient de sa honte.

Cependant, même à cette époque, l'Italie eut des hommes incomparables, des hommes dont les noms resteront à jamais gravés au fond des cœurs vraiment italiens, des hommes qui défendirent vigoureusement la nationalité italienne, et qui en représentèrent l'indépendance sans se laisser fléchir ni déconcerter. Ces hommes furent surtout les deux immortels Pontifes Pie VI et Pie VII. La république et l'empire de France purent en faire des prisonniers, mais non les entrainer à un acte de faiblesse et d'asservissement; la puissance républicaine ou impériale ne parvint pas à arracher de leurs lèvres un seul mot d'adhésion à l'injustice et à la force. Devant l'usurpation armée ils parlèrent hautement et solennellement de droit; devant la conquête, ils revendiquèrent courageusement l'indépendance de leurs provinces italiennes. Leur langage fut celui de notre vénéré Pontife Pie IX; et le langage des trois Papes qui ont immortalisé le même nom, c'est l'écho de l'Italie, de l'Italie des traditions, de l'Italie qui cherche en elle-même et non dans les importations de l'Angleterre protestante, sa gloire et sa grandeur, de l'Italie qui, en conservant l'autonomie de chaque Etat, cherche dans leur confédération son unité, sa force et son indépendance.

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En raisonnant ainsi, notre intention n'est pas de conseiller au XIXe siècle la remise en vigueur de toutes les institutions d'un âge qui n'est plus; nous voudrions seulement, pour le bien de l'Italie, faire comprendre que la souveraineté du Pape, non seulement n'est pas contraire à la liberté et à l'indépendance de notre nation (1), mais qu elle y est intimement liée (2); qu'ainsi retournant dans les voies de ses traditions historiques, ses intérêts les plus chers lui commandent de restaurer son union fédérative sous la présidence du Souverain Pontife Nous voudrions en second lieu que l'Italie régénérée n'opposât aucun obstacle à la plénitude et à l'efficacité de l'action catholique.

Le libéralisme moderne de l'Italie, qui puise ses aspirations non plus aux traditions catholiques de notre vraie grandeur, mais aux souvenirs corrompus quoique brillants de la Rome païenne, se propose d'ôter à 1a religion toute influence, tout contrôle sur les idées qui forment les principes de l'individu et constituent la vie des nations. Dans le système de ce faux libéralisme, la foi n'a pas sa place; on l'y laisserait tout au plus comme un ornement, mais non comme un principe vital; comme un moyen de retenir les peuples en état de sujétion, ainsi que le voulait Machiavel, mais non comme un principe dirigeant de la conscience des gouvernés et des gouvernants, de la vie privée et publique des nations; on l'y laisserait pour être une esclave du pouvoir civil qui l'enchaînerait au char de ses usurpations et de ses progrès matériels, mais non pour manifester les divins principes de l'ordre et de la justice, non pour servir de règle suprême qui, sans les empêcher, conduit dans la voie droite!es progrès de l'esprit humain et met un frein à ses aberrations.

(1) Dép. de Napoléon III à l'Archevêque de Bordeaux. 1899.

(2) Lettre de Napoléon, président de la république, au nonce du Pape à Paris. 7  dec. 1848.

 

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Le faux libéralisme de notre époque a substitué ainsi au principe religieux, qui est de sa nature distinct du principe civil auquel il est supérieur, un panthéisme social, un dieu César, un dieu Etat; ce libéralisme est un vrai retour à l'ancien paganisme, avec ses égarements les plus monstrueux, avec ses crimes les plus avilissants. Il part de Joseph II, de son système fébronien et de ses mesures politico-religieuses qu'eussent enviées Tibère et Néron (1), pour passer ensuite à Henri VIII et à la reine Elisabeth d'Angleterre. C'est pourquoi il a tant à coeur de posséder Rome et d'y détruire la papauté, sous prétexte d'en assurer l'indépendance. Il comprend bien, comme le comprenait Frédéric II de Prusse, que d'enlever au Pontife son indépendance, à fonder les églises nationales en Europe, il n'y a qu'un pas, que le despotisme politique a la confiance de pouvoir franchir. De cette manière l'Italie catholique aurait son Eglise nationale avec ses ministres, tous au service d'un Cavour ou de tout autre despote encore pire. Une nation qui a élevé sur le monde entier le flambeau sacré de la vérité religieuse alimentée par le pontificat, se courberait, grâce à nos libéraux, sous les pauvres et puérils enseignements de l'Église protestante; elle se couvrirait de ses misérables lambeaux. — Oh! disons-le hautement, le libéralisme moderne de la révolution d'Italie et de toutes les sectes européennes est d'une petitesse qui le rend digne du mépris et même de l'exécration de tout cœur italien.

(1) Phillips. Droit ecclésiastique, traduit par l'abbé Crouzet,t. III, 1. 1, § CXXXVI, p. 225. Paris, 1851.

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 Imbu des germes empoisonnés de la réforme, il ne sait envisager le principe des nationalités qu'en renouvelant la dure patrie antique et qu'en isolant les nations au sein du genre humain ou en ne les rattachant que par le lien du t rime. Il est incapable de s'élever aux principes souverains que nous offre le catholicisme dans son action sur l'humanité; il est incapable d'embrasser du regard le sublime spectacle de toutes les nations devenues sœurs, unies dans un lien de parenté et d'amour, rqêlées sans confusion en une seule famille, qui est la famille de Dieu, sous la tendre sollicitude d'un père commun qui est le Vicaire de Jésus Christ. Nous ajouterons que ce libéralisme fourvoyé et dégénéré est ennemi de l'Italie, parce qu'en voulant la dépouiller de la papauté, il la dépouille de sa gloire la plus éclatante, celle d'être, par les Papes, à la tête de toutes les nations du globe; il la prive de son plus bel éclat, qui est d'avoir dans son sein la capitale de 350 millions d'hommes où des contrées les plus lointaines tous les peuples ont les yeux fixés, et de posséder le pasteur de l'Église catholique, le chef de l'humanité entière divinement régénérée, le centre suprême autour duquel devront se dérouler les événements du monde, l'auguste personnage au triomphe définitif duquel sont destinées et subordonnées les vicissitudes et les catastrophes de la société: la guerre ou la paix des Etats, les progrès et les déchéances des peuples, toutes les évolutions de l'esprit humain. Ce libéralisme, ennemi de l'Italie, est notre vrai tyran. Et quelle plus odieuse tyrannie, en effet, que celle qui pèse sur les âmes? Or, les Eglises nationales nous offrent-elles autre chose qu'un royal despotisme pressurant la conscience des sujets?

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Je défie tous nos libéraux hostiles à la papauté, de me nommer dans l'histoire de l'Europe un seul prince qui ait poussé à l'établissement d'une Eglise nationale, sans avoir été un despote; je les défie de me trouver un prince despote, qui n'ait plus ou moins, suivant les circonstances, poussé au système de l'Église nationale et de l'oppression de tout ce qui représente l'autorité religieuse. L'Italie catholique devrait donc se préparer à voir régner sur son sol les bûchers d'Elisabeth d'Angleterre, à subir ou le sort de l'Irlande, trois fois spoliée et martyrisée par un gouvernement qui veut de gré ou de force lui imposer son Eglise nationale, ou le sort de la Pologne, à qui Nicolas Ier a fait connaître les persécutions de Domitien. Ouï, le libéralisme de la révolution est un despote, un tyran et, comme tel, il a besoin de réduire l'Église en servage, pour ne reconnaître aucun frein et pour ne pas s'entendre reprocher ses barbaries et ses cruautés.

C'est pour cela qu'il a commencé de faire la guerre aux concordats, et cherché à les détruire. Qu'est ce, en effet, que les concordats, dont le libéralisme a fait l'objet de ses plus furieuses attaques? Les concordats n'ont été dans tous les temps qu'une bienveillante et paternelle concession de l'Église à la nationalité des peuples. Tout ce qui tient à la révélation et à l'établissement divin, n'est pas susceptible de modification dans l'Église; mais une partie de sa discipline peut être tempérée et radoucie par l'autorité de l'Église, peut être accommodée au génie, aux mœurs, aux coutumes, aux lois des peuples. Les concordats, en se prêtant à ces divers tempéraments, mettent en sécurité les droits fondamentaux du pouvoir ecclésiastique et en garantissent le respect dans la sphère de ses attributions.

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Or, le libéralisme moderne ne veut pas de concordats, non qu'il entende se soumettre à la discipline commune de l'Église, mais parce qu'il en repousse l'autorité en toute chose qui ne tombe pas sous les sens; le libéralisme moderne veut l'Église ou esclave ou invisible, et par conséquent aussi nulle qu'inoffensive.

M. de Cavour cependant nous a parlé de catholicisme, il en a pris la défense au nom des catholiques, et nous a assuré que l'Italie gardera la foi de ses ancêtres soutenue et protégée par l'Etat. Mais M. de Cavour comprenait-il que le catholicisme est une vérité religieuse, et partant une vérité sociale, une vérité politique?«Une religion n'em«brasse pas seulement un seul côté de l'homme, mais «l'homme tout entier, la société tout entière. Les mœurs, la «législation, la vie sociale, la vie politique de toutes les «nations à toutes les époques n'ont été que le miroir fidèle «de leur vie religieuse». Si donc le catholicisme était pour M. de Cavour la vérité religieuse, il devait commencer par faire de l'Italie le flamboyant et brillant miroir de ses divins enseignements. M. de Cavour en a-t-il usé ainsi? Atii voulu que sa politique et son action sociale reflétassent les maximes et les principes de cette religion qu'il disait si bien enracinée sur la terre italienne, et à laquelle il avouait queles populations de la Péninsule restaient si profondément attachées? «La religion,» dit encore M. Guizot, «n'est «pas une étude et un exercice, auquel on assigne son «lieu et son heure; c'est une foi, une loi qui doit se faire «sentir constamment et partout et qui n'exerce qu'à ce «prix sur l'âme et la vie toute sa salutaire action»(1). Or, en quelle partie de l'administration de M. de Cavour et des révolutionnaires italiens avons nous pu observer la physionomie, le sceau, le reflet des principes du catholicisme?

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Nous y voyons bien l'empreinte marquée des maximes des ennemis les plus acharnés de l'Église, de ceux qui ont préparé, encouragé et consommé le système protestant qui emporte la destruction du catholicisme et la rénovation du paganisme dans la société. Tels sont les prototypes de l'administration de Cavour, de ses partisans et de ses successeurs, tels devront être les maîtres de civilisation offerts à l'Italie catholique; leurs principes devront mettre le comble à ce progrès qu'on dit moderne et qui est aussi vieux que Marsilio de Padoue et toute cette race d'écrivassiers et d'hérétiques que Goldasto a réunis en de gros volumes, comme ayant été les précurseurs du protestantisme. Voilà la civilisation à laquelle toute l'école révolutionnaire prétend réconcilier l'Église et le souverain Pontife. Réconciliation impossible; l'Église et son Pontife condamnent, comme ils ont condamné et condamneront toujours, cette civilisation menteuse, païenne et sensuelle, ennemie des grandeurs de l'Italie et de toute l'Europe (2).

Mais l'Ëglise et le Pontife sont les dépositaires et les interprètes infaillibles de la vérité religieuse;

(1) Mémoires pour servir à ihistoire de mon temps, t. III. Y. Correspondant, sept. 1860, n° 60, p. 64.

(2) V. l'allocution de S. S. Pie IX dans le consistoire du 18 mars 1861, ainsi que tes nombreuses pastorales publiées ensuite par les évêques, surtout de FranceLe Constitutionnel et d'autres journaux de la même trempe ont crié, sur tous les tons, que le Pape et les évêques condamnaient la civilisation moderne, pour gloritier le moyenâge et renouveler l'utopie de la théocratie universelle. Quoi déplus risible? Chacun sait d'ailleurs que le Constitutionnel, pour ne rien dire du Siècle, etc., n'a pas changé de caractère religieux, en même temps que de principes politiques, et que c'est toujours le même journal qui, le 2 sept. 1828, proposait d'abolir la Hiérarchie française, si elle refusait de se soumettre aux lois les plus irréligieuses de l'Etat.

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leur condamnation révèle donc au monde entier que le libéralisme moderne de la révolution est un vrai protestantisme social, un vrai paganisme dans toutes ses formes, un principe destructif du christianisme même et par conséquent destructif des gloires, des grandeurs et des libertés de l'Italie. Le temps des impostures est passé, les mensonges de la révolution n'en imposent plus aux Italiens et ne profitent plus à leurs auteurs; l'hypocrisie est tombée en dérision et en mépris; la mèche est désormais par trop éventée. L'Italie est sur le bord d'un immense précipice; un affreux danger la menace: le socialisme le plus monstrueux, et rien ne pourra l'en retirer que le catholicisme.


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Chapitre XL
CONCLUSION. — LA VRAIE PLAIE DES SOCIÉTÉS MODERNES ET SON REMÈDE

.L'Italie est vraiment sur le bord d'un abîme; mais bien mal avisé serait celui qui en voudrait rejeter toute la faute sur certaines formes de gouvernement; ce serait une erreur plus grande encore de s'imaginer que par le seul changement des institutions civiles et politiques, la Péninsule serait préservée d'une lamentable chute, redeviendrait grande et glorieuse, comme par le passé, et se retrouverait en pleine possession de sa force de pensée et de sa puissance d'action. La maladie qui ronge et dévore la nation italienne est invétérée et profonde; ni d'autres statuts politiques, ni de nouveaux codes législatifs ne pourraient la guérir; ce ne seraient là que de simples palliatifs réussissant à tromper cette pauvre malade sur la nature du mat qui la consume, mais non à améliorer son état. La racine de tous les maux de l'Italie, ce sont les sociétés secrètes, qui depuis plus d'un demi siècle la travaillent horriblement. Les gouvernements d'Italie, comme ceux du reste de l'Europe, ne se sont jamais efficacement appliqués à l'extirpation de cette plante si fatale pour leurs Etats; tout occupés de l'amélioration de leurs finances, de l'industrie, du commerce, des travaux publics de leur pays, ils n'ont pas vu les ravages effroyables que ces maudites sociétés préparaient à leurs peuples et à l'existence même de leurs trônes.

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Les sociétés secrètes sont parvenues, surtout en Italie, à organiser un nouvel État dans I'Etat et à saper plus d'un trône par sa base, avant qu'il se soit cru seulement ébranlé ou menacé d'affaiblissement et de ruine. Les révolutions qui ont, pendant plus de 50 ans, déchiré et affligé l'Italie ont été l'œuvre et le fruit de leurs ténébreuses associations; et il faut leur attribuer les catastrophes que nous avons sous les yeux. Mazzini a pu dire en toute vérité: «Le mouvement italien est l'œuvre de notre parti; c'est notre parti qui a fait avancer l'Italie et a forcé le cabinet sarde à la suivre (1).» Vainement le Piémont a protesté dans ses circulaires que «l'Italie est aux Italiens et n'appartient à aucune secte»: l'Italie est sous le joug des sectes; le gouvernement de la révolution est le gouvernement des sectes; la force du nouveau royaume est dans l'appui des sectes, et ses dangers ne proviennent que des mêmes sectes, toujours prêtes à abattre le dernier obstacle qui retarde le plein triomphe de la démagogie socialiste.

