Eleaml - Nuovi Eleatici



Rimandiamo a quanto scritto in occasione della pubblicazione del testo “La vérité sur les hommes et les choses du royaume d'Italie Révélations par J. A.”.

Zenone di Elea – Agosto 2014

MÉMOIRES DE GRISCELLI

AGENT SECRET DE NAPOLÉON III (1860-58), DE CAVOUR (1859-61), D'ANTONELLI (1861-62), DE FRANÇOIS II (1862-64), DE L'EMPEREUR D'AUTRICHE (1864-67).

PAR L'AUTEUR DES "RÉVÉLATIONS ET DE “A BAS LES MASQUES”

Bruxelles Genève Londres

1867

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Avant-propos

II n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, a-t-on dit depuis longtemps. Celui qui est en mesure de déshabiller l'histoire, c'est-à-dire de la dégager du manteau pompeux dont la légende la couvre presque toujours, est bien forcé de convenir qu'avec la connaissance exacte des mobiles qui font agir les hommes d'État et des moyens qu'ils mettent en œuvre, le respect pour eux diminue.

Les mémoires que nous publions aujourd'hui sont comme une histoire déshabillée des événements les plus importants de ces dernières années. Le lecteur y trouvera des renseignements piquants sur les hommes et les choses de notre époque et l'explication de plusieurs faits restés jusqu'à présent inexpliqués. A ce point de vue ils offrent un intérêt aussi palpitant que les précédents ouvrages du même auteur, «Révélations» et «A bas les masques», et cela nous dispense de les recommander à la bienveillance du public.

L’éditeur.

TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE

Naissance1
Berger3
Cultivateur5
Soldat8
Journaliste19
Prisonnier20
Coup d'État22
Agent secret28
De Morny44
Fialin de Persigny54
St. Arnaud59
Fould, ministre65
Troplong71
Le Comte de Glaves72
Mouvillon de Glimes73
Rothschild76
Le prince Menschikoff83
Collet-Maigret84
Le comte Bacciochi86
Conneau,premier médecin88
Palmerston, ministre90
Opéra comique93
Le Prince Cammerata95
Sinibaldi98
Pianori101
Morelli ou l'homme de Calais103
Miss Howard106
La duchesse Castiglioni109
La comtesse de Gardonne113
Les comtesses de St. Marceau123
Conclusions de la première partie126
DEUXIÈME PARTIE

Cavour129
Ricasoli135
Massimo d'Azeglio140
Farini144
Pie IX et Antonelli150
Garibaldi et l'expédition de Sicile 164
L'expédition des Romagnes et Naples177
Mgr. Mermillod et le cardinal Wiseman182
Mgr. Bovieri186
Le comte de Chambord à Lucerne190
Marie-Sophie, reine des Deux-Siciles194
Mission à Madrid204
Mission à Londres et à Varsovie208
Le congrès de Malines214
Le congrès de Francfort217
Séjour à Rome223
Espionage dans le Tyrol226
Fspionage à Florence230
La bataille de Custozza237
Conclusion243

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER.

Naissance.

Je suis né à Vezzani, petit village corse, situé au pied de la montagne de Gali, presque au centre de l'île qui donna le jour au Grand Napoléon. Ma famille jouit dans le canton et dans l'arrondissement d'une considération très-méritée; deux de mes oncles sont curés de cantons, mon cousin est médecin, suppléant du juge de paix et membre du conseil-général du département.

Mon père, sans être jurisconsulte, est très souvent choisi, par le juge et par le président, comme membre arbitre dans certains procès de famille. Jamais aucun de ses jugements n'a été attaqué d'appel.

Ma mère, bonne épouse et bonne fille, était connue comme consolatrice du pauvre. Le jour de sa mort, arrivée à 26 ans, fut une perte pour les malheureux et un deuil général pour le pays.

J'avais alors quatre ans!... bien que mon père n'eût que vingt-sept ans, il aima mieux se priver, en restant veuf, que de me donner une marâtre. Ma grand-mère — la mère de mon père — se chargea de mon éducation. Mais son amitié me porta préjudice. Car, si elle m'eût corrigé toutes les fois que je faisais mal, au lieu de rire où de m'approuver, peut être n'aurais-je pas eu le caractère que j'ai: caractère impétueux, indomptable, que même les potentats que j'ai servis, ont bien brisé quelquefois mais n'ont jamais fait plier....

Dès que j'eus six ans, mon père m'envoya à l'école du village; Numa Muraccioli, ex-fourrier de Waterloo, en était le magister. Là, je fis pressentir par mon caractère, ce que ce caractère pourrait m'occasionner de déceptions pour l'avenir.

Tout élève qui ne m'obéissait pas était battu, s'il était plus petit et mordu s'il était plus grand. Je leur donnais quelques friandises que je volais à la maison, et je croyais pour cela avoir droit de vie et de mort sur eux.

Le maître d'école n'était pas épargné; quand il me faisait subir quelque punition, il trouvait des épingles sur sa chaise, de l'encre sur ses livres, sur ses cahiers. Je vidais quelquefois son encrier pour y mettre de l'eau à la place de l'encre. Enfin, j'en étais venu à ce point dans le village, que si le clocher eût changé de place, le pays entier m'en aurait accusé.

A la suite de tant d'obstination, de tant de plaintes de la part du maître d'école, des parents, des enfants, mon père, qui m'aimait passionnément et ne pouvait se passer de moi, me retira de l'école pour m'envoyer à quelques lieues du village, chez mon oncle maternel, Jean-Pierre Berger.…

CHAP. II.

Berger.

Je fus donc envoyé chez mon oncle pour garder les chèvres. Mais je ferai remarquer aux lecteurs qu'étant chez mon oncle, le frère de ma mère, je n'étais ni son domestique ni son gardeur de bête s — j'étais son neveu, son fils, et les chèvres que je gardais, étaient bel et bien les miennes, provenant de la dot de ma feue mère, que mon père avait toujours laissée à son beau-frère en cheptel, se contentant de percevoir un petit bénéfice en lait et en fromage.

Mon oncle qui voyait en moi le fils de sa sœur, qu'il avait passionnément aimée et qu'il pleurait tous les jours, me laissa une liberté illimitée. Mon caractère indomptable au lieu d'être dirigé, guidé et corrigé, ne connut plus de bornes....

Heureusement pour moi que je n'avais plus personne pour exercer mes talents insupportables, ni écoliers ni maîtres, je n'avais que mon oncle et mes chèvres. Mon oncle, je l'aimais trop pour lui faire du mal, et mes chèvres ne m'auraient pas compris. Je rencontrais quelquefois des chevaux, des bœufs, des taureaux, des veaux, des ânes presque sauvages, et alors commençai un steeple-chase jusqu'à ce que j'eusse pris et fatigué l'animal. Par cet exercice je devins si fort à la course que j'arrivai presque toujours le premier dans les courses de jeunes gens qu'on organisait les jours de fête dans tout l'arrondissement.... J'étais fier de cette supériorité, car à la course comme à la lutte personne ne m'a jamais vaincu et si j'avais été aussi savant que j'étais leste, agile, fort... je serais devenu un grand homme. Pendant six ans, je n'ai vu ni lit, ni maison, ni clocher. Le printemps et l'été sur la montagne de Gali, à trois lieues au-dessus de Vezzani; l'automne et l'hiver à sept lieues plus loin, le long de la Méditerranée, à Vadina. Que de fois, cher lecteur, pendant ces six années n'ai-je pas vu se coucher et se lever le soleil! Que de fois, pendant ce temps, n'ai je pas vu apparaître les étoiles au firmament et s'éteindre à l'arrivée de l'aurore!! Que de météores, que d'étoiles filantes n'ai-je pas contemplés, étendu sur le sol nu, mon lit habituel! Et que de mouches, grandes et petites, noires, grises, blondes, de toutes les couleurs et de toutes les tailles j'ai vu voltiger,

m'offrant un tableau bien plus varié que celles qui venaient sur la croisée de l'immortel auteur de Paul et Virginie. Et que d'animaux n'ai-je pas vus et touchés?... Ah! monsieur Buffon, vous avez bien écrit de votre bureau du Jardin des Plantes... mais vous auriez écrit bien mieux encore si vous eussiez vécu avec moi pendant ces six années.