Mais ce qu'il nous importe le plus de signaler, c'est précisément la perversion profonde où ces sociétés plongent les esprits parla propagation de leurs détestables maximes. Les sociétés secrètes enchaînent leurs adeptes par les plus terribles serments prononcés sur le poignard; aussi elles avancent toujours, jamais elles ne reculent; elles prennent des proportions de plus en plus gigantesques qui enveloppent dans leurs filets l'ancien et le nouveau monde. En suite, le lien établi entre les associations des divers Etats, l'union de leurs intérêts, la conspiration uniforme où les engagent le même but et les mêmes tendances, les ont rendues en ces dernières années plus redoutables et plus malfaisantes.

(1) Lettre de Mazzini du 7 janv. 1660 dans le Glascow Herald et ailleurs. Mazzini y revendique pour son association l'honneur de tout ce qui est arrivé en Italie dans la période de 139 et de 1860.

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 L'activité qu'elles déploient, surtout depuis quinze ans, dans la Péninsule, est extraordinaire et a de quoi étonner; il n'y a pas de moyen dont elles ne se soient servies: l'avancement des sciences, la propagation de la culture, le perfectionnement des arts, la nouveauté des découvertes, le progrès de l'industrie, l'extension du commerce, les raffinements du luxe, et, en particulier, le journalisme et la presse; elles ont tout détourné et gâté au profit de leurs desseins, et au détriment de la société. Elles se se sont insinuées dans le cœur des jeunes gens pour souiller, dans sa plus belle fleur, l'innocence des mœurs (1); elles ont pénétré dans les collèges, pour distiller à travers l'enseignement, les maximes les plus pernicieuses; elles se se sont introduites dans les familles, pour corrompre l'éducation de la jeunesse; elles se sont mêlées dans les conversations et dans les conseils, pour y faire triompher leurs doctrines malsaines; il n'est pas d'association de bienfaisance publique, ou de secours mutuel, ou de littérature publique, ou de sciences, ou d'arts, il n'est pas de compagnie dramatique, pas de réunion, soit d'utilité, soit de plaisir, où elles n'essaient de mettre les mains pour tout mener à leur gré. Une longue pratique leur a merveilleusement appris tous les artifices de la séduction et de l'erreur. Par leur vie de mystère, par les travaux de démolition qu'elles projettent, par les sacrifices mêmes qu'elles exigent, elles séduisent les imaginations ardentes

(1) Charles Albert disait un jour à une personne éminemment respectable, que partout où les Jésuites ouvraient un collège, les sociétés secrètes établissaient un comité pour séduire la jeunesse confiée aux soins des Pères. V. u. le lettre du 29 déc. 1660 dans le Tablet du 12 janv. 1861.

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et les cœurs généreux des jeunes gens (1). Elles excitent sous le toit du pauvre, les plus belles espérances de fortune meilleure et enlacent ainsi le bas peuple dans leurs machinations. Elles se glissent de même dans les palais des nobles, dans les hôtels des négociants, des capitalistes, des gens de toute profession, et soufflant le feu de la convoitise sur les intérêts propres de chaque classe, de chaque famille, de chaque individu, elles tendent admirablement leurs pièges et enrôlent de nombreux prosélytes sous leur drapeau menteur. Elles ne s'en tiennent pas là: elles disséminent partout des espions et des traîtres, dans les grandes sociétés, dans les dicastères, dans les offices publics, dans les armées, dans les cabinets mêmes des princes, et partout, au moyen de la flatterie, de la menace, de la séduction, du poignard, elles s'ouvrent un large chemin et grossissent le nombre de leurs adhérents.

Or, leurs projets, qu'on le sache bien, ne tendent pas aux améliorations et aux réformes sociales, mais à la destruction de toute autorité; elles ne se proposent pas un changement de religion dans le sens protestant, mais l'abolition du christianisme luimême. «Ce n'est pas le simple oubli de «Dieu,» disait le synode des évêques, rassemblé à Vienne en 1849, «ce n'est pas une simple négligence pour le de«voir, née de l'enivrement des sens, ce n'est pas non plus «la stupide impiété dont le monde a toujours eu à souffrir, «qui s'est emparée des esprits de cette race d'hommes, mais «une haine de Dieu réfléchie et raisonnée, une guerre ouverte contre Dieu et son Christ (1).» Ces sociétés diaboliques s'étudièrent donc naturellement à allumer, dans toutes les parties de l'Italie et au dehors, la haine la plus acharnée contre la papauté.

(1) Le tribunal militaire, établi à Mantoue en 1840, découvrit, parmi les sociétés secrètes, des enfants de quinze ans à peine. Pour Rome, nous garantissons Je fait.

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À cette fin, elles représentèrent le Pontife comme l'allié du plus féroce despotisme et l'auteur de la plus dégoûtante tyrannie. Partout, elles dépeignirent les prêtres comme les soutiens du plus affreux système d'oppression. Elles ne cessèrent pas, en conséquence, de dénoncer les plans de tyrannie ourdis au Vatican et les conspirations de tout genre élaborées par le clergé dans toutes les provinces de l'Italie; leur but en cela était de justifier le vil esclavage et l'épouvantable oppression qu'elles lui préparaient, d'atténuer la douloureuse impression que produirait le divorce complet de l'Etat et de l'Église. C'est pourquoi elles chargèrent tous les jours de nouvelles et plus noires couleurs les fraudes, les usurpations, les spoliations, les abus, la prépondérance des ecclésiastiques, mirent en suspicion et en exécration leurs maximes, leurs enseignements, leurs vertus mêmes, et effrayèrent du titre de clérical, d'ultramontain, de réactionnaire, quiconque osait prendre leur défense.

Les Protestants les plus éclairés, M. Guizot entre autres, ont eu bien raison de dire que toutes les communions religieuses sont menacées de ruine et la société entière de destruction, quand on les attaque journellement avec cette fureur et qu'on ébranle ainsi les premiers principes de l'ordre et de la religion. Or, c'est ici la plaie sociale qui devient de plus en plus profonde et saignante, la plaie qui entame toutes les nations, de l'Océan à la mer Noire et du l'age jusqu'à l'Oural. L'Italie est sous l'empire des sociétés secrêtes qui ont accompli la première période de la révolution et qui s'apprêtent à la couronner des plus effrayantes catastrophes. L'Italie a offert le spectacle de révolutions extraordinaires et rapides, telles qu'on en trouve rarement dans l'histoire; mais loin d'en être surpris, nous devons juger par là de la force des sociétés secrètes et de leur puissante organisation destructive.

(1) Lettre pastorale du 17 juin 1839.

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 Les populations italiennes entraînées par les séductions de tout genre, par la surprise, par la force, par la trahison, assisteraient stupéfaites aux triomphes des nouveaux dominateurs armés d'imposture, d'hypocrisie et de violence; mais il n'est pas croyable que la plus grande partie des Italiens soit dans les filets de ces perfides associations, ou en connaisse les mystères d'iniquité, ou en soit complice. Nous n'oserons pas proférer à charge de nos compatriotes la honteuse calomnie sortie naguère de la bouche de Garibaldi, qui écrivait à une société biblique d'Angleterre que les Italiens sont en majorité plus que protestants de fait(1). Que la calomnie retombe sur le calomniateur, qui prétendit se faire l'interprète et l'organe des sentiments et des convictions de 22 millions d'Italiens. L'Italie est catholique et le sera, tant qu'il restera une pierre au palais du Vatican; les peuples de tout ce beau pays ne sont pas sortis des voies que leurs aïeux ont tracées, ils n'ont pas déposé le glorieux diadème que mit sur leurs fronts le pontificat et l'Église; et si les ennemis de l'Église et du pontificat ont déjà commencé à en avoir des preuves manifestes, ils en auront de plus éclatantes encore.

La surprise, il est vrai, remploi de mille artifices et surtout la trahison ont humilié les gens de bien devant leurs ennemis; ils se sont abaissés, il est vrai, devant les propagateurs des nouveaux principes et se sont montrés d'une déplorable faiblesse;

(1) «La grande majorité du peuple, parmi nous, quoique n'étant pas protestante de nom, est très protestante en fait.» Lettre au président d'une société biblique anglaise. Caprera, 17 fév. 1801, Les journaux d'Angleterre et de France ont publié cette lettre de Garibaldi.

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il est vrai que la théorie du poignard, proclamée avec tant de solennité par les chefs des sociétés secrètes (1), les a rendus presque toujours et partout muets et tremblants; il est vrai que dans tout un parlement des provinces italiennes, pas un homme ne s'est trouvé qui osât, en face des membres présents, complices des sociétés secrètes, élever courageusement la voix pour la défense de la papauté et de l'Église; tandis qu'en France, il s'en est trouvé un grand nombre et qu'il n'a pas non plus manqué de ces hommes courageux en Angleterre, parmi les protestants euxmêmes; croironsnous pour cela que les Italiens, qui ont vu d'un œil momentanément fasciné abattre des monarchies et des trônes, sous l'égide desquels s'abritait leur indépendance, assisteront immobiles au renversement des autels, à la démolition de tout l'édifice religieux et social? Non, il n'en sera pas ainsi et l'Italie se réveillera d'un incroyable assoupissement; un mouvement de salutaire réaction y gagne de proche en proche tous les cœurs honnêtes et généreux; la conscience publique commence à s'y soulever et à protester contre les impies attentats de la faction dominante. Et nous sommes heureux de pouvoir ajouter ici que ce mouvement italien s'est développé jusque dans les contrées et dans les villes que les sociétés secrètes avaient choisies pour bases de leurs opérations.

Oui, en Sicile, à Païenne, sur cette terre qui ne vit jamais germer l'hérésie, qui combattit généreusement contre l'islamisme, sans se laisser gagner à aucun point d'une doctrine dont les maîtres lui firent supporter deux ans de domination; sur cette terre que les porte-voix des sociétés secrètes calomnièrent en la donnant pour la plus sympathique aux erreurs du protestantisme,

(1) Le m£me Mazzini en a fait l'apologie dans l'Italia e Popolo du 19 juin 1856.

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le feu assoupi de la foi catholique se ranime, et ceux qui attisent et alimentent cette flamme sont les jeunes gens les plus ardents, les plus généreux de l'université de Palerme; ce sont eux qui chassèrent avec mépris et avec toutes les marques d'un vif ressentiment, ces ministres de Satan que leur avaient dépêchés les sociétés secrètes pour la prédication du protestantisme; eux-mêmes qui déchirèrent et brûlèrent courageusement sur la voie publique, des estampes et des images de toute sorte, outrageantes pour le Pontife et pour l'Église; eux qui, firent impérieusement comprendre à leurs nouveaux conquérants d'aventure que la religion de l'île est la religion catholique et que mal en prendrait à qui oserait la violer; eux qui, par leur courageux exemple, ravivèrent ces sentiments d'orthodoxie parmi toute la population, et ramenèrent le clergé plus confiant dans le champ de son action religieuse. Or, ce n'est pas seulement en Sicile que le sentiment catholique s'est relevé; mais dans l'Italie entière, et même dans les provinces piémontaises et dans les Romagnes, qui ont été le plus grand foyer des sociétés secrètes. De là vient que tout à coup le comte de Cavour prit le masque de la religion pour tromper l'Italie et l'Europe catholique; et que la presse des sociétés secrètes reçut l'ordre de se proclamer sincèrement catholique!! î

Nous avons la ferme confiance que ce réveil religieux doit préserver l'Italie de sa ruine complète et repousser les efforts monstrueux des sociétés secrètes pour la perdre.

Persuadons nous une bonne fois que contre ces iniques associations, vraie gangrène de l'Europe moderne, il n'y a pas d'autre remède que l'action du catholicisme.

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Que les princes en soient convaincus, que les peuples n'en doutent point: les baïonnettes et les canons détruiront de nombreuses armées, soumettront de puissants empires, porteront dans les rangs ennemis la terreur et la désolation; mais ne parviendront pas à exterminer ces sociétés pestiférées; elles sont puissantes sans faire voir leur puissance, elles meuvent et agitenttout sans montrer la main qui remue et agite, elles décrètent dans leurs conciliabules les destins des nations, et font sanctionner leurs décrets dans les cabinets et dans les parlements. La seule arme victorieuse contre elles, la seule arme qui puisse délivrer la société de ce honteux esclavage, c'est l'action catholique.

Nous croyons de plus, que sans l'esprit des associations catholiques, cette action ne serait pas d'une efficacité pratique pour le but qu'on se propose. Mazzini n'avait pas d'expressions plus puissantes pour ses partisans que Celle-ci: «Associez-vous, associez-vous.» Et il ajoutait que tout se résumait dans ce seul mot. Nous dirons la même chose aux populations catholiques d'Italie; nous répétons la même chose au clergé catholique de qui dépendent principalement la conservation et le renouvellement de la foi la plus vive dans la Péninsule: «Associez-vous.» Dans les grandes associations catholiques les timides deviendront courageux, les lâches intrépides; les associations catholiques feront le salut de la jeunesse, la portion choisie du troupeau; elles en développeront les nobles sentiments, en l'excitant à la défense de la foi et de l'ordre public; elles ne la laisseront pas devenir le facile butin des mauvaises sociétés; elles fermeront le chemin à la diffusion et au progrès des sectes, réprimeront leur audace et briseront des armes réputées invincibles; elles feront sentir aux adhérents de Mazzini qu'ils ne sont que la fraction du peuple la plus criminelle

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étant fa plus ténébreuse, la plus faible étant la plus intéressée à se cacher; les peuples comprendront que la force est pour eux, parce qu'ils ont avec eux la conscience, avec eux la justice et le grand jour; ils s'habitueront ainsi à mépriser leurs ennemis et à les combattre au besoin avec courage et constance.

Nous ne voulons pas nous arrêter ici à décrire l'organisation pratique qui conviendrait à de telles associations, et les lois ou règlements qui devraient les établir et les propager dans les grands centres de l'Italie, où elles se ramifieraient partout comme les branches d'un même arbre protecteur. 11 nous suffira d'avoir posé le principe et de rappeler aux Italiens que les modernes Francsmaçons, qui furent dans le siècle dernier si funestes à la société et à l'Église, avaient emprunté leurs lois et leur organisation à la fameuse société des Franchi Muratori du moyenâge, qui, fondée en Italie, contribua si puissamment à la propagation du culte catholique dans l'Europe entière et fut favorisée de tant d'insignes privilèges de la part des empereurs et des Papes. Nous ajouterons, si les méchants ont réussi, malgré la volonté des pouvoirs civil et religieux, à former des sociétés capables de tenir la balance des cabinets, de dominer la presse, de commander à l'opinion publique, comment les bons catholiques d'Italie ne pourraient-ils pas la même chose en faveur de la société et de l'Église? Associez-vous pour le bien, avec le même zèle que d'autres pour la cause de l'iniquité, et vous trouverez certainement des moyens propres à faire de nouveau triompher dans la Péninsule le principe de l'ordre, de la justice et de la foi.

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Il faudrait pourtant aux associations catholiques joindre la vraie culture et la bonne éducation de la jeunesse italienne; l'éducation, voilà la principale cause par laquelle fleurissent ou déclinent les Etats, Le glorieux avenir de notre belle patrie dépendra de la jeunesse qu'elle produit; si l'esprit et le cœur de nos jeunes gens n'y sont pas de bonne heure formés avec soin et avec mesure aux besoins des temps et des pays, s'ils ne reçoivent pas de bonne heure la semence de la discipline catholique, il est impossible que l'Italie se promette restauration et grandeur. Ç'a été une audacieuse calomnie, lancée par les ennemis de ritalie, d'avoir prétendu que la papauté et l'Église sont contraires ou peu favorables à la culture intellectuelle et aux lumineux enseignements de la science; la science est de nos jours plus que jamais nécessaire à la défense du principe catholique, elle est nécessaire à acheminer les contrées italiennes dans les voies de la véritable grandeur; elle est nécessaire pour frapper à mort les impostures éhontées et les folles doctrines dont se font un appui la malignité et l'ignorance des sociétés secrètes, lesquelles pour science principale, ont le poignard, pires en cela que les affiliés véhémiques de l'Allemagne (1). Qu'on ouvre aux jeunes gens le champ des belles lettres; qu'on les initie aux progrès scientifiques de notre siècle:

(1) Les Vehmgerîchte surgirent au XIVe siècle en Allemagne comme une juridiction subsidiaire dans les causes civiles et criminelles. Quand le juge ordinaire refusait l'action de la justice. Ils la Taisaient eux, prompte et sûre, eu poignardant le coupable sur le lieu du délit. Leurs excès devinrent effrayants. Maximilien et Charles V tentèrent vainement de les détruire: en 1648, ils se transformèrent en sociétés secrètes; il en restait encore en 1811, malgré les efforts de Napoléon Ier, dans la Westphalie. V. Giraud. Mémoire du 23 oct. 1849, à l'Institut de France.

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les sciences et les lettres éclaireront leur raison et en feront des penseurs, non des charlatans ou des utopistes poursuivant les rêves chimériques d'une imagination déréglée. Mais, entre toutes les sciences, qu'on n'aille pas oublier celle de la religion; et qu'à cet égard on ne s'en tienne pas simplement à un catéchisme élémentaire appris dès le bas âge et oublié peut-être dans l'âge adulte: la religion constitue pour la raison la science la plus sublime; elle nous éclaire et nous guide dans l'étude des autres branches de nos connaissances qui, en définitive, ne doivent être que le développement de la synthèse de l'idée religieuse. Que les sciences soient donc coordonnées de telle sorte qu'au sommet de leur pyramide le jeune homme instruit voie la religion divine, maîtresse de tout savoir humain, émanation de la sagesse incréée, rayon impérissable qui brille à nos regards, au sein des ténèbres du monde. Des lettres et des sciences il ne faut point séparer l'étude de l'histoire, qui a été malheureusement oubliée en Italie, ou traitée avec une extrême légèreté, ou présentée aux jeunes gens par des mains perfides et par des lèvres mensongères. Us trouveront dans les monuments historiques les vraies gloires de leur patrie gravées en lettres indélébiles et lumineuses, et, avant même que leur esprit ait touché aux cimes de la science, ils auront compris que la papauté et l'Église ont toujours présidé à la grandeur et à l'éclat de la Péninsule, qu'elles se sont toujours montrées les plus fermes soutiens de la vraie liberté, les plus généreux gardiens de l'indépendance nationale; et, à cette lumière, leurs cœurs s'inspireront des plus nobles sentiments.

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Cependant le savoir et la pleine culture de l'esprit ne suffiront pas pour préparer à l'Italie une génération de jeunes gens dignes d'elle et capables de l'illustrer. Il est vrai que les études, empêchant la jeunesse de s'amollir dans l'oisiveté, de s'efféminer dans les plaisirs, de s'hébéter dans les habitudes vulgaires ou ignominieuses, l'accoutumant en même temps aux méditations sérieuses d'une retraite occupée et lui apprenant à goûter les charmes du génie et de la gloire, seront d'un puissant secours pour les moraliser et les bien conduire; les études cependant ne sont pas tout, et l'application des jeunes gens aux connaissances sérieuses doit être accompagnée et même précédée des soins les plus directs et les plus attentifs à l'éducation du cœur. Qu'on sème donc dans ces âmes tendres et impressionnables les vertus chrétiennes les plus choisies; elles sont le plus bel ornement de l'homme et du citoyen; qu'on les amène ainsi par degrés dans les sentiers de la foi pratique, au seuil de la maturité; qu'on leur inspire de hautes pensées et des sentiments éloignés de toute bassesse, inaccessibles à la honte et à l'esclavage des passions, trop nobles pour s'asservir aux exemples des méchants, ou pour sacrifier aux flatteries et aux attraits du monde; qu'on les habitue à l'esprit de l'abnégation personnelle; cet esprit chrétien les rendra dociles aux aspirations de l'âme, en lutte avec de misérables instincts, forts contre les assauts dangereux, familiers aux privations, indomptables à la fatigue, maîtres d'eux-mêmes, supérieurs aux adversités, généreux en face de la mort. Mais il importe surtout de ne pas oublier qu'un des éléments les plus essentiels de l'éducation de nos jeunes gens, c'est de pénétrer de plus en plus leurs cœurs du sentiment catholique, sentiment chevaleresque, s'il en fut jamais, sentiment qui fit les croisés et fait encore des martyrs.

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Oui, c'est là ce que demande notre époque revenue, à certains égards, aux conditions de l'Europe du XIIe siècle et menacée d'une invasion d'incrédulité et de paganisme, non moins redoutable que les musulmans d'un autre âge. Il faut former des chrétiens de trempe forte et robuste, comme nos ancêtres, d'esprit héroïque, comme l'était le leur, prêts à lutter et à périr comme eux dans la défense de l'Église et de la civilisation chrétienne. Une société qui possédera la nouvelle génération que nous venons de décrire, pourra mépriser ses ennemis, les adversaires de Dieu et de l'homme, elle pourra sans crainte affronter tous les assauts. L'avenir de l'Italie, répétons le en finissant, dépend de sa jeunesse, élevée sous l'influence du catholicisme et imbue de la forte sève qui découle de la croix. Ah! puissent ces principes entrer bien avant dans le cœur des Italiens, puissent les jeunes gens qui débordent de vie et frémissent au nom de la liberté, en être enveloppés, et y respirer, comme dans une divine atmosphère; puissent-ils savoir qu'il n'y a pas de liberté sous le joug des sociétés secrètes, qui avilissent le cœur dans les voluptés des sens, qui oppriment la raison par la tyrannie de leurs plans, et qui tiennent le poignard toujours levé dans les mains de leurs hommes d'action et d'assassinat! Jeunes gens de l'Italie, ne l'oubliez pas, ils étaient libres, les braves qui combattaient à Legnano, mais ils combattaient pour la liberté de l'Italie et de l'Église, mais ils marchaient serrés au char où l'étendard de la croix figurait la sublimité et l'indépendance de la foi qu'ils professaient.

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Nous ne saurions trop le répéter, la grandeur et les gloires de la patrie italienne sont entièrement liées au pontificat et à l'Église et, hors du pontificat et de l'Église, l'Italie ne trouvera que la honte et l'esclavage.


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APPENDICES

Appendice au Chapitre XXIII.
Circulaire de M. Thouvenel sur l'entrevue de Chambêry.

Paris, le 18 octobre 1880.

«M.... Vous aurez certainement remarqué la persistance avec laquelle certains journaux étrangers, en rapportant des paroles attribuées à M. le général Cialdini, cherchent à faire croire que l'invasion des États  Romains avait été le résultat d'une entente établie & Chambéry, entre l'Empereur et les envoyés du roi Victor Emmanuel. Sa Majesté a daigné m'autoriser à vous dire exactement ce qui s'est passé, et à vous mettre ainsi en mesure d'opposer sans affectation la vérité à la calomnie. M. Farini, qui était accompagné du général Cialdini, a exposé à l'Empereur, après avoir rempli sa mission de courtoisie, la situation tout à la fois embarrassante et périlleuse dans laquelle le triomphe de la révolution personnifiée en quelque sorte dans Garibaldi, menaçait de placer le gouvernement de S. M. Sarde. Le roi de Naples, à cette époque, n'avait tenté aucune résistance; Garibaldi allait poursuivre librement sa route à travers les États  Romains, en soulevant les populations, et, cette dernière étape franchie, il deviendrait totalement impossible de prévenir une attaque contre la Vénétie.

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«Le Cabinet de Turin ne voyait qu'un moyen de conjurer une pareille éventualité: c'était, aussitôt que l'approche de Garibaldi aurait provoqué des troubles dans les Marches et l'Ombrie, d'y entrer pour y rétablir l'ordre, sans toucher à l'autorité du Pape; de livrer, s'il le fallait, une bataille à la révolution sur le territoire napolitain, et de déférer immédiatement à un congrès le soin de fixer les destinées de l'Italie. Sa Majesté, tout en déplorant que la tolérance ou la faiblesse du gouvernement sarde eût laissé les choses arriver à ce point, ne désapprouva pas sa résolution d'y mettre un terme; mais en se plaçant dans cette hypothèse, l'Empereur supposait que la chute de la monarchie napolitaine serait complète, qu'une insurrection éclaterait dans les États  Romains, que la souveraineté du Saint-Père serait préservée et que l'on remettrait à l'Europe le droit de statuer sur l'organisation définitive de la Péninsule. Le simple énoncé de ce programme, mis en regard de celui que le Cabinet de Turin exécute, suffit pour démontrer que la responsabilité ne saurait en appartenir qu'au roi Victor Emmanuel et à ses conseillers, et que la malveillance ou des calculs intéressés peuvent seuls essayer d'y impliquer celle de l'Empereur.»

Signé: Thouvenel.

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Appendice au Chapitre XXIV.
Protestation adressée au roi de Sardaigne, par le R. P. Beckx, supérieur général de la Compagnie de Jésus.

 Sire,

«Le supérieur général de la Compagnie de Jésus recourt respectueusement aux pieds du trône de Votre Majesté pour obtenir justice et réparation des torts graves que son ordre a soufferts en Italie depuis quelque temps; et si ses demandes sont vaines, pour protester du moins publiquement contre ces injustices.

«Dès les premières agitations italiennes qui eurent lieu à la fin de 1847 et au commencement de 1848, toutes les maisons et tous les collèges que la Compagnie de Jésus possédait dans les États  sardes, soit dans l'île, soit en terre ferme, furent supprimés, ses biens confisqués, et ses membres ignominieusement dispersés.

«Pour donner quelque ombre de légalité à ces actes d'injustice, on publia un décret postérieur qui supprimait ladite Compagnie, en confisquait les biens et imposait à ses membres diverses obligations gratuitement vexatoires.

«Ce décret fut rendu sans que Charles Albert, l'auguste père de Votre Majesté, en eût connaissance, et même contre ses intentions; car pendant tout le temps de son règne, le roi se montra toujours favorable & notre Ordre; et dès que la tempête éclata, il engagea les Pères à rester fermes; voyant même les craintes de quelques-uns, il se plaignit aux supérieurs de ce qu'ils n'avaient pas assez de confiance dans la loyauté de sa parole ou dans la volonté qu'il avait de les protéger. Bien que ce décret ne pût avoir une force rétroactive, il fut néanmoins invoqué pour légitimer l'acte de notre spoliation, il fut maintenu et mis en pleine vigueur par le gouvernement qui, depuis lors, préside aux destinées du royaume.

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«A dater de la guerre d'Italie, qui a eu lieu l'année dernière jusqu'aujourd'hui, la Compagnie a perdu dans la Lombardie trois maisons et collèges; dans le duché de Modène, six; dans les États  pontificaux, onze; dans le royaume de Naples, dix-neuf; dans la Sicile quinze. Partout la Compagnie a été littéralement dépouillée de tous ses biens, meubles et immeubles. Ses membres ont été au nombre de 1,500 environ, chassés des établissements et des villes; ils ont été conduits à main armée, comme des malfaiteurs, de pays en pays, jetés dans les prisons publiques, maltraités et outragés d'une manière atroce; on est allé jusqu'à les empêcher de chercher un asile au sein de quelque famille pieuse, et dans beaucoup de localités on n'a eu aucun égard ni au poids des années, ni aux infirmités, ni à la faiblesse.

«Tous ces actes ont été consommés sans que l'on eût à reprocher à ceux qui en ont été victimes aucun fait coupable devant la loi, sans forme judiciaire, et sans laisser aucun moyen de justification; enfin on a procédé de la manière la plus despotique et la plus sauvage.

«Si de tels actes eussent été accomplis dans une émeute populaire, par une populace aveugle et furieuse, nous devrions peut-être les supporter en silence; mais comme on a voulu légitimer ces actes par les lois sardes, comme les gouvernements provisoires établis dans les États  de Modène et ceux du Saint-Siège, et le dictateur des Deux Siciles luimême se sont appuyés de l'autorité du gouvernement sarde; comme, enfin, pour donner de la force à ses iniques décrets et légitimer leur inique exécution, on a invoqué et l'on invoque encore le nom de Votre Majesté, il ne m'est pas permis de demeurer, spectateur silencieux d'une si grande injustice, et, dans ma qualité de chef suprême de l'Ordre, je me vois rigoureusement obligé de demander justice et satisfaction, et de protester devant Dieu et devant les hommes, afin que la résignation de la douceur et de la patience religieuses,

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ne semble pas dégénérer en une faiblesse que l'on pourrait interpréter, ou comme un aveu de culpabilité, ou comme un abandon de nos devoirs.

«Je proteste donc solennellement et dans la forme que je crois la meilleure, contre la suppression de nos maisons et collèges, contre les proscriptions, les exils, les prisons, contre les violences et les outrages qu'on a fait souffrir à mes frères en religion.

«Je proteste devant tous les catholiques, au nom des droits de la sainte Eglise sacrilégement violés.

«Je proteste au nom des bienfaiteurs et des fondateurs de nos maisons et collèges, dont la volonté et les intentions expresses, en fondant ces œuvres pies, dans l'intérêt des morts et des vivants, se trouvent privées de leur effet.

«Je proteste au nom du droit de propriété, méprisé et foulé aux pieds par la force brutale.

«Je proteste au nom du droit de citoyen et de l'inviolabilité des personnes, dont nul ne peut être dépouillé sans accusation, sans procédure, sans jugement.

«Je proteste au nom des droits de l'humanité, si honteusement outragée en la personne de tant de vieillards infirmes, faibles, chassés de leur paisible asile, privés de toute assistance, jetés sur la voie publique, sans moyen d'existence.

«Si je ne puis malheureusement donner à mes religieux aucun autre secours, ils verront du moins par cette démarche jue leur père commun ne reste pas indifférent à leur triste position.

«J'adresse cette protestation à la conscience de Votre Majesté. Je la dépose sur la tombe de Charles Emmanuel IV, illustre prédécesseur de Votre Majesté, qui, il y a quarante-cinq ans, descendit volontairement du trône qu'occupe aujourd'hui Votre Majesté pour venir mourir parmi nous, vétu de l'habit, lié par les vœux de la Compagnie de Jésus, et professant dans notre noviciat de Rome, oit reposent aujourd'hui ses cendres bénites,

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ce genre de vie que le gouvernement de Votre Majesté blâme et poursuit de ses haines calomnieuses et acharnées.

«Le souvenir des bontés que l'illustre maison de Savoie a constamment témoignées, dans les temps passés, à la Compagnie de Jésus, et le caractère sublime dont Votre Majesté est revêtue, me donnent droit d'espérer que mes supplirjtu s et mes protestations ne resteront pas sans effet.

«Mais si la voix de tant de droits foulés aux pieds n'était pas écoutée par les tribunaux de la terre, j'en appellerais alors à ce tribunal suprême et redoutable d'un Dieu saint, juste et toutpuissant, devant lequel l'innocence opprimée sera infailliblement réhabilitée par le Juge éternel, Roi des rois et Maître des dominateurs. C'est dans les mains de ce Dieu que je remets notre cause tout entière; et, pleinement rassuré pour ce qui nous regarde, je le supplie d'inspirer h Votre Majesté et aux hommes qui la conseillent des sentiments de justice et d'équité envers tant d'innocents, mes enfants, injustement persécutés et opprimés.