J'avais alors quinze ans, l'âge où les enfants des riches moissonnent des couronnes dans les collèges, mon père me rappelait auprès de lui pour moissonner des épis dans les champs et faire de son fils un cultivateur.

CHAP. III.

Cultivateur.

Ce changement me plut, parce qu'il me rapprochait de mon père et qu'il me procurait le plaisir d'aller au village, jouer avec les jeunes gens de mon âge, les dimanches et jours de fête. Bien que je quittasse mon cher oncle avec regret, la vie sauvage que nous menions depuis six ans, commençait à me peser, mais je ne tardais pas à la regretter.

Les premiers jours qu'il me fallut piocher et labourer, me causèrent des douleurs insupportables dans tous les membres. Moi qui étais habitué à être étendu par terre ou debout en marchant, je fus forcé de me tenir courbé des journées entières pour faire le pénible métier de fermier, il n'y avait d'exception que les jours de fête. Ces jours de fête, cher lecteur, étaient réservés au repos, au service divin et aux amusements dans le pays avec les paysans et les paysannes.

Le lundi matin, nous partions, mon père et moi, pour la ferme. Notre bonne et vieille mère restait seule à la maison. Cette vie régulière est celle de presque tous les cultivateurs-fermiers corses, sauf ceux qui ont leurs biens près de leurs habitations. Ceux-là couchent tous les jours chez eux.

Quelques années plus tard, celle qui m'avait élevé, ma grand-mère, mourut en bénissant son fils et son petit-fils qui restaient seuls.... Alors, pour notre malheur et bien que je n'eusse que 19 ans, mon père me maria à une de mes cousines, jeune fille aux mœurs douces, simples et vertueuses. Elle était en quelque sorte de la famille et avait bien des fois, avant notre mariage, aidé à notre mère aux travaux de la maison.

Mais cette jeune cousine ne fut pas plutôt madame Griscelli que de colombe elle se fit vautour. Poussée par sa mère, femme rouée et rompue aux intrigues,

elle ne savait que faire pour chercher querelle.

Jamais, au grand jamais, on ne pouvait vivre en paix. Elle nous volait tous les jours, tout ce qu'elle pouvait voler, pour en enrichir son ancienne famille. En outre, si nous l'eussions écouté, mon père et moi, nous eussions fini par nous entr'égorger.

Heureusement pour moi que la conscription et un numéros très bas me firent soldat. Bien que mes parents m'eussent procuré un remplaçant, je me présentai le jour du conseil de révision devant le préfet en déclarant que je ne voulais pas de remplaçant et que je voulais partir moi-même.

Le soir même, à dix heures, pour éviter les pleurs et les cris de nos parents, nous partions, mon père et moi, pour Ajaccio, chef-lieu du département.

Aussitôt arrivé dans cette ville, berceau des Bonaparte, je me rendis chez le capitaine de recrutement, fus incrit sous le N° 7703 comme jeune soldat et incorporé dans la 4° compagnie du 1° bataillon du 60 régiment de ligne.

CHAP. IV.

Soldat.

La compagnie, dans laquelle je fus incorporé, était à Oletta, au-dessus de St. Florent. C'est là, dans ce petit village près de Murato, que je commençai ma vie de conscrit.

Le lendemain, j'exécutais les tête droite! tête gauche! fixe! avec les autres conscrits arrivés depuis peu au régiment. M. Rusterucci, lieutenant de cette compagnie, à qui je dois toute ma carrière militaire, me sachant Corse, m'appela chez lui, me donna des conseils de père en me disant qu'il fallait apprendre l'exercice, l'escrime, ainsi qu'à lire et à écrire, connaissances sans lesquelles on ne pouvait parvenir à rien dans l'état militaire et qu'on n'était admis à l'école d'escrime et à l'école mutuelle du régiment qu'après avoir passé à l'école de bataillon.

L'ambition qu'il m'inspira, le plaisir d'apprendre à lire et à écrire, l'espoir de ne plus aller à l'exercice que deux ou trois fois par semaine, firent tant d'impression sur moi, que deux mois et demi après je pouvais manœuvrer avec le régiment et j'eus la satisfaction d'être reçu au bataillon. Le même jour, je me faisais inscrire à l'école mutuelle du régiment et à la salle d'escrime. Dans la première de ces écoles j'appris à lire, à écrire, la comptabilité militaire, un peu d'histoire et un peu de géographie;

dans l'autre je n'appris, ainsi qu'on le lira plus loin, qu'à tuer mon semblable.

Le 60 régiment de ligne dont je faisais partie et qui avait passé trois ans en Corse, reçut l'ordre de rentrer sur le continent et d'aller tenir garnison dans les départements du Var, de l'Aveyron, de la Lozère et de l'Ardèche; mon bataillon alla tenir garnison à Rodez.

Nous nous embarquâmes à St. Florent; ceux qui se trouvaient à Corté et Ajaccio, s'embarquèrent dans cette dernière ville, et nous débarquâmes à Toulon. Le fourrier de la compagnie étant malade, je fus désigné par le commandant pour le remplacer pendant la route; par conséquent, à peine débarqué, je fus obligé de me remettre aussitôt en route pour Aubagne, afin d'y préparer les billets de logement pour la compagnie.

Si quelqu'un de mes lecteurs a été fourrier, il doit savoir que c'est en route surtout que le métier de fourrier est lucratif et agréable. Il vend force de billets de logement, il a soin de se loger où on est bien nourri et bien couché sans bourse délier, et puis pas d'ordres à copier, pas de théorie, pas d'exercices, etc. Le seul désagrément qui lui incombe, c'est se lever à 3 heures du matin avec l'avant-garde.

De Toulon à Rodez la route se fit assez gaîment sans aucun accident digne d'être noté.

Le jour même de notre arrivée, il nous advint, à Santelli, fourrier de la 5° compagnie, et à moi, le fait suivant que je crois devoir raconter en entier à cause de son originalité, des incidents qu'il occasionna et comme le premier duel que j'eus en France.

Nous étions arrivés en ville à dix heures, nous prîmes immédiatement la consigne du casernement des mains de l'officier du 5 régiment que nous remplacions, puis Santelli et moi, en attendant nos compagnies, nous allâmes au café en face du quartier, où, pour nous placer à une table, nous fûmes obligés de déranger d'autres personnes qui y étaient avant nous.

Un des bourgeois en voyant passer le fourrier près de sa table, dit aux autres, en le montrant: «Voyez donc ce jeune fourrier, on dirait qu'il a un bâton dans les reins.» Il n'avait pas achevé qu'un soufflet rebondissait sur sa figure....

Aussitôt que j'entendis le soufflet, sans autre information, je pris une chaise et frappai sur la tête du même individu. On cria à la garde. Tous les bourgeois s'étaient sauvés. Nous étions les maîtres de la place. Les soldats qui arrivèrent, au lieu de nous arrêter, se placèrent sous nos ordres, mais il n'y avait plus personne à combattre.

Le lendemain, deux bourgeois vinrent nous demander à la porte de la caserne avec des fleurets démouchetés.