«Et toutefois, mes religieux et moi, nous nous consolerons d'avoir été trouvés dignes de souffrir quelque chose pour le nom de Jésus, avec le témoignage que nous rend notre conscience, de n'avoir donné motif à cette recrudescence des anciennes haines, si ce n'est d'avoir prêché la croix de Jésus Christ, le respect et l'obéissance à la sainte Eglise et à son chef le Souverain Pontife, la soumission et la fidélité aux princes et à toutes les autorités établies par Dieu.

«De Votre Majesté, le très-humble serviteur,

«Pierre Bëckx,

«Sup. gén. de la Compagnie de Jésus.

«Borne, 24 octobre 1860.»

Appendice au Chapitre XXVIII.
I. Manifeste adressé par le roi de Turin aux peuples de l'Italie méridionale.

«Dans ce moment solennel pour l'histoire nationale et pour les destinées des Italiens, je m'adresse à vous, peuples de l'Italie méridionale qui, après avoir, en mon nom, changé votre état de choses, m'envoyez vos députations, composées d'hommes pris dans tous les rangs, de citoyens, de magistrats, de députés aux conseils municipaux, pour me demander le rétablissement de la liberté parmi vous, et votre union à mon royaume.

«Je veux vous faire connaître quelle est la pensée qui me guide, et quelle conscience j'ai des devoirs qui incombent à celui que la Providence a mis à la téte de l'Italie.

«Je suis monté sur le trône après de grands désastres. Mon père m'a donné un bel exemple, fen renonçant à la couronne pour sauver sa propre dignité et la liberté de ses peuples. Charles Albert tomba les armes à la main et mourut en exil. Sa mort a lié de plus en plus les destinées de ma famille à celle du peuple italien, qui, depuis tant de siècles, a laissé sur toutes les terres étrangères, les cendres de ses exilés, pour la revendis cation de l'héritage de chacune des nations que Dieu a placées entre les mêmes limites et unies entre elles par un même langage.

«J'ai suivi cet exemple, et le souvenir de mon père fut toujours mon étoile tutélaire.

«Entre la couronne et la parole donnée le choix pour moi n'était pas douteux.

«J'ai raffermi la liberté dans des temps peu favorables à la liberté, et j'ai voulu, en agissant ainsi, qu'elle jetât de profondes racines dans les mœurs des peuples; je n'ai pas hésité à le faire parce que c'était une chose agréable à la nation.

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Et dans la liberté donnée au Piémont, l'héritage que mon auguste père a fait pressentir à tous les Italiens a été religieusement respecté.

«Par la liberté dans la représentation, par l'instruction du peuple, par les grands travaux publics, par la liberté de l'industrie et du commerce, j'ai cherché à accroître le bien-être de mon peuple.

«Je veux qu'on respecte la religion catholique, tout en laissant à chacun la liberté de conscience, et que l'autorité civile résiste ouvertement à cette faction obstinée et provocatrice qui se pose comme la seule amie et tutrice des trônes, mais qui entend au nom de Dieu commander aux rois, et interposer entre le prince et le peuple la barrière de son intolérance passionnée.

«Ce mode de gouvernement ne pouvait rester sans effet sur le reste de l'Italie. La concorde entre le prince et le peuple dans 4e fait de l'indépendance nationale, la liberté civile et politique, la liberté de la tribune et de la presse, l'armée qui vient de faire revivre les traditions militaires de l'Italie sous le drapeau tricolore, feront du Piémont le porte-étendard et le bras de l'Italie.

«La force de mon gouvernement n'est pas le résultat d'une politique occulte, mais de l'influence des idées et de l'opinion publique.

«Ainsi j'ai pu maintenir, dans la partie du peuple italien réunie sous mon sceptre, la pensée d'une hégémonie nationale, d'où devait naître, pour les provinces divisées, une union semblable, les préparant à former une seule nation.

L'Italie s'est montrée à la hauteur de ma pensée, lorsqu'elle a vu envoyer mes soldats dans les champs de la Crimée à côté des soldats des deux grandes puissances occidentales. J'ai voulu acquérir à l'Italie le droit de prendre part aux actes concernant les intérêts de l'Europe.

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«Au congrès de Paris, mes envoyés purent faire entendre pour la première fois vos cris de douleur à l'Europe; et il fut démontré que la prépondérance de l'Autriche en Italie était nuisible à l'équilibre européen; on vit quels dangers elle faisait courir à l'indépendance et à la liberté du Piémont, si le reste de l'Italie n'était pas affranchi des influences étrangères.

«Mon magnanime allié, l'empereur Napoléon III, comprit que la cause italienne était digne de la grande nation à laquelle il commande, et les nouveaux destins de notre patrie furent inaugurés par une juste guerre. Les soldats italiens combattirent vaillamment à côté des légions invincibles de la France. Les volontaires envoyés de toutes les provinces et par toutes les familles italiennes, sous la bannière de la croix de Savoie, montrèrent que toute l'Italie m'avait investi du droit de parler et de combattre en son nom.

Des raisons d'Etat ont mis fin à la guerre, mais non à ses effets, qui se développent par l'inflexible logique des événements et des peuples.

«Si j'eusse eu cette ambition que l'on prête à ma famille et qui consiste à ne rien faire qu'à raison des temps, je me serais contenté de l'acquisition de la Lombardie; mais j'avais versé le sang précieux de mes soldats, non pour moi, mais pour l'Italie.

«J'avais appelé les Italiens aux armes; quelques provinces italiennes avaient changé leur gouvernement pour concourir à la guerre de l'indépendance que leurs souverains repoussaient. Depuis la paix de Villafranca, ces provinces ont demandé ma protection contre la restauration de leurs anciens gouvernements. Si les faits qui ont eu lieu dans l'Italie centrale étaient la conséquence de la guerre à laquelle nous avons invité les peuples, si le système de l'intervention étrangère devait être pour toujours abandonné en Italie, je devais reconnaître à ces peuples, le droit de manifester librement et légalement leurs vœux.

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«J'ai retiré mon gouvernement: ils s'en sont donné un régulier; j'ai retiré mes troupes: ils ont organisé des forces régulières; et, protégés par la concorde et par toutes les vertus civiles, ils sont arrivés à un tel degré de force et de réputation, qu'ils ne pourraient plus être vaincus que par des armes étrangères.

«Grâce au bon sens des peuples de l'Italie centrale, l'idée monarchique fut affermie d'une manière stable, et la monarchie a modéré moralement le pacifique mouvement populaire. Ainsi l'Italie agrandi dans l'estime des nations civilisées, et il a été démontré à l'Europe que les Italiens étaient aptes à se gouverner eux-mêmes.

«Acceptant l'annexion, je savais à quelles difficultés européennes j'allais me heurter, mais je ne pouvais manquer à la parole donnée aux Italiens dans les proclamations de la guerre. Que ceux qui m'accusent d'imprudence en Europe, me jugent avec un esprit calme; que serait devenue, que deviendrait l'Italie le jour où la monarchie serait impuissante à satisfaire le besoin de la reconstitution nationale?

«Pour les annexions, le mouvement national, s'il n'a pas changé en substance, a pris des formes nouvelles; en acceptant du droit populaire ces nobles et belles provinces, je devais loyalement reconnaître l'application de ce principe; il ne m'était pas permis de la mesurer dans la proportion de mes affections et de mes intérêts particuliers. En vertu de ce principe, j'ai fait pour le bien de l'Italie le sacrifice qui coûtait le plus à mon cœur, en renonçant à deux nobles provinces du royaume de mes aïeux.

«J'ai toujours donné aux princes italiens qui ont voulu être mes ennemis, des conseils sincères, résolu, s'ils étaient vains, à aller au devant du danger que leur aveuglement faisait courir aux trônes et à ratifier la volonté de l'Italie.

«J'avais en vain offert l'alliance au grand duc avant la guerre. J'avais offert au Souverain-Pontife,

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dans lequel je vénère le chef de la religion de mes aïeux et de mes peuples, je lui avais offert, après la paix conclue, d'assumer le vicariat pour l'Ombrie et les Marches.

«Il était manifeste que ces provinces, contenues par te seul concours de mercenaires étrangers, si elles n'obtenaient pas la garantie du gouvernement civil que je proposais, en seraient tôt ou tard venues à la révolution.

«Je ne rappellerai pas les conseils donnés pendant plusieurs années au roi Ferdinand de Naples par les puissances. Les jugements qui, dans le congrès de Paris, ont été portés sur son gouvernement, préparaient naturellement les peuples à le changer, si les plaintes de l'opinion publique et les démarches de la diplomatie demeuraient stériles.

«J'ai fait offrir l'alliance à son jeune successeur pour la guerre de l'indépendance, et là encore j'ai trouvé les esprits rebelles à toute affection italienne et les intelligences aveuglées par la passion.

«C'était chose toute naturelle que les événements survenus dans l'Italie septentrionale et centrale soulevassent plus ou moins les esprits dans l'Italie méridionale.

«La chute du gouvernement de Naples a confirmé ce que mon cœur savait, combien est nécessaire aux rois l'amour, aux gouvernements l'estime des peuples. Dans les Deux Siciles le nouveau régime s'est inauguré en mon nom. Mais quelques actes ont donné lieu de craindre que cette politique représentée par mon nom, ne fût pas bien interprétée; toute l'Italie a craint qu'à l'ombre d'une glorieuse popularité, d'une antique probité, ne se renouât une faction, prête à sacrifier le prochain triomphe national aux chimères de son ambitieux fanatisme.

«Tous les Italiens se sont adressés à moi pour que je conjurasse ce danger. Il était de mon devoir de le faire, parce que, dans l'état actuel des choses,

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ce ne serait pas de la sagesse, mais de la faiblesse et de l'imprudence que de ne pas prendre d'une main ferme la direction du mouvement national, dont je suis responsable devant l'Europe.

J'ai fait entrer mes soldats dans les Marches et dans l'Ombrie en dispersant ce ramassis de gens de tous les pays et de toutes les langues qui s'y était réuni, nouvelle et étrange forme d'intervention étrangère, et la pire de toutes.

«J'ai proclamé l'Italie des Italiens et je ne permettrai jamais que l'Italie devienne le nid des sectes cosmopolites, qui s'y donnent rendez-vous pour y tramer les plans ou de la réaction ou de la démagogie universelle.

«Peuples de l'Italie méridionale, mes troupes s'avancent parmi vous pour raffermir l'ordre: Je ne viens pas vous imposer ma volonté, je viens faire respecter la vôtre.

«Vous pourrez librement la manifester: la Providence, qui protège les causes justes, vous inspirera le vote que vous aurez à déposer dans l'urne du scrutin.

«Quelle que soit la gravité des événements, j'attends sans trouble le jugement de l'Europe civilisée et celui de l'histoire, parce que j'ai la conscience de remplir mes devoirs de roi et d'Italien.

 En Europe ma politique ne sera peut-être pas inutile pour réconcilier le progrès des peuples avec la stabilité des monarchies.

«En Italie, je sais que je ferme l'ère des révolutions.

«Donné à An cône, le 9 octobre 1860.

«Victor Emmanuel

«Farini.»

— 391 —

II. Lettre du comte de Cavour au baron Winspeare,

Turin, 6 octobre 1860.

«Monsieur le Baron,

«Les événements qui ont eu lieu à Naples durant ces derniers mois ont déjà déterminé le gouvernement du Roi à y envoyer des bâtiments pour la protection des sujets sardes. Depuis lors, la situation n'a fait qu'empirer. François II a abandonné sa capitale, et de la sorte, aux yeux de la population, il a abdiqué son trône. La guerre civile qui sévit dans les États  napolitains, et l'absence de gouvernement régulier, mettent en grand danger les principes sur lesquels repose l'ordre social.

«Dans ces conjonctures, les citoyens et les autorités du royaume de Naples ont fait parvenir à S. M. le roi Victor Emmanuel des adresses revêtues de nombreuses signatures, et implorant l'aide du souverain auquel la Providence a confié la tâche de pacifier l'Italie et de la reconstituer.

«Par suite des devoirs que lui impose celte mission. le roi, mon auguste maître, a ordonné d'envoyer à Naples un corps d'armée. Cette mesure qui mettra fin à un état de choses qui pourrait dégénérer en anarchie, préservera l'Italie et l'Europe de grands malheurs, arrêtera l'effusion du sang.»

1.Cavour.

Réponse du baron Winspeare au comte Cavour.

Turin, 7 octobre 1860.

«Excellence,

«L'occupation du royaume des Deux Siciles par les troupes piémontaises, dont l'annonce m'est faite par la communication de votre Excellence, à la date d'hier, est un fait si ouvertement contraire aux bases de toute loi et de tout droit,qu'il semblerait à peu près inutile de s'arrêter à en démontrer l'illégalité.

— 392 —

«Les faits qui ont devancé celte invasion et les liens de parenté et d'amitié, aussi anciens qu'intimes, qui existaient entre les deux couronnes, rendent cette occupation si extraordinaire et si nouvelle dans l'histoire des nations modernes, que l'esprit généreux du Roi, mon auguste maître, se refusait à la croire possible; et effectivement la protestation que le général Casella, son ministre des affaires étrangères, adressait le 16 septembre dernier, de Gaëte, à tous les représentants des puissances amies, laissait clairement apercevoir dans l'esprit du Roi, mon maître, la confiance que Sa Majesté sarde n'aurait jamais pu donner sa sanction aux actes d'usurpation accomplis sous l'égide de son royal nom, au sein de la capital» des Deux Siciles. 11 est également superflu que je cherche à démontrer à Voire Excellence que cette protestation solennelle jointe à plusieurs proclamations de mon auguste souverain et aux efforts héroïques faits sous les murs de Capoue et de Gaëte, répondent incontestablement à l'étrange argument de I'ahdication de fait de S. M., que j'ai été surpris de lire dans la communication susmentionnée de Votre Excellence.

«L'anarchie a triomphé dans les États  de S. M. sicilienne, par l'effet d'une révolution sans frein, dont tout le monde, depuis son origine, depuis le premier moment, pressentait assez les désordres futurs, et à laquelle le Roi, mon maître, proposait depuis longtemps aussi, mais en vain, â S. M. le roi de Sardaigne, d'opposer, d'un commun accord, une digue infranchissable, afin qu'elle ne sortît point de son lit et ne mit pas en péril, par ses excès, la vraie liberté et l'indépendance de l'Italie.

«A cette heure fatale où un État qui compte 10 millions d'âmes défend, les armes à la main, les derniers restes de son autonomie historique, ce serait chose oiseuse de rechercher par qui cette révolution a été fortifiée au point de devenir colossale; et comment elle a pu parvenir à effectuer la plus grande partie des bouleversements qu'elle avait projetés.

— 393 —

Cette Providence divine dont Votre Excellence a invoqué le trèssaint nom, prononcera avant peu son arrêt lors du combat suprême; mais quel que soit cet arrêt définitif, la bénédiction du ciel ne descendra pas, bien certainement, sur ceux qui se disposent à violer les grands principes de Tordre social et moral en se donnant comme les exécuteurs d'un mandat divin. La conscience publique, elle aussi, lorsque ne pèsera plus sur elle le joug tyrannique des passions politiques, saura fixer le véritable caractère d'une entreprise usurpatrice, commencée par l'astuce et accomplie par la violence.

«L'accueil courtois que m'a fait cette population généreuse et loyale, accueil dont le souvenir vivra toujours dans mon cœur, me défend de m'avancer davantage dans la critique sévère dus actes du gouvernement de S. M. Sarde; mais Votre Excellence voudra bien comprendre qu'un plus long-séjour à Turin du représentant de S. M. sicilienne serait incompatible avec la dignité de S. M. aussi bien qu'avec les coutumes internationales.

«Voilà pourquoi, protestant solennellement contre l'occupation militaire sus-indiquée et contre toute usurpation des droits sacrés de S. M. le roi du royaume des Deux Siciles, déjà entreprise ou en voie d'être tentée par le gouvernement de S. M. le roi de Sardaigne; réservant de plus, en même temps, au roi François II, mon auguste maître, le libre exercice du pouvoir souverain qu'il a de s'opposer par tous les moyens qu'il jugera le plus convenables, à ces agressions et usurpations injustes, comme aussi de faire les actes publics et solennels les plus utiles à la défense légitime de sa couronne royale; voilà pourquoi, dis je, je me dispose à quitter cette résidence, aussitôt après avoir réglé quelques intérêts particuliers de S. M. relatifs à la succession de son auguste mère, de sainte mémoire.

— 394 —

«Avant mon départ, j'aurai l'honneur de présenter à Votre Excellence M. de Martini, lequel sera simplement chargé de lui remettre les communications que le gouvernement du Roi, mon maître, pourrait être plus tard dans le cas d'adresser encore au gouvernement de S. M. Sarde.

«Que Votre Excellence, monsieur le comte, me permette de prendre congé d'elle, en la remerciant des procédés courtois qu'elle a bien voulu avoir toujours pour moi dans nos rapports personnels, et agréez, etc.

«Baron Winspeare.»


vai su


III. Circulaire du général Casella, ministre des affaires étrangères.

«Gaëte le 12 novembre 1860.

«Excellence,

«Bien que la révolution des Deux Siciles ait mené à bout avec une merveilleuse rapidité la ruine complète du royaume, que d'iniques et mystérieux artifices préparaient de longue main, la majesté du Roi, notre maître, n'a jamais cessé de lui résister, et dans cette œuvre non moins glorieuse qu'infortunée de résistance, il a été fait d'héroïques efforts de fermeté et d'énergie, qui resteront comme un monument éternel dans l'histoire.

«S. M. puisait sa force dans la conscience de deux devoirs profondément enracinés dans son âme royale, dont les nobles pensées s'inspirèrent plus que jamais à cette loi morale qui est la règle suprême des actions des hommes et surtout des princes.

«Ces devoirs sont:

«1. L'obligation de conserver et de défendre la monarchie des Deux Siciles, auguste héritage qui lui fut confié par ses ancêtres.

«2. Le respect de ce lien fraternel qui devrait unir les monarques ensemble, à raison de la mission divine qui leur est commune et de la conformité de leurs intérêts.

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«Il n'est pas nécessaire de raisonner longuement de la première obligation qui incombait à Sa Majesté, ni de la manière dont elle fut accomplie.

«Tout gouvernement qui a des siècles d'existence, trouvant sa raison d'être en luimême, dans les traditions historiques et dans les conditions des peuples, considère comme son premier devoir celui de se maintenir, de se défendre et de combattre quiconque en menace l'existence.

«Maintenant tout le monde sait comment l'armée, ayant été minée et décomposée, grâce aux funestes manœuvres de la révolution, la marine désertée et perdue, la trahison et l'indiscipline qui avaient pénétré jusque dans la Cour et dans le conseil, présageaient une catastrophe imminente et une dissolution totale du royaume.

«Cependant, le roi N. S., résistant avec un héroïque courage aux vils conseils de ceux qui l'invitaient à une fuite honteuse, s'enfermait dans les premiers boulevards du royaume, et là, mettant en œuvre toute son activité et son attention, réussit en très peu de temps à réunir et à reconstruire une armée très-peu nombreuse, mais d'une fidélité et d'une bravoure capables de pouvoir tenter de nouveau le sort des combats.

«Les glorieuses entreprises de cette poignée de braves sont connues de l'Europe entière, et même la presse menteuse et malveillante de la révolution ne sut ou n'osa pas les démentir.

«L'ennemi fut repoussé dans ses attaques et chassé de ses fortes positions; les princes royaux exposèrent leur vie aux plus grands dangers, sur les champs de bataille où se célébrèrent les victoires de leurs aïeux; le Roi luimême se signala le premier parmi les combattants, et vit tomber à ses côtés les martyrs qui s'immolaient pour la cause sacrée.

«La révolution en fut frappée et confuse, le peuple fidèle, qui souffrait impatiemment son joug tyrannique, commençait à s'agiter et tout annonçait le retour triomphal du roi légitime dans le sein de sa capitale;lorsqu'un autre souverain parjure et déloyal, à la tète d'une armée

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puissante, descendait tout à coup dans les États  du Roi, afin d'apprendre à l'Europe que cette révolution était son œuvre et qu'il ne voulait pas en perdre le fruit honteux.

«Il fallut bien alors renoncer à la première pensée de la guerre et se borner à la défensive, ne pouvant pas, avec une petite armée déjà fatiguée parles privations et les dangers soufferts, marcher en avant en laissant derrière elle un ennemi fort et discipliné qui venait l'attaquer.

«Une série de retraites stratégiques, parmi lesquelles l'armée piémontaise ne peut pas compter une victoire décisive, telle fut dès ce moment la tactique des troupes royales, qui se virent en partie forcées à traverser les frontières pontificales et en partie à se resserrer sous les murs de Gaëte.

«Au moment où je vous écris, il ne reste plus au Roi que la seule forteresse de Gaëte et celle de Messine, derniers remparts de l'autonomie de ce royaume, remparts jadis si puissants et si beaux des Deux Siciles.

«Ils seront défendus avec cette constance et cette bravoure qui sont les vertus propres à l'auguste dynastie des Bourbons. Mais comme la résistance des forteresses dépend nécessairement de mille circonstances diverses, qu'il n'est pas nécessaire d'énumérer, il est assez probable que cette défense ne pourra pas être aussi longue que les souverains d'Europe semblent le désirer.

«Et quand l'heure fatale et inévitable de la reddition sera venue, notre auguste souverain, au milieu des larmes de ses fidèles et avec cette résignation pleine de dignité, qui est un caractère distinctif de sa famille, descendra de son trône et se souviendra avec une juste et noble fierté de n'avoir failli à l'accomplissement d'aucun de ses devoirs.

«Il me reste encore à examiner si S. M., en payant généreusement la dette qui l'unissait aux autres souverains, en a reçu en échange ces secours et ces bons offices qu'elle avait droit d'attendre; vous comprendrez que cette tâche sera aussi facile et concluante que la première.

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«Depuis sept mois que la révolution triomphe dans le royaume, toujours plus ouvertement favorisée par un gouvernement pervers et parjure, le Roi, notre maître, n'a pu rien obtenir des souverains de l'Europe, auxquels il espérait que sa cause était chère, si ce n'est des expressions inefficaces d'affectueuse sympathie.

«Les graves périls d'une petite armée, les pressantes et dernières pénuries du trésor royal, les violations effrontées du droit des gens, l'ambition illimitée d'une révolution qui ne s'arrêtera jamais, tout enfin fut exposé aux yeux des grandes puissances de l'Europe, et à tout elles ne surent ou ne voulurent répondre que par des vœux ou des conseils.

«Ni les intérêts des dynasties, ni les dangers communs, ni les liens des anciennes amitiés et alliances ne furent capables de dissuader les cabinets européens de cet indifférentisme politique dont ils ont fait preuve en assistant impassibles à la chute d'une monarchie séculaire.

«L'empereur des Français seul (et c'est pour nous un devoir de justice et de reconnaissance de l'avouer hautement), donna le généreux exemple d'une ferme volonté de renoncer à cet état d'universelle apathie. La loyale et monarchique Angleterre osa le lui reprocher amèrement, tandis que les autres cabinets se bornaient à le laisser se risquer seul dans la magnanime entreprise qu'il tentait.

«L'envoi de l'escadre française dans les eaux de Gaëte, et l'accueil fraternel, fait aux restes fidèles et valeureux des troupes royales, sur le territoire pontifical, parles soldats de la France, sont des faits qui resteront à jamais gravés dans le cœur du Roi, notre souverain, et qui dépassent de beaucoup les protestations d'amitié offertes à S. M. par le reste de l'Europe.

«Le Roi espérait, en dernier lieu, que la réunion de Varsovie amènerait à l'idée d'un Congrès européen, qui seul aurait pu mettre un terme aux violences brutales de la force qui renverse et se moque de toutes les lois les plus sacrées et les plus anciennes:

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au nouveau principe de la souveraineté populaire dont on fait un si étrange abus, il fallait donner en contrepoids l'antique droit public, qui est le fruit de la sagesse et de la morale des siècles, afin que de la discussion pacifique de ces principes opposés et de l'impartial examen de tous les prétextes naquît un ordre nouveau, concordant avec les principes et acceptable par les peuples rentrés dans la sagesse et la paix.

«En dehors de la mise en pratique de cette grande idée, il n'y aura jamais de paix pour l'Europe. Tout système quiâe limiterait à vaincre l'obstacle matériel aux intérêts présents, ouvrira le chemin à la révolution, qui se propose le renversement successif de tous les trônes, puisqu'on se détacherait de cette grande unité de principe qui fait la sauvegarde des couronnes et la garantie de la paix et de la prospérité des peuples. Ces principes admis, Y. Exc. sentira aisément de quelle douleur devra être oppressé notre auguste souverain, si un tel dessein reste nul par le fait des puissances, qui considèrent avant tout leurs rancunes particulières et des questions d'une importance secondaire, au lieu des grands principes de l'ordre universel et de la sécurité des trônes.

«En conséquence, au nom du Roi, je vous charge d'être le propagateur de l'idée que je vous expose auprès du cabinet près lequel vous ête3 accrédité, et si elle n'est pas acceptée comme nous l'entendons, de demander formellement au ministre des affaires étrangères les intentions de son gouvernement relativement à la crise dernière et imminente de la monarchie.

c D'après cet ordre souverain, vous donnerez copie et lecture de la présente dépêche au même ministre, et vous aurez soin de me faire connaître le résultat de cette communication; le roi réglera en conséquence sa ligne de conduite pour l'avenir.

«Signé: Casella.»

Appendice au Chapitre XXIX
Protestation du roi de Naples contre te vote d'annexion des Deux Siciles.

«Gaête, 8 novembre 1860.

«Monsieur,

«Tous les journaux ont porté à votre connaissance que, concurremment avec l'injustifiable invasion des troupes sardes sur le territoire du royaume, le gouvernement révolutionnaire de Naples a décrété un plébiscite d'après lequel le peuple, réuni en comices, devait voter, par le suffrage universel, l'absorption de la monarchie, la déchéance de la dynastie qui règne depuis plus d'un siècle et la translation de la couronne au roi de Sardaigne.

«En Sicile, où la révolution avait décidé la convocation d'un Parlement, pour résoudre cette question, la mesure a été révoquée, et, conformément aux instructions données de Naples, le même plébiscite a été décrété avec cette même formule:

«Le peuple veut l'Italie une, indivisible, avec Victor Emmanuel, roi constitutionnel, et ses légitimes descendants.

«Le plébiscite a été voté, et le résultat a été tel que les circonstances devaient le donner. Le peuple entier a paru accepter sans discussion, sans obstacle et sans divergence d'opinions, un changement aussi radical de ses destinées. A peine, pour rendre plus vraisemblable cette comédie révolutionnaire, a-t-on fait figurer un nombre insignifiant de votes négatifs.

«Bien que les circonstances, qui ont précédé et accompagné cet acte étrange, ne puissent permettre aucune erreur sur le manque absolu de sincérité de ce vote, c'est par la volonté de S. M. le Roi que je m'adresse à vous, pour vous inviter à protester en son nom royal contre cette nouvelle usurpation de ses droits, et pour expliquer au cabinet, près lequel vous êtes accrédité, les raisons qui,

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aux yeux de tous les gouvernements, rendent illégitime et nulle la susdite décision.

«Qu'un peuple, quand le trône est vacant, puisse choisir une nouvelle dynastie, qu'il puisse établir les conditions de son futur gouvernement, que la forme qui doit le régir soit soumise au suffrage universel, cela se peut faire sans offenser les droits de personne etsans mettre en péril la tranquillité de l'Europe. Mais, quand il s'agit d'un peuple travaillé par la révolution, livré à une multitude d'aventuriers qui le subjuguent et ne reconnaissent d'autre loi pour leur domination effrénée que la dictature la plus absolue; quand, cela ne suffisant pas, le souverain qui demande la couronne, entre sur le territoire avec une puissante armée, et, quand le Roi légitime occupe encore une partie de son royaume, il y a là une violation qui ne se peut justifier par la volonté populaire, attendu qu'elle est imposée par la violence et la révolution au dedans, et par la force des armes étrangères.

«En acceptant même pour un moment, dans toute son extension, la doctrine delà souveraineté nationale, et en admettant qu'il fût permis à un peuple de changer non seulement la forme de son gouvernement et d'expulser son souverain; mais encore d'altérer, par un acte de sa volonté, les circonscriptions territoriales de l'Europe, la première condition, au moins, pour la légalité d'un tel acte, serait que la volonté populaire fût libre.

Mais, dans le royaume des Deux Siciles, on n'a pas même conservé le moindre semblant de liberté. Excepté quelques mouvements en Sicile, produits par l'étranger et par ses provocations croissantes, et déjà, de l'aveu même des révolutionnaires, presque entièrement apaisés, le royaume entier était parfaitement tranquille, quand Garibaldi débarqua avec la bannière de Sardaigne. Ses aventuriers, peu nombreux, grossis continuellement par les expéditions parties du Piémont, devinrent bientôt une véritable armée, où figuraient des aventuriers de toutes les nations.

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«La forme de gouvernement qu'ils établirent en Sicile ne fut point la liberté, mais la dictature, c'est-à-dire, l'institution qui confisque sans exception tous les droits d'un peuple pour les concentrer aux mains du gouvernement. Et quand les événements militaires, dont le secret sera un jour connu de l'Europe, eurent permis à l'armée révolutionnaire de traverser le Phare, de dominer les Calabres et d'occuper enfin la capitale du royaume, le gouvernement créé sur le continent fut la dictature, et Garibaldi fut proclamé dictateur des Deux Siciles.

«On commença alors à voir un singulier spectacle. Aucune loi n'était respectée: finances, administration, sentences judiciaires, droits de l'Église dans ses rapports avec l'Etat, tout fut bouleversé à plusieurs reprises et avec des contradictions sans nombre, d'où le peuple pouvait conclure qu'il n'y a ni droits, ni lois au dessus de la dictature.

«Néanmoins, tout cela ne semblait pas suffisant pour assurer le succès de la révolution. La Sardaigne, qui avait essayé jusqu'alors de cacher sa puissante action, se détermine tout d'un coup à assumer, avec une audace impudente, la direction du mouvement. L'amiral sarde s'empara de la flotte napolitaine et débarqua des troupes, de l'artillerie et des munitions, pour combattre l'armée du Roi et contraindre de plus en plus la volonté des peuples.

«Cette entreprise ne suffit pas encore à donner ces peuples au roi de Sardaigne, et pendant qu'on s'occupait du plébiscite, ce souverain, à la tête de ses troupes régulières, vint en personne réclamer, sous l'empire des baïonnettes, les votes des pacifiques habitants du royaume et jeter son épée dans la balance du scrutin.