J'appelai Versini et sans autres explications nous sortîmes de la ville. En arrivant sur les bords de la rivière, qui donne son nom au département, Santelli et le paysan souffleté mirent chemise bas et les armes à la main.

En voyant se placer l'adversaire du fourrier je vis immédiatement qu'au lieu d'avoir à faire à des paysans, comme nous le croyions, nous avions à faire à des duellistes. Tout en regardant Versini, je dis à Santelli: «Serre ton jeu ou tu es perdu!» Le fourrier, n'écoutant que son courage, marque un, deux, comme dans une leçon d'escrime, puis se fend à fond. Son adversaire, en homme habile, ramassa le fer du fourrier en demi-cercle et, en parant tierce, l'envoya à dix pas derrière lui, puis abaissant la pointe de son fleuret vers la pointe de son pied, il dit au fourrier avec mépris: «Ramassez votre arme, conscrit.»

«Conscrit!» répétai-je en jetant ma capote, ma chemise par terre et en arrachant le fleuret des mains de Santelli. Je me plaçai en face du spadassin en lui disant: «Encore un conscrit.» Mais en sentant mon fer, il s'aperçut que la poignée n'était plus la même. Je lui fis le même coup que le fourrier, mais quand il baissa la pointe de son fleuret pour ramasser mon arme, je pris le contre de quarte et je lui plantai six pouces de fer au-dessous du téton droit. Il tomba en crachant du sang. On le releva et ses deux amis le transportèrent à l'hôpital.

Mes amis et moi rentrâmes à la caserne en nous promettant de garder le plus grand secret sur ce duel.

Deux jours après, l'adjudant de semaine, M. Dûchemin, nous appela tous trois pour nous conduire à l'état-major de la place. En entrant dans la salle du rapport, j'eus peur: le général Darrieule, le colonel, tous les officiers de semaine et les sous-officiers y étaient.... Dès que le général nous aperçut, il nous fit avancer à la barre et nous demanda lequel de nous trois avait assassiné un bourgeois. A ce mot: «assassiné!» un cri d'indignation parcourut toute l'assemblée. J'entendis dire derrière nous: «Ce n'est pas étonnant, ce sont des Corses!» Rouge de colère et sans m'occuper des gens qui étaient présents, je dis ou plutôt je criai: «Blessé mortellement en duel devant témoin, oui! mon général! mais assassiné! non!»

«Eh bien! dites-nous comment cela s'est passé,» dit un individu en bourgeois qui était assis auprès du général. Je racontai alors toute l'affaire depuis l'entrée au café jusqu'au crachement de sang.

Dès que j'eus fini, le général demanda au procureur du roi, si ce que j'avais dit, était la vérité. Sur sa réponse affirmative, il reprit: «Très bien! voilà vingt francs pour boire à ma santé. L'homme que vous avez blessé est un spadassin qui nous arrive d'Afrique, et qui avait trouvé moyen de se faire payer à boire et à manger par les soldats du 5 régiment de ligne après leur avoir tué plusieurs de leurs camarades.»

Le colonel de Lemare s'approcha et me donna une poignée de main, en me félicitant de mon courage et surtout de ma discrétion. Tous les officiers et les sous-officiers, même ceux qui m'avaient appelé assassin corse, en firent autant.

Santelli et Versini qui me jalousaient ce jour-là, sont aujourd'hui, le premier chef d'escadron de gendarmerie en Corse, et Versini capitaine au 20° chasseur d'Orléans, tandis que moi, après avoir sauvé la vie à mon souverain, je végète sur la terre étrangère.

De Kodez le régiment se rendit à Lyon et fut caserne à la Croix-Rousse, au Bon-Pasteur et aux Collinettes. C'est dans cette grande ville qu'arriva ce fameux duel, régiment contre régiment, dont les journaux firent tant de bruit alors. Ma position de maître d'armes au 60°, et le rôle que les circonstances me firent jouer dans cette affaire, me permet tent de croire que «le lecteur ne sera pas fâché de lire cette page sanglante, une des plus tristes et des plus émouvantes du soldat en face de la mort par ordre.

Un soir, pendant l'appel, le voltigeur Peusche arriva à la caserne de la Croix-Rousse tout ensanglanté. L'officier, de qu'il était brosseur et qui l'aimait beaucoup, l'interrogea et apprit avec stupéfaction que sept caporaux du 30' régiment lui étaient tombés dessus à coups de poings dans un café à la Croix-Rousse.

L'officier, M. Berthelin, s'écria alors que c'était une tache pour notre régiment et que le 60 devait la laver dans le sang; que si personne, de sa compagnie, ne demandait satisfaction au 30', il irait emprunter les épaulettes d'un voltigeur, afin de pouvoir se battre lui-même. Je lui dis que les hommes de la compagnie ne le souffriraient pas et qu'avant vingt-quatre heures le voltigeur Peusche serait vengé.

M. Berthelin me prit par le bras, m'entraîna hors de la chambre et me donna dix francs en me disant: «Agissez! Je suis persuadé que vous ferez tout ce qu'il faudra. Je vœux en référer au colonel, qui sera enchanté d'avoir une affaire avec le colonel du 30.»

Le lendemain, après la soupe, je pris avec moi Peusche, Versini, Casanova et nous nous rendîmes au café de la Croix-Rousse. Nous n'étions pas encore placés que les caporaux du 30 y arrivèrent, placèrent leurs sabres aux patères, puis se mirent à jouer au billard. Ils ne nous avaient pas encore vus. En nous voyant ils se mirent à rire: «Oh, oh! le 60' nous envoie de la chair ce soir!».— Le mot n'était pas achevé que les chaises, les tabourets, les bancs volaient à la tête de nos adversaires. La mêlée ne fut pas longue, voyant qu'ils ne pouvaient reprendre leurs sabres qui étaient à notre pouvoir, ils se sauvèrent à leurs quartiers.

La police arriva et se contenta de prendre nos noms et les sabres qu'elle porta à l'état-major de la place.

Le soir, à l'appel, dans toutes les casernes de la garnison de Lyon, il ne fut question d'autre chose.

Le lendemain, je fus appelé au rapport chez le colonel qui, en me voyant, m'annonça qu'un duel de ce corps devait avoir lieu, par ordre du général baron Aymard, entre les deux régiments, à cause de ce qui s'était passé à la Croix-Rousse, et que je devais choisir sept maîtres d'armes, pareil nombre ayant été choisi par le 30e d£ ligne qui nous donnait rendez-vous pour le jour suivant, à six heures du matin, au Fort Calvaire.

A l'heure dite, quatorze hommes se rencontraient sur le terrain désigné, tous jeunes et robustes, et prêts à s'entr'égorger par ordre. — Les deux officiers qui nous conduisaient se saluèrent, en se rencontrant, puis ordonnèrent à Jacquet, premier maître au 30e, et à moi de commencer le combat.

Aux premières passes, en s'avançant sur moi, il me porta un dégagement, bien serré, en tierce. Je fis, sans changer de place, une retraite de corps, pris le contre et ne fis qu'allonger le bras le malheureux, qui était fendu sur moi de tout son élan, s'enferra lui-même.

Un autre caporal le remplaça, fort tireur également, mais craintif et rompant à la première feinte que je fis sur lui.

Nous étions déjà presque fatigués, lui de marcher en arrière et moi de marcher sur lui, positions très-pénibles, parce que tant celui qui marche que celui qui rompt doivent être bien couverts: le pommeau à la hauteur du sein droit, la pointe à la hauteur de l'œil et légèrement effacé. Casanova, un de mes témoins, fatigué de le voir rompre, se plaça derrière lui avec un sabre. Dès qu'il s'arrêta, je liais le fer et lui plantai mon arme dans l'épaule.

Un sapeur prît sa place. Alors s'éleva une discussion; plusieurs de mes amis, me sachant fatigué, et voyant que j'avais fait ma part, voulurent me remplacer. Mais les officiers, chargés de la salle d'escrime, après une discussion assez animée, décidèrent que je devais continuer jusqu'à ce que je fusse blessé ou mort.

— Mort! répétai-je à haute voix.

Aussitôt que je sentis le fer de mon adversaire, je pris de fort au faible, en parant quarte et en me fendant avec tant de force que mon fleuret lui entra dans le.corps jusqu'à la garde; nous tombâmes l'un sur l'autre. En me relevant, mon adversaire, blessé à mort, laissa échapper une gorgée de sang qui ae jaillit à la figure. La colère de m'être battu trois fois, la fatigue, les plaintes du blessé, la vue de i cadavres, le sang qui me couvrait la figure, me redirent presque fou, au point qu'en me l'élevant et  en essuyant le sang qui couvrait la figure, je m'écriai, les yeux hagards: «Allons, à un autre, voilà le boucher!»

Un commissaire de police avec des agents arrivèrent sur place pour mettre fin à cette boucherie. On m'habilla et on me traîna jusqu'à mon lit où mes amis firent bonne garde. La nouvelle de ce qui s'était passé se répandit si vite que tous les officiers, sous-officiers et soldats accoururent à ma chambre pour me féliciter de mon succès. Tels sont les préjugés dans l'armée! Dès ce jour, parce que j'avais assassiné trois hommes, je fus le héros-spadassin de la garnison. Je ne pouvais plus aller dans une caserne, ni au champ de manœuvres sans devenir aussitôt l'objet de la curiosité militaire. Si j'avais été blessé, estropié ou tué, on aurait dit que j'étais un lâche!

A quatre heures, le lieutenant-colonel de Courrège, qui m'avait donné 20 francs le matin, m'apporta 100 francs et les galons de sergent de la part du colonel. M. Boudoville, chargé de la salle d'escrime, m'invita à dîner à la pension des officiers. Tous voulurent me serrer la main. Le lieutenant-colonel y. vint et paya le café à tout le monde....

Le lecteur comprendra aisément que ces démonstrations ne s'adressaient par le maître d'armes qui avait eu le bonheur xxxxxxxxxxxx numéro xxxx régiment.  Jusqu’aux bourgeois qui xaient à  

table d'hôte, voulurent me donner la main.

Dans leur nombre se trouvait M. Meunier, capitaine de gendarmerie en retraite, qui ne se contenta pas de payer du Champagne, mais qui, dès qu'il sut que j'étais Corse, du pays de son Empereur, voulut me conduire chez lui. — Chez lui, hélas! pour mon malheur, il s'y trouvait sa fille, ange de bonté, de candeur et de bienveillance, à laquelle il me présenta avec tant de compliments sur mon duel que la fille du soldat me trouva plus grand que tous les Renaud, les Roland et les Tancrède des Croisades.

D'autres affaires pourraient figurer également dans ce livre par leurs résultats, mais ce chapitre déjà trop long m'engage à abréger la partie militaire pour rentrer dans mon élément civil où je pourrai m'étendre sur des faits bien plus intéressants pour le lecteur.

Mon colonel, de Lamare, le lieutenant-colonel, de Courrège, et bien d'autres officiers qui me portaient le plus vif intérêt, quittèrent le régiment. Les uns par avancement, les autres par démission ou retraite. Le nouveau colonel, m'ayant menacé d'un conseil de guerre, parce que dans un duel avec un de ses protégés, je ne m'étais pas laissé tuer, mais que j'avais tué mon adversaire, fut cause que je pris mon congé et rentrai comme gérant (fictif) à un journal intitulé: Le Courrier des Imprimeurs.

CHAP. IV.

Journaliste.

Ce chapitre pourrait être bien long. Si je portais le nom de Girardin ou de Carrel, mais moi, je n'ai que quelques mots à dire.

Je ne faisais que signer la feuille tous les soirs; j'en émargeais une autre pour la paie. Un matin, en venant au bureau, de la rue Poupée n° 5, le concierge m'arrêta au passage pour me dire:

— «Sauvez-vous. M. Auguste et Fremont sont arrêtés. Les scellés sont mis sur les papiers et vous, on vous cherche pour vous arrêter.»

Une heure après, j'étais en diligence pour Marseille où je m'embarquai pour la Corse.

CHAP. V.

Prisonnier.

Pour parler de mon arrestation, il est nécessaire que je reprenne la chose de plus haut. On a vu, dans le chapitre précédent, que de peur d'être arrêté rue Poupée, je m'étais sauvé en Corse au sein de ma famille qui me reçut avec des marques de joie. Mes exploits leur étaient déjà connus, et ces bons paysans ne se lassaient pas d'entendre le récit des belles affaires que j'avais eues en France.

Après avoir passé deux mois au sein de ma famille, je partis de nouveau pour Paris. En passant par Lyon, j'eus le malheur de rencontrer quelques frères d'armes qui, au lieu de me laisser partir pour ma destination, avaient tous les jours une nouvelle fête, une nouvelle partie de plaisir à donner à celui qu'ils regardaient toujours comme leur héros-spadassin.

Un jour, un peu échauffé par tous les agréments que mes amis me procuraient, je fis une visite au vieux capitaine de gendarmerie et à sa fille, à qui j'avais donné, par ordre de son père, quelques leçons d'escrime. Je ne saurais, même aujourd'hui, après si longtemps, trouver des mots pour peindre la réception que le père et la fille me firent. Tous deux, en me voyant, se jetèrent dans mes bras avec

des témoignages d'amitié et des caresses que je n'avais pas reçus de ma famille.

La fille surtout ne pouvait se lasser de me serrer dans ses bras. Et sur une observation que j'en fis, elle me répondit avec une énergie virile en présence de son père:

— Je veux vous embrasser; je ne vous embrasserai jamais autant que je vous aime. C'est mon père qui l'a voulu! Il est donc nécessaire que je vous embrasse et que je vous aime pour lui prouver que je suis contente de son ouvrage!

Lecteur, celui qui de vous eût résisté, me jette la pierre!.. Ces baisers, ces caresses d'une beauté de 18 ans se renouvelaient vingt fois par jour! Qui aurait résisté?.. Pas même Joseph!.. S'il résista à la femme de Putiphar, — c'est qu'elle était vieille! Je suis certain qu'il n'aurait pas laissé son manteau "chez Louise....

Quelques jours après nous succombâmes!.. Ce fut un jour, entr'autres, où elle fit le récit d'un voyage qu'elle avait fait avec son père au fort Calvuire, sur le terrain du duel.

— C'est mon père qui m'a dit: c'est ici où il a tué le premier, plus loin le second et là le troisième.

Et en disant ces mots, Louise me sauta au coup sans vouloir s'en détacher— Hélas! trois fois hélas! après tant de fleurs, tant de rosés! que d'épines!

Un mois après tant de joie, une femme que j'avais connue à Paris et qui me savait marié en Corse, me dénonça au commissaire de police Pellegrin. Celui-ci, pour se venger des antichambres que je lui faisais faire chez le capitaine, écrivit en Corse. Dès qu'il eut reçu la réponse, et malgré les prières de M. Meunier, il me fît arrêter et condamner à deux ans de prison — pour avoir, moi, homme marié, séduit et trompé une jeune fille sans expérience.

Grâce à la protection de M. Charles Ahbatucci, je fus gracié, trois mois après, et employé officieusement à l’Élisée, avec le général Piat, à l'organisation de la Société du 10 décembre — et au coup d'État — l'année suivante.

CHAP. VI.