«A la vue de ces faits publics et décisifs, personne certainement n'osera dire qu'on a laissé au peuple la liberté de manifester son opinion; on ne pourra pas même prétendre que l'artifice; révolutionnaire a au moins sauvé les apparences.

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Pour ouvrir les yeux aux plus aveugles sur le degré de liberté que le gouvernement révolutionnaire avait résolu d'accorder au scrutin, le dictateur Garibaldi, par décret du 15 du mois dernier, c'est-à-dire six jours avant la convocation des comices, allant au devant de la volonté populaire et décidant luimême au nom du peuple, avait décrété solennellement, en vertu de son autorité dictatoriale, que «les Deux Siciles font partie intégrante de l'Italie une et indivisible, sous le roi constitutionnel Victor Emmanuel et ses descendants.» Tels sont les termes du décret de Sant-Angelo qui précéda de six jours la votation.

«C'est sous de tels auspices et sans garantie d'aucune sorte, que le peuple a été appelé à voter.

«Et pour qu'aucune circonstance, si minime qu'elle fût, ne manquât à la démonstration de la contrainte qui était exercée, les électeurs furent tenus de déposer leur bulletin publiquement, en présence des autorités révolutionnaires et de la garde nationale, dans des urnes séparées, afin qu'ils pussent voir clairement, par une telle accumulation de violence, qu'ils avaient à braver tout ensemble la révolution intérieure et l'oppression étrangère.

«Tel se présente au monde le résultat du plébiscite. Pas un homme de bonne foi ne pourra accepter uninstant que ce plébiscite soit l'expression sincère de la volonté nationale.

«En vous communiquant ces considérations, que je vous prie de faire valoir près du gouvernement de..., mon àevoir est d'ajouter que S. M. le Roi, n'a vu dans le scrutin du 21 octobre qu'un acte nouveau de violence, commis par la force étrangère contre son peuple, estimant qu'un tel acte ne pourra jamais invalider les droits de sa couronne ni détruire l'indépendance et l'autonomie du royaume des Deux Siciles.

«Vous êtes autorisé à donner lecture et à laisser copie de cette dépêche au ministre des affaires étrangères.

Casella.

 

Appendice au Chapitre XXX.
I. — Lettre de Lord J. Russell à Sir J. Hudson.

Foreing Office, 27 octobre 1860.

«Monsieur,

«Il paraît que les derniers actes du roi de Sardaigne ont été fortement désapprouvés par quelques-unes des principales cours de l'Europe.

«L'empereur des Français, en apprenant l'invasion des États  du Pape par l'armée du général Cialdini, a retiré son ministre de Turin, exprimant en même temps l'opinion du gouvernement impérial en condamnation de l'invasion du territoire Romain. L'empereur de Russie a, nous diton, déclaré en termes énergiques l'indignation que lui inspirait l'entrée de l'armée du roi de Sardaigne sur le territoire napolitain et a rappelé sa mission toute entière de Turin. Le prince régent de Prusse a également pensé qu'il était nécessaire de communiquer à la Sardaigne son mécontentement, sans juger cependant nécessaire de rappeler le ministre de Prusse de Turin.

«Après ces actes diplomatiques, il ne serait ni juste envers l'Italie ni respectueux vis-à-vis des autres grandes puissances de l'Europe, que le gouvernement de S. M. réservât plus longtemps l'expression de son opinion.

«En se prononçant toutefois, le gouvernement de S. M. n'a nullement l'intention de soulever une discussion sur les motifs qui ont été donnés au nom du roi de Sardaigne pour l'invasion des États  romains et napolitains. Que le Pape soit ou non justifié à défendre son autorité par le secours de recrues étrangères; que le roi fies Deux Siciles, en conservant son drapeau déployé à Capoue ou à Gaete, pût être ou non considéré comme ayant abdiqué, ce ne sont pas là des arguments sur lesquels le gouvernement de S. M. se propose de s'étendre.

«Les grandes questions qui lui paraissent en discussion sont celles ci:

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«Le peuple de l'Italie avait-il le droit de donner l'appui de ses troupes aux peuples des États  romains et des Deux Siciles?

«Il paraît que deux motifs ont surtout engagé le peuple des États  romains et napolitains à s'unir de grand cœur pour l'abolition de leurs gouvernements. Le premier de ces motifs était que le gouvernement du Pape et celui du roi des Deux Siciles veillaient si mal à l'administration de la justice, à la protection de la liberté personnelle et au bien être général, que leurs sujets ont regardé le renversement de leurs maîtres comme un préliminaire nécessaire à toute amélioration de leur situation. Le second motif était que, depuis l'année 1819, la conviction s'était établie que la seule manière dont les Italiens pourraient s'émanciper de toute influence étrangère était de constituer en un gouvernement fort l'Italie tout entière. La lutte de Charles-Albert, en 1848, et la sympathie que le roi actuel de Sardaigne a montrée pour la cause italienne, ont naturellement produit l'association du nom de Victor Emmanuel à l'autorité unique sous laquelle les Italiens aspirent à vivre.

«En considérant la question à ce point de vue, le gouvernement de S. M. doit admettre que les Italiens eux mêmes sont les meilleurs juges de leurs propres intérêts.

«L'éminent juriste Vattel discutant la légalité de l'appui donné par les Provinces Unies au prince d'Orange,'quand il a envahi l'Angleterre et renversé le trône de Jacques II, dit: «l'autorité du prince d'Orange a eu sans doute une certaine influence sur les délibérations des Etats Généraux; mais elle ne les a pas entraînés à commettre un acte d'injustice; car lorsqu'un peuple, pour de bonnes raisons, prend les armes contre un oppresseur, ce n'est qu'un acte de justice et de générosité d'aider de braves gens à la défense de leurs libertés. Par conséquent, d'après Vattel, la question se réduit à ceci: Le peuple de Naples et le peuple des États  Romains ont-ils pris les armes contre leurs gouvernements pour de bonnes raisons?

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«Sur cette grave question, le gouvernement de Sa Majesté soutient que ces deux peuples sont eux-mêmes les meilleurs juges de leurs propres affaires. Le gouvernement de Sa Majesté ne se croit pas justifié à déclarer que les peuples de l'Italie méridionale n'avaient pas de bonnes raisons, pour refuser soumission à leurs anciens gouvernements: le gouvernement de Sa Majesté ne peut donc prétendre blâmer le roi de Sardaigne d'avoir voulu les secourir.

«Il y a toutefois une question de fait. II est affirmé par les partisans des gouvernements tombés, que le peuple des États  Romains est attaché au Pape, et le peuple du royaume de Naples à la dynastie de François II, mais que les agents sardes et les aventuriers étrangers ont renversé par la force et par l'intrigue les trônes de ces souverains.

«Il est néanmoins difficile de croire, après les événements extraordinaires dont nous avons été témoins, que le Pape et le roi des Deux Siciles possédassent l'amour de leurs peuples. Comment se fait-il, doit-on se demander, que le Pape ait vu l'impossibilité de lever une armée romaine, et qu'il ait été forcé de compter presque entièrement sur des mercenaires étrangers? Comment est-il arrivé en outre, que Garibaldi ait conquis presque toute la Sicile avec %000 hommes et ait marché de Reggio sur Naples avec 3,000? Comment, si ce n'est pas la désaffection universelle du peuple des Deux Siciles? Et on ne peut prétendre que ce témoignage de la volonté populaire soit un caprice ou un effet sans cause? Il y a quarante ans, le peuple napolitain fit une tentative régulière et modérée pour réformer son gouvernement sous la dynastie régnante. Les puissances de l'Europe, réunies à Laybach, résolurent (à l'exception de l'Angleterre), d'étouffer cette tentative par la force. Elle fut étouffée et une grosse armée étrangère fut laissée dans les Deux Siciles pour maintenir l'ordre social. En 1848, le peuple napolitain

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essaya de nouveau de s'assurer la liberté sous la dynastie des Bourbons; mais ses meilleurs patriotes ont payé par dix années de prison le crime de s'être efforcés d'affranchir leur pays. Quoi d'étonnant alors que, en 1860, les Napolitains, pleins de méfiance w de ressentiment, renversent les Bourbons, comme en 1680, l'Angleterre a renversé les Stuarts.

«Il faut admettre indubitablement que la rupture des liens qui rattachent un souverain à ses sujets est un grand malheur en soi. Les notions de fidélité deviennent confuses, la succession aux trônes est mise en question, des partis hostiles menacent la paix de la société; les droits et les prétentions s'oppoâent les uns aux autres, et troublent l'harmonie de l'Etat. Cependant il faut reconnaître, d'un autre côté, que la république italienne a été dirigée avec une modération et une tolérance singulières. Le renversement des pouvoirs existants n'a pas été suivi, comme c'est trop souvent le cas, de l'explosion de vengeances populaires. Nulle part les vues extrêmes des démocrates n'ont prévalu. L'opinion publique a paralysé les excès du triomphe public. Les formes respectées de la monarchie constitutionnelle ont été associées au nom du prince qui représente une ancienne et glorieuse dynastie.

«En présence de ces causes et des circonstances accessoires de la révolution d'Italie, le gouvernement de Sa Majesté ne peut voir des raisons suffisantes pour le blâme sévère dont l'Autriche, la France, la Prusse et la Russie ont frappé les actes du roi de Sardaigne. Le gouvernement de Sa Majesté aime mieux tourner ses regards vers la perspective agréable d'un peuple construisant l'édifice de ses libertés, et consolidant l'œuvre de son indépendance au milieu des sympathies et des vœux favorables de l'Europe. «Je suis, etc.

«John Russell.

P. S. Vous êtes libre de donner copie de cette lettre au comte de Cavour.

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II. — Caractère de la révolution d'Angleterre en 1688.

Notre intention n'est pas d'entreprendre ici une dissertation historique sur le vrai caractère de la révolution d'Angleterre en 1688; nous voulons seulement indiquer quelques faits qui justifient ce que nous avons dit au chap. XXX de ce volume.

«Quoique Jacques II eût, dès le commencement de son règne, levé des impôts sans l'autorisation préalable du parlement, ce n'est pas cette façon d'agir qui lui créa un parti d'opposition dans les Chambres; cellesci donnèrent même raison aux remontrances du roi, et volèrent de nouvelles taxes pour augmenter le revenu public, et satisfaire ainsi aux besoins de la couronne. Elles accueillirent ensuite avec de bruyants applaudissements le-discours de leur souverain, et lui donnèrent tous les secours qu'exigeait la lutte avec les ennemis, lesquels, commandés par Argyle et par Monmouth, tentaient de le précipiter du trône. Le parti Whig, il est vrai, était l'ennemi mortel des Stuarts, à cause de leur origine et de leurs principes catholiques, et sa haine s'étendait à Jacques II qui, à peine devenu roi, avait publiquement professé sa foi, et se montrait enclin à favoriser le culte catholique, en le délivrant des lois qui gênaient sa liberté et arrêtaient ses progrès.

«Les Whigs attendaient cependant une occasion pour former un parti d'opposition, et ils trouvèrent cette occasion à la seconde session parlementaire, dans la proposition que fit le roi d'abolir le Test. C'était là une question essentiellement religieuse; mais suivant les principes inspirés par le protestantisme aux Chambres anglaises, elle se liait au système des libertés nationales, parce que le protestantisme avait fait regarder l'Église catholique comme une entrave à la liberté. Le parlement vit donc dans l'abolition du Test un danger pour le protestantisme et conséquemment pour les franchises publiques.

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Les Whigs se saisirent de cette arme pour entraîner même les Tories dans l'opposition et conspirèrent le renversement de cette dynastie. A l'effet d'exciter le zèle des protestants, ils firent courir le bruît que Jacques H se proposait de détruire l'Église anglicane dans tout le royaume, et l'excessive et imprudente confiance du roi ne fournit que trop matière à de telles insinuations. Sourd, en effet, aux avis de modération que lui donnaient les plus sages personnages, et jusqu'au Souverain Pontife, Jacques II poursuivit, sans retenue ni patience, son projet d'amener une parfaite égalité entre les catholiques et les anglicans. Outre les dispenses partielles du serment du Test qu'il pouvait légalement accorder, il s'entoura exclusivement de catholiques et en remplit ses conseils; il congédia Rochester qui, tout protestant qu'il était, faisait, par son intégrité, le principal appui de son gouvernement; il fit proscrire dans les églises la liberté de conscience et conduire à la Tour ou devant les tribunaux, les évêques anglicans qui refusaient de se soumettre; il reçut, avec une excessive solennité, le nonce du Pape, etc. Puis, dans son vif désir d'obtenir du parlement une loi qui abolît le Test (loi, sans laquelle ses bienfaits envers l'Église catholique manqueraient toujours de stabilité), il prononça la dissolution des Chambres, espérant que de nouvelles élections lui donneraient des députés plus dociles à ses vues. 11 entreprit un voyage à travers le royaume, afin d'inspirer aux électeurs des sentiments de liberté religieuse, et déclara ouvertement que la liste des candidats du gouvernement promettait des hommes disposés à révoquer l'acte du Test.

Une conduite plus habile et plus réservée aurait peut-être réussi à procurer aux catholiques leur complète émancipation, sans fournir à l'excitation protestante des éléments nouveaux et à la puissance du parti Whig une occasion favorable: mais Jacques II pécha par trop de zèle, et retarda ainsi de 140 ans, l'émancipation des catholiques.

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Les Whigs tramèrent avec le prince d'Orange la ruine des Stuarts, vers laquelle ce prince ambitieux avait dès longtemps tourné ses pensées. Les artifices de l'hypocrisie et de la trahison furent les voies qu'il employa dans son entente avec les chefs de la conspiration anglaise, et à cette fin il leur envoya Dyckvelt, puis, à deux reprises, Zubeistein, sous des litres spécieux et avec des missions fictives.

Pour avoir le concours des protestants, il s'efforça de donner à son invasion une couleur religieuse. Aux sollicitations que lui envoyaient les Whigs d'Angleterre, par l'intermédiaire de Dyckvelt, il répondit que «si Jacques s'aventurait, avec l'appui d'un parlement servile, à révoquer l'acte du Test, il s'unirait à eux et leur prêterait la force de ses armes pour la défense de leur commune religion.»

Il inculqua ta même"chose dans la lettre de Fagel, écrite sous son inspiration; il alluma ensuite jusqu'à la frénésie le zèle des protestants hollandais contre les procédés du roi Jacques, en faveur du catholicisme. Dans un libelle que le prince fit publier en Hollande, il affecta de traiter Jacques d'usurpateur, parce que ce souverain était catholique et défenseur du papisme. Enfin le Mémorial de Burnet et les deux déclarations adressées par Guillaume d'Orange aux Anglais et aux Ecossais, lorsqu'il accomplissait l'invasion projetée, ne manquèrent pas de montrer dans cette révolution politique une cause importante pour les protestants.