Coup d'État.

En écrivant ces quelques lignes, je n'ai pas la prétention de m'étendre sur cette page malheureuse des Napoléon, en phrases métaphysiques, ni de répéter ce que des talents payés ont divulgué au public. Ma seule prétention est de dire ce que j'ai vu et à quoi j'ai pris part depuis la veille du coup d'État jusqu'au rétablissement de l'ordre dans Paris.

Pour masquer le coup d'État, la soirée du 1" décembre fut remplie par un concert que le chef de la République donna à l'hôtel de la Présidence et auquel il avait invité tout ce que la France renfermait de grand dans les assemblées, dans les sciences et dans les arts. L'illustre Félicien David faisait exécuter son Désert. Les appartements étaient combles. Le succès fut immense!!

Au moment où Louis-Napoléon se préparait à sortir de sa chambre pour assister à la réunion, un jeune député légitimiste (M. de Kerdrel) entra et lui annonça qu'une révolution se préparait par les républicains et les orléanistes pour s'emparer du président de la République et le renfermer à Vincennes. Ce dernier répondit:

— Merci de votre avis; restez au concert; demain nous parlerons de cela....

Un autre député, Casablanca, qui, par inadvertance, entra pendant le concert dans le cabinet du chef de l'État et y prit connaissance des proclamations qu'il ne voulut pas signer, fut arrêté par de Maupas et enfermé dans une chambre jusqu'au lendemain. De Morny, un des héros du drame, qui devait se jouer dans la nuit, avait été se montrer ostensiblement à l'Opéra. Quelqu'un lui ayant dit:

— Est-ce vrai, qu'on va balayer la Chambre?

—Oui, répondit spirituellement le futur président du Corps législatif. Mais moi j'ai retenu ma place du côté du manche....

A minuit, le concert fini, tout autour de l'Elysée rentra dans l'ombre. Une seule lampe dans le cabinet du Président de la République éclairait une petite table, autour de laquelle étaient réunis les quatre acteurs de la pièce qui devait se jouer les jours suivants: Louis Napoléon, de Morny, St. Arnaud et de Maupas. Le général Magnan y fut appelé. Mais au premier mot de coup d'État, voulant faire oublier sa trahison dans l'échauffourée de Strassbourg, il se leva et dit:

— Messieurs, j'adhère à tout. Je signe tout. Mais M. le Ministre de la guerre y étant, je n'ai besoin de savoir qu'une chose: recevoir les ordres cinq minutes avant l'action... Pendant que Magnan sortait, le Président de la République m'appela, me donna ordre de suivre le général et de ne pas le quitter sans nouvel ordre.

Dès que les décrets furent signés, le colonel de Beville partit immédiatement pour l'imprimerie, où une compagnie de gardes de Paris s'étaient déjà rendue pour garder à vue les ouvriers pendant qu'ils imprimaient les proclamations qui changeaient la forme du gouvernement.

Le prince Napoléon, président de la République, qu'il avait juré de respecter, ouvrit un armoire et en retira quatre paquets.

Il donna le premier à de Morny; ce paquet contenait 500,000 francs, plus la nomination de Ministre de l'Intérieur. Le nouveau fonctionnaire prit le tout et alla prendre possession de son poste, où il manda pour se garder une compagnie de chasseurs de Vincennes.

Le deuxième paquet fut donné à de Maupas; il s'y trouvait la liste de tous les représentants, généraux, homme de lettres et chefs de parti, qu'on devait arrêter, plus 500,000 francs.

Le troisième paquet, le plus volumineux, fut remis à St. Arnaud; aux 500,000 francs pour lui, il s'y trouvait un état des sommes ci-après:

Généraux de divisionfr.20,000
Généraux de brigade 10,000
Colonels de régiment 6,000
Colonels d'état-major 4,000
Chefs de bataillon 2,000
Capitaines de compagnie 1,000
Lieutenants et sous-lieutenants 400
Adjudants sous-officiers 150
Sous-officiers et sergents 50
Caporaux et brigadiers 10
Soldats, tambours et trompettes 5

Toutes ces sommes provenaient des 50,000,000 que le chef de l'État avait obligé la Banque de France à lui avancer.

Les régents de cet établissement y consentirent à la condition qu'ils auraient le-droit d'augmenter leur capital de 600 millions de francs; ce droit leur fut accordé.

Le quatrième paquet, le plus petit, fut ouvert; il ne contenait que 100,000 francs qui furent distribués aux aides-de-camp, aux employés et aux serviteurs. Je confesse avoir touché pour ma part, des mains de Persigny 2,500 francs.

Paris qui s'était couché république, se réveilla empire!... Mais empire qui avait violé: Serment, Constitution, Suffrage universel, Lois, etc.; qui avait arrêté, emprisonné, déporté ou exilé la moitié de la France, l'autre moitié était bâillonnée et en état de siège.

Pendant que les Français s'égorgeaient les uns les autres, le chef de l'État, que les Français mêmes s'étaient choisis, se prélassait, assis devant la même table, où la veille il avait distribué les rôles du drame sanglant qui se jouait devant les barricades des rues St. Antoine, St. Martin, Grénétat, etc.

Quand les aides-de-camp de Magnan venaient lui dire que les Français protestaient contre le coup d'État, en résistant héroïquement derrière les faibles remparts qu'ils avaient construits, l'élu du Peuple répondait:

Qu'on exécute mes ordres!

En même temps, il est vrai, il ordonnait aux domestiques qui devaient l'accompagner, de seller les chevaux, d'apprêter les voitures, et disait au général Roguet, gardien des vingt-cinq millions restant sur les cinquante millions escamotés à la Banque, de les mettre dans les voitures et de se tenir prêt à passer la frontière.

Les Français, à cinquante ans de distance, ont vu et subi deux Napoléon: le premier, le 2 décembre 1802, brisait la Coalition, à Austerlitz, et disait à ses soldats:

Je suis content de vous!

Le troisième, le 2 décembre 1851, brisait les presses, tuait la liberté, égorgeait femme et enfant dans Paris, et disait à ses généraux:

— Brûlez la capitale! Un grand poète a dit:

Des deux Napoléon les gloires sont égales,

Fort bien chacun lésait- ce ne sont faits nouveaux:

D’Europe le premier prenait les capitales:

Le troisième aux Français prenait leurs capitaux!

Si ces deux vers ne renferment pas tout, il est impossible de mieux définir les actes des deux Napoléon.

CHAP. VII.

Agent secret.

Après le coup d'État, nommé par un homme d'esprit catastrophe, de Maupas fut remplacé à la préfecture de police par M. Pietri, mon compatriote, mon ami. Le jour même qu'il arriva à Paris, il venait de Toulouse, où, pendant le coup d'État, il avait montré du courage et de l'énergie; son titre de Corse l'avait appelé au poste important de la capitale. Il me fit appeler auprès de lui et à titre d'ancienne connaissance, et sur tout ce que les Abbatucci lui avaient dit, me pria d'accepter l'emploi d'agent secret.

— Tu es le seul des Corses qui connaisse Paris. Tu n'auras d'ordre à recevoir que de moi et tu entreras par la Cour des Comptes au lieu d'entrer avec les autres par la rue de Jérusalem.

Ensuite de toutes ces sollicitations, et vu le besoin que j'avais de me créer une position, j'acceptai les fonctions plus ou moins délicates d'agent secret. Agents secrets, police secrète, ce sont à mes yeux, pour moi qui ai eu l'honneur d'en faire partie, des institutions inventées par les tyrans qui ont soif de se procurer des fonds sans contrôle et soif de despotisme. Sauf dans certains cas, cas bien rares, la police n'est occupée qu'à s'espionner elle-même.

Quelques agents ambitieux, intelligents, montent des complots, rédigent les statuts de sociétés qu'ils ont créées, puis, au moment de l'action, font arrêter les malheureux qui se sont laissés embaucher. Et si la société a pris les armes, fait une démonstration, alors l'agent provocateur est nommé chevalier de la Légion d'honneur, officier de paix, commissaire de police, etc. Quelques faits, que je choisirai entre tant d'autres pour les livrer à la publicité, édifieront mes lecteurs sur la moralité de la police secrète. Il y a pourtant des occasions où un agent secret intelligent est indispensable. Les deux faits qui suivent sont de ce nombre.

Quelques jours après mon admission, le préfet de police m'appela et me remit une note ainsi conçue:

«Monsieur le préfet, je m'empresse de vous an«noncer que, dans le faubourg St. Honoré N°..., des misérables fabriquent une machine infernale pour assassiner le Président de la République pendant qu'il se rendra à l’Élysée.

Signé: «R. P...

Dès que j'eus fini, M. Pietri me dit:

— Garde cette note, agis comme tu l'entendras; je désire savoir ce que tu sais faire et si on peut te charger de missions plus importantes.

Je sortis du cabinet, sans plan arrêté, et me rendis directement dans le faubourg St. Honoré.

Au dessus du portail de la maison indiquée je vis: Appartement de 10 pièces à louer, 7000 fr. Le moyen de visiter l'hôtel était tout trouvé. Je courus chez moi, rue des Moulins, m'habiller à la française, avec une brochette de croix à la boutonnière; puis je me rendis rue Basse du Kempart chez M. Constant, marchand de chevaux. Je commandai une voiture armoriée à deux chevaux, avec cocher et valet de pied poudrés, et me fis conduire où était le logement des 7000 francs. En arrivant à la porte de l'hôtel, le valet de pied ouvrit la portière et je lui dis d'annoncer le marquis de Chalet. A ce nom aristocratique, portier, suisse, valets de pied, domestiques accoururent à la porte pour me voir descendre. En entrant dans la cour, je dis à la valetaille que je venais visiter l'appartement. Le concierge prit un trousseau de clefs et me précéda dans les escaliers pour ouvrir les portes. Je visitais l'appartement dans tous ses détails: salons, chambres, cuisines, etc., et paraissant enchanté du local, je donnais 100 fr. de denier à Dieu, puis prenant familièrement le portier par le pan de sa veste, je lui dis brièvement:

— A qui cette maison? qui loge au-dessus? Je vous préviens, bien que j'aie donné le denier à Dieu, je n'y logerai pas si un des buveurs de sang de Badinguet y loge, parce que je ne veux pas me trouver sur les escaliers avec un bourreau de l'elysée Bourbon.

A mesure que je parlais, les yeux du factotum jettaient des flammes et avant que j'eusse terminé il se jeta à mes pieds en s'écriant:

— Excellence, Monseigneur, Monsieur le Marquis, etc., etc. Mais vous êtes ici chez S. E. le Ministre de S. M. feu Charles X!

— Comment, lui dis-je, je suis chez?.... mais allez donc m'annoncer de suite! dites-lui que je viens de Frohsdorf!...

— Frohsdorf! répéta le portier, puis il me répondit: Impossible de vous annoncer, Excellence notre Maître est parti hier pour la Saintonge. Ah! vous venez de voir Sa Majesté Henri V! Quel malheur que notre maître soit absent! Quelle fête que nous eussions eue! Nous aurions mangé et bu au salon!... Ah! dites bien à Sa Majesté, si vous retournez à Frohsdorf, que nous travaillons pour elle, et qu'avant peu la place sera vacante aux Tuileries, parce qu'il faut que Badinguet soit foudroyé sous nos fenêtres, quand il passera pour aller à l'Elysée-Bourbon.

Puis, me faisant signe de le suivre, il me conduisit dans une petite chambre donnant sur la rue où, sur un chevalet, on avait placé cinq fusils d'infanterie à côté les uns des autres et attachés ensemble. Je savais ce que je voulais. Je donnai encore 20 fr. pour boire à la santé d'Henri V et me fis conduire par la même voiture à la préfecture de police.

M. Pietri était encore à son bureau et dès qu'il vit entrer un monsieur en habit, cravate blanche, ganté et portant sur la poitrine plusieurs décorations, il se leva, vint au-devant de moi en saluant; mais dès qu'il m'eut reconnu il se jeta dans un fauteuil en se tenant le ventre de rire, et dit:

— Où diable vas-tu comme ça?

— J'arrive, dis-je, et lui fis part de mon premier coup de police.

Pendant que je parlais il riait aux éclats et me donna 500 fr. en disant:

— Bravo, bravo! je sais maintenant ce que tu sais faire.

Quelques mois après, M. Walewski, étant ambassadeur à Londres, adressa une dépêche télégraphique chiffrée à Napoléon, lui apprenant qu'un certain Kelche, évadé de Lambessa et à la solde de Mazzini, venait à Paris pour y assassiner l'Empereur. S. M. I. fit appeler immédiatement le préfet de police, lui donna connaissance de la dépêche et lui demanda un agent intelligent, dévoué et énergique. Bien que je fusse tout nouveau dans le métier. M. Pietri me désigna au chef de l'État qui lui répondit:

— Amenez-le moi ce soir à l'Opéra! Je vous ferai appeler dans un entr'acte....

En sortant des Tuileries, M. le préfet me fit appeler et me communiqua les ordres de l'Empereur.

Je poussais un cris de joie, puis un éblouissement, pareil à ceux que j'ai eu toutes les fois que j'ai été sur le terrain et qu'il y a du sang, me prit M. Pietri me dit:

— Qu'as-tu?

— Rien... à présent Mais dans cette affaire

il y aura du sang....

Le soir, à la fin du premier acte, nous fûmes introduits, M. Pietri et moi, dans la loge impériale. En passant derrière l'impératrice, qui occupait le devant de la loge avec Mme de Bassano, S. M. demanda:

— Qui est ce monsieur qui entre avec le préfet?

— C'est un Corse, répondit M. le maréchal V aillant qui était sur le derrière avec le général l'Espinasse.

— Alors il doit avoir un stylet! — et un éclat de rire succéda à ce mot: de stylet-corsé.

S. M. L, le préfet et moi, nous nous retirâmes sur le derrière de la loge, sur la terrasse, qui fait l'angle de la rue Rossini et de la rue Lepelletier. Là, Napoléon s'assit en nous ordonnant d'en faire autant, il me parla en ces termes:

— Griscelli, je suis enchanté que vous soyez Corse. Tous les hommes de cette île ont été, de tout temps, dévoués à ma famille M. Pietri, qui vous porte beaucoup d'intérêt, m'a dit que vous joignez au dévouement: l'intelligence et l'énergie.

Vous aurez besoin de tout cela dans le service que nous allons vous confier, car il s'agit d'un certain Kelch qui arrive de Londres avec des intentions criminelles et pour lequel il faut une surveillance extraordinaire de tous les instants, afin de savoir si ce qu'on me signale est vrai. Maintenant il faut le trouver et ne pas le perdre de vue.

Dès que vous l'aurez trouvé, il faudra me le montrer et attendre mes ordres

J'avais écouté sans dire un mot, C'était la première fois que le berger corse, qui n'avait jamais vu que ses maquis, se trouvait en présence d'une tête couronnée. Dès que je vis que S. M. I. avait fini, je répondis:

— Sire, il me sera très facile de le trouver; si M. le préfet veut me confier le dossier de cet homme, je saurais où il demeurait, son signalement, son âge et les personnes qu'il fréquentait.

— Très bien, dit M. Pietri, je n'avais pas pensé à cela.