Quand il eut réussi à occuper le royaume d'Angleterre, la convention des membres du parlement réunis déclara, après plusieurs débats orageux, que la fuite du roi Jacques avait laissé le trône vacant, qu'on devait procéder à l'élection d'un autre souverain,

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«l'expérience ayant prouvé qu'il' était nuisible à un État protestant d'être gouverné par un prince papiste (a popish prince) (1). Dans une autre séance» les Whigs dominant cette discussion, comme toutes les précédentes, statuèrent, en opposition aux principes de la Haute Cour, que même le fils de Jacques et toute la dynastie seraient exclus du trône d'Angleterre, par la raison fondamentale qu'ils persévéreraient dans leur profession de foi catholique (2). Enfin, le bill des droits présenté au nouveau roi Guillaume III, statua l'exclusion du trône de quiconque embrasserait la religion catholique ou épouserait une personne faisant partie de cette communion (3). Ces faits brièvement rappelés, comme ils peuvent l'être dans une note, suffisent à éclaircir quel fut le vrai caractère de la révolution de 1688.

Les écrivains protestants ont beau s'évertuer à démontrer que cette révolution a été le triomphe des principes constitutionnels sur l'absolutisme du pouvoir; ils sont forcés, lorsqu'ils en viennent à examiner la conduite de Jacques II, d'avouer que ce roi ne fut point tyrannique, ni coupable, mais dangereux pour la liberté de l'Église protestante, à raison du zèle excessif dont il était animé pour le catholicisme (4). Franchement et, l'histoire en main, convenons que le caractère du mouvement de 1688 en Angleterre, fut bien plus religieux que politique.

(1) Hallam. The constitutionnel History of England vol. III, c. XIV. Lomtori, 1833, pag. 12, 9.

(2) Ibil., op. c l. c. p. 152 à 134.

(3) Ibid. c. XV, p. 72, 142.

(4) Hume. Hist. of England, vol. VIII, c. LXXI, p. 289 seqq. London, 18£j, — Hallam, op. c. 1. c. c. XIV p. 114 seqq. Macaulay, malgré ses déclamations enthousiastes sur les principes de la réforme, n'a pu, en cette question, s'écarter de la route suivie par Hume et par Hallam. V. en particulier le IIe vol. de sou ouvrage: The hist of England from the accession of James ihe second. Loudon, 1830.


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Appendice au Chapitre XXXI.
Mémorandum adressé par la France, le 25 septembre 1860, aux conférences de Varsovie, au sujet d'une attaque du Piémont contre la Vénétie.

1° «Dans le cas où l'Autriche serait attaquée en Vénétie, la France est résolue à ne donner aucun appui au Piémont.

«Pour que cet engagement catégorique conserve jusqu'à la fin une valeur obligatoire, il est présupposé que les puissances allemandes se renfermeront dans une attitude d'abstention.

«2° Il est convenu que l'état de choses qui a été le motif déterminant de la dernière guerre, ne saurait être rétabli.

«La garantie contre le retour de cette situation serait le maintien des bases convenues à Villafranca et stipulées à Zurich. La cession de la Lombardie ne pourrait par conséquent pas être mise en question, et l'Italie serait constituée en système fédératif et national, sous la sauvegarde du droit européen.

«5°Toutes les questions relatives aux circonscriptions territoriales des divers États  de l'Italie et à l'établissement des pouvoirs destinés à les gouverner, seront envisagées dans un congrès, sous le double aspect des droits des souverains actuellement dépossédés et des concessions nécessaires pour assurer la stabilité du nouvel ordre de choses.

«4° Lors même que le Piémont viendrait à perdre les acquisitions qu'il a faites en dehors des stipulations de Villafranca et de Zurich, le traité par lequel il a cédé la Savoie et le comté de Nice à la France, ne serait l'objet d'aucune discussion au congrès; et la France serait considérée comme ayant satisfait à ses engagements, en réitérant l'offre de se substituer, en ce qui concerne la neutralisation d'une partie de la Savoie,

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aux obligations de la Sardaigne, telles qu'elles résultent de l'article 93 de l'acte de Vienne. Les droits et les devoirs de la neutralisation éventuelle de ce territoire seraient déterminés par une convention conclue directement entre la France et la Suisse, et soumis aux puissances, garantes de la neutralité helvétique.

Appendice au chapitre XXXIII.

Lettre des officiers royaux de la colonne des Abruzzes au général de Sonnaz.

Oricolo, février 1861.

«Monsieur le commandant, Sa Majesté le Roi, notre glorieux souverain, pour éviter de répandre du sang que les circonstances actuelles rendraient inutile, m'a ordonné d'abandonner les Abruzzes et de quitter Oricolo: j'exécute cet ordre avec peine; car les hommes courageux que je commande auraient désiré montrer au moins encore une fois à vos soldats de quelle manière ils entendent venger la cause de leur souverain légitime. Demain, à l'aurore, vous les auriez trouvés prêts à prendre l'offensive et résolus à combattre jusqu'à la dernière extrémité. Pour moi, il est certainement pénible de devoir leur faire évacuer la position dans laquelle ils s'étaient placés pour défendre le territoire de leur prince, qui est devenu l'objetdes sympathies de l'Europe civilisée. Mais ils ne perdent pas l'espoir de reprendre leurs armes; ils savent que le jour de la vérité et de la justice n'est pas loin, et que Dieu réserve cette gloire à ceux qui combattent en son nom. Nous courrons alors en foule sur le champ de bataille, pour vous rejeter dans l'abîme d'impiété d'où vous êtes sortis. Vous trouverez ci dessous les noms et les signatures des généreux officiers, qui, pendant deux mois, au milieu de privations et de sacrifices rares dans l'histoire militaire, ont combattu toujours victorieusement dans les Abruzzes, contre les supplices et la tyrannie des Piémontais.

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Comparez ces noms avec les noms de ceux qui dans toutes les voies de la révolution, nous accusent calomnieusement de toute sorte de massacres et de mille actes de brigandage, et attendez le jugement de la postérité.

«Comte de Coatoudon,

«commandant en chef de la colonne.

«Ciccarelli, colonel.

«Rocchettj, colonel.

«Guerrieri, major.

«Pigcolo, capitaine.

«Amoroso, capitaine.

«Pusco, capitaine.

«Saracelu, capitaine.

«Caracciûlo, lieutenant adjudant major.

«Setenaus, lieutenant.

«Folletet, lieutenant.

«Lumley, Woodyear (Guillaume), lieutenant d'état-major.

«Lumley, Woodyear (Henri), lieutenant. de Montgermot, sous-lieutenant.

«Leguitton, souslieutenant.

«Lumley, Woodyear (Etienne), sous-lieutenant.

«De Villers de l'Isle (Adam), sous-lieutenant.

Appendice au chapitre XXXXV.
I. — Lettre de l'empereur Napoléon III au roi de Naples, remise à Sa Majesté, le 41 décembre 1860, par le viceamiral Barbier de Tinan.

«Je n'ai point écrit depuis quelque temps à Votre Majesté, parce que je désirais voir si les événements prendraient un caractère suffisamment clair et précis pour me permettre d'exprimer, en connaissance de cause, mon opinion à Votre Majesté.

«Lorsque l'injuste agression du Piémont vint en aide à la révolution dans vos Etats, et vous força de vous retirer k Gaëte, je résolus d'empêcher le blocus, afin de donner à Votre Majesté une preuve de ma sympathie, et d'éviter à l'Europe l'affligeant spectacle d'une lutte à outrance entre deux souverains alliés, lutte, dans laquelle le droit et la justice étaient pour celui qui devait succomber. — Mais tout en laissant, au moyen de ma flotte, la mer libre à V. M., il ne pouvait entrer dans ma politique d'intervenir dans la querelle. — Ainsi l'amiral de Tinan a reçu l'ordre d'observer la plus stricte neutralité entre les deux adversaires. Les incidents de la guerre compliquent la situation de ma flotte à Gaëte, souvent elle est sur le point d'agir contre les Piémontais, dont les attaques menacent sa sécurité; quelquefois elle est obligée, afin de maintenir sa neutralité, d'empêcher les vaisseaux de V. M. d'exercer de justes représailles contre les vaisseaux piémontais; cette situation ne peut durer indéfiniment; le mieux serait, je crois, dans l'intérêt bien entendu de V. M., qu'elle se retirât avec les honneurs de la guerre, car elle sera forcée de le faire; la catastrophe est inévitable. — Vous avez fait preuve d'une louable fermeté tant qu'il y avait pour vous chance de remonter sur le trône.

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Votre devoir était de soutenir votre droit par les armes; mais aujourd'hui, je le dis avec regret, le sang qui coule est inutilement versé, votre devoir comme homme et comme souverain est d'en arrêter l'effusion. Je ne sais ce que l'avenir peut réserver à V. M., mais je suis persuadé que l'Italie et l'Europe regarderont comme parfaite l'énergie que vous avez déployée et la décision que vous allez prendre pour éviter les grands malheurs qui affligent aujourd'hui votre peuple.

«je vous prie de croire que le langage que je tiens à V. M. m'est dicté par le plus grand désintéressement entre les deux partis et par le regret que je ressentirais si les circonstances, devenues plus graves, ne me permettaient plus de maintenir ma flotte dans une position où la stricte neutralité deviendrait impossible.

«Je prie Votre Majesté, etc.

«Napoléon.»

II. — Réponse de S. M. le Roi à la lettre de l'empereur

Napoléon.

«La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire et que l'amiral de Tinan m'a remise, me place, je dois l'avouer, dans le plus grand embarras. Ma ferme intention était de résister et de sauvegarder mon honneur au prix des plus grands sacrifices, si les circonstances m'empêchaient de sauver mes États  contre une injuste agression. Mais les conseils affectueux que me donne V. M. et la perspective du retrait de votre flotte m'impressionnent et me font hésiter. Dans cette situation V. M. ne sera ni surprise ni offensée si je prends le temps de réfléchir avant d'adopter une résolution définitive.

«Bien que je susse que la flotte française ne devait pas indéfiniment demeurer dans ce golfe, mes informations officielles, et les assurances particulières qui m'avaient été données, me faisaient espérer la prolongation

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de son séjour ou du moins la présence du pavillon français sur un vaisseau de la marine impériale. Appréciant les motifs qui guident V. M. et connaissant votre efficace sympathie, je ne puis que déplorer le rappel d'une flotte qui laisse la mer libre à mes ennemis et aggrave considérablment ma situation. Il me sera nécessaire, afin de savoir, s'il sera possible, sans cet appui, de faire une longue résistance, d'examiner avec la plus grande attention quelles sont mes ressources. Ce que je désire sincèrement, c'est d'éviter deux écueils sur lesquels ma barque peut sombrer ou l'éclat de mon nom être terni: la témérité et la faiblesse. Vous savez. Sire, que les rois qui abandonnent leur trône y remontent difficilement, à moins que les rayons de la gloire aient doré leurs infortunes et leur chute. Je sais qu'après l'ivresse d'un triomphe, dû plutôt à la pusillanimité ou à la trahison de mes généraux qu'à la puissance des ravisseurs de mon royaume, ceux-ci trouveront d'immenses difficultés pour amener mes sujets à adopter des idées qui répugnent également à leurs intérêts et à leurs traditions.

«Les difficultés devenant de plus en plus grandes en Europe, votre haute capacité et l'autorité dont jouit Votre Majesté me font espérer que le jour n'est pas loin où les principes delà loi, du devoir et de la justice cesseront d'être foulés aux pieds par le Piémont. Si ces espérances sont des rêves, il est un point du moins qui ne souffre pas de discussion, c'est qu'en combattant pour mon droit, en succombant arec courage, en tombant avec honneur, je serai digne du nom que je porte, et je laisserai un exemple au prince qui me succédera. Je suis ici roi en principe, mais général de fait. Je n'ai plus d'Etats; je possède seulement une forteresse et une armée fidèle. Dois-je abandonner, en vue de dangers personnels, par crainte de l'effusion du sang, que j'ai cherché à éviter à tout prix,

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une armée qui peut maintenir l'honneur de son drapeau et une forteresse, pour la défense de laquelle mes aïeux ont fait tant d'efforts, la considérant comme le dernier boulevard de. la monarchie?

«Votre Majesté, qui est un excellent juge en semblable matière, peut décider, mieux que personne, si, en me retirant sans m'étre assuré de l'insuffisance de mes ressources, j'aurai accompli mon devoir comme soldat. Je puis mourir, je puis être fait prisonnier. Cela est vrai. Mais les princes doivent savoir mourir quand il le faut, et François Ier a été prisonnier. Il ne défendait point, comme je le fais, un royaume et un peuple, et malgré cela, ses contemporains et l'histoire ont raconté combien il a exposé sa personne et comment il a supporté ses souffrances dans la captivité. Ce n'est point une exaltation passagère qui m'inspire un tel langage; il est le résultat d'une'longue réflexion, et Votre Majesté, qui est homme de résolution, d'intelligence et de courage, comprendra mieux que qui que ce soit les sentiments qui m'animent. Je dois donc lutter contre le courait de mes idées et de mes sentiments, avant de changer de résolution. Permettezmoi de prendre le temps de réfléchir, et si en même temps, malgré mes désirs et mes espérances, et j'ose le dire, mes prières, les intérêts et la politique de V. M. vous forcent à retirer votre flotte, je le regretterai, sans doute, mais je rendrai toujours justice aux motifs qui vous guident, et pardessus tout, je conserverai profondément gravée dans mon cœur la preuvedesympathiequevous m'avez donnée et le souvenir du service que vous m'avez rendu en m'assurant pendant un si long temps la liberté des mers, dans des circonstances où nulle puissance de l'Europe ne pouvait venir à mon secours. Et si je dois succomber par suite du départ de votre flotte, je prierai sincèrement Dieu pour que V. M. n'en ait point de regret, et pour qu'au lieu d'un allié reconnaissant et fidèle vous ne rencontriez point une révolution hostile et un souverain ingrat.

— 419 —

«Quelle que soit ma décision dans des circonstances aussi graves, mon désir sera d'en donner connaissance à V. M., et je saisis cette occasion d'exprimer une fois de plus à V. M. ma reconnaissance pour votre appui, vos conseils, et surtout, pour l'intérêt qu'il vous a plu de me témoigner. «Je prie Votre Majesté, etc.

«François II.»

III. — Lettre du roi François II au prince de Santa Lucia, duc de Ripaldo (M. Bermudez de Castro), ministre d'Espagne. — (Autographe. )

«Mon cher Prince,

«J'achéve de lire avec surprise que certains journaux de l'opposition de votre pays vous accusent de m'avoir donné à Naples des conseils absolutistes, en employant l'influence de votre ami Lié, à favoriser la cause d'une aveugle résistance. Il faut être bien peu au courant des événements pour vous faire une semblable imputation. Dès le moment de mon avènement au trône, je me suis plu à vous rendre cette justice: vous m'avez conseillé avec l'invincible constance que peut donner seulement une loyale conviction, les grandes réformes administratives et politiques qui devaient réorganiser et fortifier mon gouvernement.

«Lorsque vous me conjuriez d'aller en Sicile prévenir par des mesures prudentes les bouleversements que vous découvriez à l'horizon; lorsque vous m'exposiez la nécessité d'effacer le passé par une amnistie complète et la convenance d'accorder des institutions représentatives à mes peuples;lorsque vous me parliez de grands travaux matériels à faire, de l'administration, de la magistrature, de l'armée à réorganiser, vous savez si je recevais vos idées avec plaisir, et nous avons passé bien des heures ensemble à combiner les moyens de les mettre à exécution.

— 420 —

«Mais vous connaissez aussi l'épouvantable réseau de trahisons payées par la Sardaigne, qui entourait ma jeunesse et exploitait mon inexpérience, versant autour de moi la méfiance, et suscitant toutes sortes d'obstacles pour retarder la réalisation de ces judicieuses mesures. Vous n'ignorez pas par quelles fausses révélations, par quelles dépêches falsifiées, par quel concert d'iniquités et de mensonges on m'a fait renoncer à mon voyage de Palerme, à mes plans d'opérations à Messine et en Calabre, à ma campagne à Salerne, où m'attendaient avec impatience mes fidèles et malheureuses troupes, qui se sont couvertes de gloire près du Volturne et à Gaëte.