— Vous le montrer, Sire, je ne puis le promettre.

— Et pourquoi? dit l'empereur.

— Parce que si Kelch s'approche de S. M. I. avant que j'aie le temps de le lui montrer, je le poignarde.

Le préfet de police se mit à rire et Napoléon dit:

— Diable, comme vous y allez!

Puis se tournant vers Pietri, il lui ordonna de me donner 1000 fr. et de mettre à ma disposition, pour ce service, tout ce dont j'aurais besoin.

— Je préviendrai également Fleury pour qu'il mette à votre disposition les chevaux et les voitures qui vous seront nécessaires. Demain je sortirai du château à 2 heures pour aller au bois de Boulogne. Je serai à cheval.

Ainsi se termina cette première entrevue que j'eus avec Napoléon III que je devais voir de si près tant de fois. Je pensais à mon vieil oncle s'il avait pu nie voir de sa cabane parlant à Napoléon, à l'Opéra, au milieu de tout ce que la France a de plus illustre dans les sciences et dans les arts!

A la sortie du théâtre, nous accompagnâmes LL. MM. II. aux Tuileries, puis nous allâmes à la préfecture de police y prendre 1000 francs et pour y voir le dossier de Kelch que Balestrino, chef de la police municipale, nous donna. M. Pietri lui fit croire que S. M. I. voulait le gracier.

— Le gracier! répondit Balestrino, mais c'est l'homme le plus dangereux que je connaisse. Le jour qu'on l'a arrêté sur la barricade de la porte St. Martin, quatorze agents ont eu toutes les peines du monde pour le conduire au poste. Il a fallu l'attacher. C'est un hercule redoutable...

En parcourant son dossier, je vis: 5 pieds 7 pouces, stature herculéenne, homme dangereux, demeurant chez son frère rue de Trancy à Vaugirard.

Il va très souvent chez Desmaret, même rue, restaurant, où il fait la cour à la fille de l'aubergiste. Muni de ces renseignements et de mes 1000 francs, je rentrai chez moi pour me coucher tout habillé sur mon lit. Il était 3 heures et je voulais aller de bonne heure rue de Trancy, espérant y voir Kelch ou y trouver quelques renseignements.

A 6 heures, bien que nous fussions au mois de décembre, j'étais placé en face de la maison de son frère. Une heure après une jeune fille descendit, appela un commissionnaire, lui donna une lettre en lui recommandant de ne la remettre qu'à lui-même. Cette recommandation de la jeune fille me parut digne d'être notée. Je suivis donc le porteur de la missive qui traversa Paris et ne s'arrêta qu'à Ménilmontant. Il sonna dans une maison bourgeoise. Un homme, Kelch lui-même, descendit, prit la lettre et dit au porteur:

— Je vous remercie. Je vais y aller de suite. Je serai arrivé avant vous.

Sa vue, sa voix ne me firent aucune impression, mais si je n'eus pas d'éblouissement, je remarquai en revanche, comme de mauvais augure, que nous étions un vendredi.... Comme il l'avait annoncé à l'homme qui lui avait porté la lettre, un instant après il descendit, prit la rue Ménilmontant jusqu'au boulevard du Temple, où il prit une voiture et se fit conduire chez son frère, en descendant les boulevards jusqu'à la Madelaine, la place de la Concorde,

boulevard des Invalides, rue de Vaugirard, etc. Aussitôt que sa voiture arriva à la porte, toute la famille descendit précipitamment, lui sauta au cou et le fit entrer dans la maison, en renvoyant la voiture.

Deux heures environ après, il sortit accompagné de son frère et ils se rendirent rue de Trancy N° 13 chez Desmaret, restaurateur. Là, également on le fêta. La demoiselle surtout ne le quittait pas et prit le café avec les deux frères, pendant que, dans un cabinet attenant à la salle, je mangeais une côtelette, que je payai d'avance.

Dès qu'ils eurent pris le café, ils sortirent pour se rendre aux Champs-Elysées chex Crémieux, loueur de chevaux, là les deux frères se quittèrent, et je saisis au vol les paroles de Kelch:

— La police de Napoléon est trop bête pour me trouver. Elle me croit endormi à Londres. Il est inutile que je couche chez Girard, je viendrai coucher à la maison. Ne crains rien, à ce soir!

Pauvre Kelch, il ne savait pas que ses paroles seraient recueillies justement par un agent de police de Napoléon, chargé de ne pas le perdre de vue, et qu'avant peu il aurait le désagrément de se trouver face à face avec lui. Quoique je ne veuille pas anticiper sur les événements, j'annoncerai à mes lecteurs qu'en entrant chez Desmaret, j'eus un éblouissement si fort que je faillis me trouver mal.

Était-ce un pressentiment du drame qui devait s'y jouer quelques jours après, ou bien qu'était-ce?

En voyant sortir Kelch à cheval de chez Grémieux et se diriger vers les Tuileries, je courus rue Montaigne (aux écuries impériales), fis seller un cheval et me rendis place de la Concorde, où, à mon contentement, je retrouvai l'assassin chevauchant en cavalier accompli sur un cheval pur sang.

A deux heures précises, Sa Majesté impériale, le colonel Fleury et le capitaine Merle arrivaient sur la place, en venant par la rue Rivoli. Kelch, qui se trouvait alors vers le Pont royal, accourut au galop au devant de Napoléon. J'étais déjà derrière lui, la tête de mon cheval touchait la groupe du sien, quand l'empereur passa près de nous. De la main gauche je tenais les rênes de mon cheval, la main droite était sur le manche de mon poignard.

Kelch ne fit aucun mouvement: sa mort ne devait pas arriver aux Champs-Elysées...

Aussitôt que S. M. I. fut passée, elle prit le galop de chasse jusqu'à l'Arc de triomphe. Plus de trente cavaliers suivirent avec Kelch et moi jusqu'au lac; là, Napoléon voulant se débarrasser de la foule qui l'entourait, prit de nouveau le galop jusqu'à la porte Maillot. Puis nous descendîmes au pas jusqu'au pont de Neuilly et on rentra aux Tuileries par le parc Monceau et le faubourg St. Honoré.

Kelch nous quitta rue de la Paix... Je ne répéterai pas tous les incidents que cette surveillance occasionna, pendant quinze jours et quinze nuits, ce serait allonger ce chapitre, déjà trop long. Mais je tiens à ce qu'on sache, que Kelch fut constamment gardé à vue: j'ai mangé à la môme table, pris bien souvent le café dans le même cabinet; à cheval, en voiture ou à pied nous n'avons jamais cessé de nous voir, et jamais le séide, tant il était aveuglé de l'idée de son assassinat, ne s'est aperçu qu'il était surveillé. Toutes les lettres qu'il recevait de Londres et celles qu'il écrivait étaient décachetées, lues et envoyées ensuite à leurs adresses.

S. M. I. qui m'avait appelé plusieurs fois, pendant ce temps, me fit mander le 14, au matin, dans son cabinet. Pendant que j'y étais, M. Pietri y arriva pour donner connaissance d'une lettre que Kelch écrivait à Mazzini pour lui annoncer que l'empereur serait assassiné dans deux jours. Malgré les prières du préfet de police qui voulait faire arrêter Kelch immédiatement, Napoléon refusa, m'ordonnant seulement de changer de cheval pour la sortie à deux heures qui aurait lieu comme à l'ordinaire vers le bois de Boulogne.

A l'heure indiquée, pendant que Kelch, en casquette, bottes à l'écuyère, jaquette verte, sous laquelle il perçait quelque chose, faisait caracoler son cheval. S. M. I. et M. Fleury arrivaient sur la place de la Concorde.