«C'est une triste histoire, mais vous y avez joué on rôle qui vous honore et qui honore votre pays. Si vous vous êtes montré à Naples homme d'Etat, prévoyant et ferme, je vous ai trouvé aussi homme de cœur à l'heure des grandes crises, et, croyezle, mon cher prince, je n'oublierai jamais la généreuse amitié que vous m'avez montrée pendant les cinq mois de dangers et de privations que vous avez passés auprès de moi à Gaëte.

«Je vous autorise à faire de cette lettre l'usage que vous jugerez convenable, et croyez toujours à la sincère affection et à l'amitié de votre

«François IIe Bourbon.

«Rome, le 14 avril 1861»

Appendice au Chapitre XXXVI.
I. Circulaire du ministre Casella aux agents diplomatiques des Deux Siciles, après la chute de Gaëte.

«Monsieur,

«Les raisons qui ont amené ia capitulation de Gaëte ont été en partie politiques, en partie militaires. Parmi les raisons politiques, il faut placer l'hostilité systématique de l'Angleterre, la résolution hautement manifestée par l'empereur des Français, de maintenir le principe de nonintervention, enfin l'inaction des autres puissances, toutes choses qui ne laissaient aucun espoir d'un prompt secours. — Quant & ]a question militaire, la place avait horriblement souffert du bombardement prolongé; le typhus décimait la garnison, l'artillerie ennemie était supérieure à celle de la place; deux brèches avaient été ouvertes par l'explosion des poudrières (explosion à laquelle la trahison n'avait pas été étrangère), et en même temps que les moyens d'attaque, dont disposaient les assiégeants, augmentaient dans une proportion considérable, les ressources de la place diminuaient tous les jours.

«C'est dans ces circonstances, lorsque la défense n'aurait pu être prolongée que de quelques jours et au prix des plus grands sacrifices, que Je Roi a cru devoir agir plutôt comme souverain et comme père que comme général, en épargnant les dernières horreurs du siège à des troupes prêtes à répandre jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour l'accomplissement de leur devoir de sujets et de soldats. — Mais les faits qui, de la part des Piémontais, ont accompagné les négociations, ont un caractère qu'il importe de signaler.

«Le général Cialdini a refusé de suspendre les hostilités durant les négociations. Pendant trois jours, il a couvert la place de bombes et d'obus.

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Toutes les conditions étaient déjà arrêtées; il ne manquait plus, pour que la capitulation fût accomplie, que la transcription du texte de ce long document et les formalités de la signature, et les batteries piémontaises répandaient encore la mort dans Gaëte, et l'explosion d'une, autre poudrière ensevelissait sous les décombres officiers et soldats.

«Veuillez agréer, etc.

«Casella.»

II. — Lord J. Russell au chevalier Fortunato, agent diplomatique des Deux Siciles, à Londres.

Foreign-Office, 20 février 1861.

«Monsieur,

«La nouvelle reçue en ce royaume de la capitulation de Gaëte et du départ de S. M. le roi François II et de la reine, son épouse, des dernières possessions qui lui restaient de son royaume, m'impose l'obligation de vous faire savoir que dans l'état de choses actuel vous ne pouvez être plus longtemps accrédité à cette cour, comme envoyé du gouvernement du roi des Deux Siciles.

«Je ne veux pas, en cette occasion, m'étendre en plaintes inutiles sur la catastrophe qui a ruiné la dynastie des Bourbons dans le royaume des Deux Siciles. Le gouvernement a eu d'ancienne date la prévision, et il a mainte fois averti non seulement le roi François II; mais son prédécesseur immédiat des dangers où leur politique les conduisait. Je ne finirai cependant pas mes relations officielles avec vous sans vous prier de recevoir l'assurance de mon estime personnelle; vous y avez droit par la manière dont vous avez traité ici les affaires qui se sont présentées dans le cours de votre mission.

«Je suis, etc.

«J. Russell.»

— 423 —

Réponse du chevalier Fortunato à Lord J. Russell.

113, Piccadilly, Londres, le 22 février 1861.

«Milord,

«J'ai reçu avec vif regret, mais sans surprise, la note en date du 20, par laquelle vous me faites l'honneur de m'informer que Sa Majesté le Roi, mon auguste souverain, ayant quitté ses Etats, à la suite de la chute de Gaëte, je ne pouvais être plus longtemps accrédité près cette cour comme le représentant de Sa Majesté Sicilienne. Je dis sans surprise, Milord, parce qu'il était facile depuis longtemps de prévoir cette résolution du gouvernement britannique; d'un Côté, par le manque de sympathie, de bon vouloir, et j'ajouterai de générosité, dont il a fait preuve envers la cause du Roi, et que j'ai eu le profond regret de constater de plus en plus tous les jours, lorsque son appui lui aurait été des plus efficaces; et d'un autre côté, par les puissants encouragements donnés au mouvement italien, encouragements de toute sorte qui, en aidant la révolution, ne pouvaient que paralyser les généreux efforts et le noble et héroïque courage, avec lesquels le roi a défendu jusqu'au bout les droits de ses peuples et de sa couronne. C'est à cet appui moral du gouvernement britannique, que l'Italie doit en grande partie, de l'aveu même de votre Excellence, d'être aujourd'hui presque entièrement soumise à la domination du roi de Piémont. Il reste seulement à voir si l'unité désirée pourra jamais s'accomplir et se consolider, et si l'Angleterre, dont la politique paraît avoir en vue de faire dit l'Italie une puissante alliés, par la reconnaissance que Celle-ci lui devrait, n'aura pas à l'avenir sujet de le regretter, en la trouvant un jour l'alliée d'une puissance rivale.

«Votre Excellence cependant a bien voulu, en maintes occasions, exprimer ses regrets sur la catastrophe finale qui amènerait la chute de la dynastie; mais elle en fait retomber toute la faute sur le gouvernement du Roi.

— 424 —

«Permettez-moi, Milord, la dernière fois que j'ai l'honneur de m'adresser officiellement à Votre Excellence, de rétablir, dans l'intérêt de la justice et de la vérité, l'exactitude des faits et des circonstances qui ont déterminé les déplorables événements dont l'Italie a été le théâtre.

«Le jeune roi, dès son avènement au trône, n'a eu d'autres pensées et d'autre but que le bien et la prospérité de ses sujets, et certes, on a été bien injuste envers lui de ne pas lui tenir compte des difficultés immenses, qui certainement n'étaient pas son œuvre, au milieu desquelles il s'est soudainement trouvé et contre lesquelles il a eu à lutter. Et ici, Milord, je ne saurais m'empêcher de repousser hautement toutes les accusations et les nombreuses calomnies, auxquelles le Roi a été en butte en Angleterre dès le commencement de son règne, et dont même des fonctionnaires publics n'ont pas craint de se faire les échos complaisants, en ajoutant aux récits de la presse l'autorité de leur nom.

«S'il y avait des fautes dans l'administration intérieure du royaume et des abus regrettables dans l'action de la police, il n'était pas juste cependant d'en faire remonter la responsabilité jusqu'au Roi, qui malheureusement a été luimême la victime de sa confiance dans les traîtres, ou les lâches qui l'entouraient, et qui, étant gagnés à la cause de la Sardaigne, avaient intérêt à lui cacher la vérité. Et d'ailleurs le rétablissement de la constitution, un gouvernement libéral que l'opinion publique avait désigné au Roi, et l'offre même d'une alliance avec le Piémont, que l'ambition sans bornes de cet État et ses projets bien arrêtés d'agrandissement, lui ont fait repousser sous mille prétextes, n'étaient-ce pas là des garanties suffisantes pour l'avenir?

«Les populations des Deux Siciles ont-elles vraiment à se féliciter du règne nouveau, auquel on veut les soumettre par la force, contrairement à leurs traditions et à leurs intérêts?

— 425 —

Na-t-on pas occupé militairement tout le royaume? Ne fusille-t-on pas sommairement de nombreux sujets fidèles à leur roi, sous le prétexte qu'ils sont des brigands? N'emprisonne-t-on pas par centaines les gens qui se prononcent de manière ou d'autre contre l'annexion, ou en faveur de leur souverain légitime? Et les visites domiciliaires et la loi des suspects, contre laquelle on a tant crié sous le gouvernement du Roi, ne sont-elles pas plus que jamais à l'ordre du jour? Et tout cela, Milord, au nom de la liberté et de l'Italie une et régénérée!

«Ce ne sont pas les sujets du Roi, ce n'est pas le mécontentement que son gouvernement a pu susciter parmi eux, ce sont les efforts simultanés et audacieux des révolutionnaires de tous les pays, les menées déloyales du Piémont, et enfin l'agression inouïe de son armée, sans motifs ni déclaration de guerre, accomplie par la plus flagrante violation du prétendu principe de non-intervention, qui ont amené cette pénible catastrophe.

«Quoi qu'il advienne, si les passions politiques de nos jours empêchent de juger avec calme et avec justice la révolution, qui vient de s'accomplir dans le midi de l'Italie, le jugement de l'histoire n'en sera pas moins sévère et impartial sur les moyens perfides qu'on n'a pas craint d'employer pour y parvenir, et sur la moralité de ses principaux fauteurs.

«Avant de terminer, je sens le devoir, Milord, de vous exprimer ma vive reconnaissance pour ce que votre lettre contient de flatteur à mon adressent pour toute la bienveillance que vous avez bien voulu me témoigner dans les relations officielles que j'ai eu l'honneur d'entretenir avec Votre Excellence.

«Je saisis, etc. C. Fortunato.»


vai su


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III. — État des Deux Siciles en Mars 1861.

Palerme, le 6 avril 1861.

a Les choses vont de mal en pis; l'anarchie avec les vols et les assassinats qui l'accompagnent, se moque du nouveau gouvernement libérateur: les faits qui se sont passés dans le mois dernier, sont de leur nature tragiques et sauvages. La Ste Marguérite, le 9 mars, a été un jour d'extermination; une bande de 80 assassins a mis la ville à feu et à sang, et 54 personnes y ont été massacrées. Le même jour, dans la plaine des CoIli, ont été trouvés tués sur la voie publique, deux fils du malheureux Onofrio de Naples. Le même jour encore Girgenti a eu ses septembriseurs dans toute la force du mot. Quelques gens du peuple armés ont assailli le château; ils en ont arraché 56 personnes, qu'on y avait renfermées comme suspectes de bourbonisme, les ont traînées devant l'évêché et les ont massacrées à coups de fusil. Cette orgie a été du goût des cannibales des communes voisines de cette province, et pendant 8 jours ce fut une épouvantable succession de rapines et de meurtres. Le 11 du même mois, près de Resuttana, entre Caltanissetta et Cefalù, deux bandes, se disputant le butin, se sont battues avec acharnement pendant trois heures, et ont laissé 14 cadavres sur le lieu du combat. Le même jour aux Colli, contrée située à quelques milles de Palerme, un certain Pietro Innusa a été massacré dans sa propre maison, et les meurtriers s'en sont allés triomphalement en carrosse, encore tout couverts du sang de cet infortuné. Le 15, un mouvement anarchique s'est produit à Palerme, et a fait 50 victimes, tant morts que blessés. Le 16, dans la campagne de Palerme, en plein jour, une bande d'assassins a mis à mort les cinq frères De Caro sur leurs propres terres. Le soir du même jour, à 9 milles de Palerme, il s'est commis des excès de la plus brutale férocité; plus de 16 personnes ont été assommées et le carnage a duré toute la nuit.

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La campagne de Brancaccio et de Ciaculli, dans les environs de Palerme, a été aussi le théâtre de scènes horribles; on y a égorgé la garde civique, tué le curé, incendié l'église paroissiale et les maisons d'alentour; et cependant les agents de la questure de Palerme n'osent pas s'y rendre pour ramener dans l'ordre ces malheureuses contrées. La province de Catane, qui avait été tranquille jusque là, est maintenant en proie à toute sorte de méfaits, de vols et d'homicides; au cœur même de Catane, la terreur et la consternation régnent en permanence. A Mascalucia, commune de la province Catanaise, on a renouvelé, le 13 mars, les affreux crimes de Broute et mis à mort les familles les plus distinguées de la ville; il y a eu révolution dans le sens du communisme; des murs y ont été renversés et des terres partagées; on menaçait ou on frappait de mort les opposants. Pareilles scènes se sont répétées le jour suivant à Aci de S. Antoine, à Paternô, au Riposto, etc., où des familles de propriétaires ont été assassinées. En un mot, nous sommes dans la plus mauvaise période de la révolution française.»

Appendice au Chapitre XXXVII.
I. Dépêche de Lord J. Russell à Sir James Hudson sur la valeur à accorder au suffrage universel de l'Italie méridionale et des provinces du Saint-Siège.

Affaires étrangères, 21 janv. 1861.

«Monsieur, je n'ai fait aucune communication officielle des décrets que vous m'avez expédiés concernant l'annexion de Naples, de la Sicile, de l'Ombrie et des Marches, non plus à la Sardaigne, mais au royaume d'Italie. En vérité, les votes par suffrage universel qui ont eu lieu dans ces pays paraissent de peu de valeur au gouvernement de S. M. Ces votes ne sont plus qu'une formalité succédant à des actes d'insurrection populaire ou d'heureuse invasion ou à des négociations a terminées; ces votes ne suivent pas le libre exercice de la volonté de la nation, au nom de laquelle ils sont donnés. Du reste, si, dans les délibérations relatives à ce fait, les représentants des divers États  italiens, qui devront se rassembler le 48 février, constituent ces États  en un seul, sous la forme d'une monarchie constitutionnelle, une nouvelle question se présentera, etc.»

La dépêche énumère ensuite les conditions auxquelles le gouvernement anglais reconnaîtrait le royaume d'Italie, à savoir: qu'il soit conforme aux vœux des populations, qu'il soit capable de sauvegarder l'ordre public, de maintenir des relations amicales avec les autres puissances. Elle se termine en rappelant au gouvernement de Turin la dépêche du 51 août, qui lui imposait de ne pas faire la guerre à l'Autriche.

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II. Adresse du comité des affaires étrangères de Sheffield à Lord J. Russell, pour désapprouver la reconnaissance du royaume d'Italie par le ministère Palmerston-Russell.

Sheffield, 17 avril 1861.

«Milord,

«Ce comité a vu avec indignation et avec douleur que vous ayez reconnu Victor Emmanuel roi d'Italie. Le comité compare cette conduite à celle que suivit en 1848-49, lord Palmerston qui, remplissant alors vos fonctions présentes, refusa de reconnaître la nation hongroise, quoique le gouvernement de Celle-ci fût d'un caractère bien supérieur au gouvernement de Victor Emmanuel. Lord Palmerston récusa toute autre autorité que celle de l'Autriche. On approuva en conséquence la résolution prise par la Russie de s'unir aux forces de l'Autriche pour comprimer la Hongrie.

«Le comité proteste hautement contre cet acte de votre Excellence. Il est écrit: «Maudit est celui qui passe les confins de son voisin.» Victor Emmanuel a commis ce crime et le comité proteste ne pas vouloir en être complice.

«Une copie de cette protestation sera envoyée au roi de Naples et au marquis d'Azeglio.»

«ISAAC JRONSJDE, président.








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