En les voyant, Kelch se porta au triple galop vers eux qui, voyant cela, prirent l'avenue de l'Etoile à fonds de train. J'eus le temps de dire aux jockeys de serrer de près S. M. I. et de ne laisser passer personne devant eux. En arrivant au bois de Boulogne, commença un steeple-chase furibond. Murs, ruisseaux, allées, lacs furent tournés et franchis au triple galop. Les promeneurs qui nous voyaient passer disaient que le chef de l'État était ou fou ou ivre

Hélas, il n'était ni l'un, ni l'autre... mais il avait peur de sa vie. Après trois heures d'une course effrénée, nous passions la porte Maillot pour rentrer aux Tuileries, en passant par l'avenue de l’Étoile, nos [chevaux étaient blancs d'écume. En remontant l'avenue, celui de Kelch refusa de marcher, malgré les éperons et la cravache de son cavalier. La vue de ce cheval qui refusait d'avancer, m'inspira une idée irréfléchie et audacieuse. Je piquai des deux pour dépasser S. M. I. En passant à côté d'elle, je saluai en criant:

— Vive à jamais les Napoléons! l'assassin est vaincu!

S. M. I. se retourna, et voyant que le séide payé était resté au bas de la côte, m'ordonna de le suivre au château. En rentrant dans son cabinet, Napoléon, baigné de sueur, ouvrit un tiroir et me donna 5000 fr. en me disant:

— Allez vous reposer; on aura besoin de vous et envoyez-moi Pietri.

Une heure après, ce dernier venait m'éveiller, rue des Moulins, pour m'ordonner de venir à son cabinet à minuit.

Minuit sonnait quand je me présentai à la préfecture où je fus étonné de trouver 40 agents de sûreté que le chef de la police voulait m'imposer pour arrêter Kelch. Après une vive discussion devant le préfet, je consentis en prendre trois avec moi, et même je dis que si on voulait Kelch mort, je n'avais besoin de personne.

Hébert, Letourneur et moi, nous sortîmes du cabinet avec mandat d'arrêter l'assassin, mort ou vif. A 6 heures précises, encore un vendredi, nous arrivions chez Desmaret, où notre homme venait tous les jours prendre l'absinthe; nous y commandâmes un dîner pour six personnes. A 8 heures arrivait un certain Morelli, qui venait de Londres pour assister à la curée de l'empereur; il demanda à Desmaret où était Kelch. On lui répondit qu'il arriverait à 9 heures. A l'heure dite, Kelch arriva. Pendant qu'il prenait son verre, j'ordonnais à Letourneur d'arrêter Morelli; Hébert et moi, nous empoignâmes Kelch qui, quoique nous fussions à deux, nous échappa à travers la salle à manger, le salon, les chambres et sautant par une fenêtre, tomba en dedans du mur d'enceinte au fond duquel se trouvait une porte. Si cette porte eût été ouverte, l'assassin était sauvé, la surveillance de 15 jours était perdue. Mais nous étions un vendredi, la maison Desmaret portait le n° 13, j'avais eu deux éblouissements: il devait y avoir du sang; et il y en eut.

Ne pouvant pas se sauver par la porte et sentant que son crime était découvert, Kelch, en homme de cœur, voulut vendre chèrement sa vie. Il s'arrêta, arma un pistolet. Je fis comme lui; nous étions à trente pas l'un de l'autre; les deux coups ne firent qu'une détonation. D tomba baigné dans son sang — ma balle lui était entrée entre le nez, le front et l'œil droit et lui était sortie derrière l'oreille gauche. La sienne m'avait sifflé à l'oreille. Son complice Morelli accourut au coup de pistolet. Pendant qu'il sautait dans le mur d'enceinte, je lui cassai l'épaule gauche avec mon autre pistolet.

A 10 heures, les deux mandataires de la révolution étaient dans la cour de la préfecture. M. Pietri me sauta au cou et courut annoncer la nouvelle aux Tuileries et aux ministres qui, à cause de la première tentative, attendaient tous avec impatience la nouvelle de cette importante arrestation.

S. M. I. me fit appeler, le jour même, et me donna 10,000 fr. M. de Maupas me donna 1000 fr. M. Pietri me donna en outre de tout ce qu'il m'avait déjà donné, encore 1,500 fr., et S. M. l'Impératrice prit ma fille et la plaça, à ses frais, jusqu'à 18 ans, au couvent d'Ivry. Tous les ministres voulurent me voir et me féliciter.

Le lendemain de ce jour, S. E. de Persigny, ministre de l'Intérieur, et le préfet de police m'appelèrent dans le salon de Napoléon aux Tuileries, et là, en présence de l'aide-de-camp de service, le général de Montebello, ils me dirent qu'à compter de ce jour, j'étais chargé de la surveillance personnelle de l'empereur, que je devais l'accompagner partout, en France et à l'étranger, excepté dans l'intérieur du château; que personne ne devait approcher S. M. I. sans être appelé par l'empereur. Lors des voyages dans les départements, toute la police et la gendarmerie devaient être sous mes ordres; MM. les préfets recevraient des instructions à cet effet.

Lecteurs! je me demande si c'est bien moi, le berger corse, qui passait des mois sans voir une créature humaine, qui me trouvais à Paris chargé de cet emploi. Si la moitié de la France, si tous les dignitaires de Napoléon ne m'avaient pas vu avec l'empereur à Paris, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à Lille, etc., etc., je n'oserai jamais dire que moi, pauvre hère, qui étais resté des années sans voir ni maison, ni lit, ni clocher, fus appelé à coucher aux Tuileries avec Napoléon et dans les châteaux royaux de presque tous les potentats de l'Europe. Et pourtant tout cela est la pure vérité, rien que la vérité. Si les ministres de ces potentats, qui m'ont vu, reçu et m'ont parlé, n'existaient pas, jamais je n'aurais l'audace de dire et d'écrire que je suis le même homme.

S. M. I. Napoléon III le sait très bien, seulement trop bien, hélas! puisqu'il donne 25 à 30,000 francs à ceux qui l'ont traqué, arrêté, insulté, jugé, bafoué, condamné; et que le conspirateur de Strasbourg et de Boulogne laisse mourir de faim à l'étranger, celui qui s'est fait assassin pour lui sauver la vie.... Et qu'on dise encore au berger corse, que les Bonaparte sont des ingrats!!

CHAP. VIII.

De  Morny.

En parlant de l' ex-président du Corps-Législatif, je ne veux pas dévoiler sa naissance: fils, dit-on, du comte de Flahaut, élevé par la baronne Sina (pourquoi s'appelle-t-il de Morny?). — Je ne parlerai ni de ses prouesses d'officier, ni de ses opérations industrielles, pas même de l'Est-Central, mais d'un fait que peu de gens connaissent et que l'Europe ignore. Elle se souvient pourtant, l'Europe, de la mission que son frère et souverain lui confia, après la guerre de Crimée, en l'envoyant comme ambassadeur extraordinaire pour représenter la France au couronnement du nouveau Czar.

Les journaux de l'époque, en rendant compte du couronnement, des fêtes que Moscou et la Russie donnèrent à leur empereur, assurèrent que celle que donna le représentant de la France surpassa en richesse, en élégance et en goût toutes les fêtes qu'on avait données sur les bords de la Neva. La Cour impériale, la haute aristocratie de St. Pétersbourg et tous les dignitaires en avaient été émerveillés... Cette fête sans précédents fit tant d'impression dans les salons de la haute noblesse, que les autres ambassadeurs furent effacés, et de Morny fut le héros moscovite pendant toutes les récréations ou représentations qui furent données à cet effet.

Quelques jours après les journaux du Nord annonçaient à leurs lecteurs que le ministre plénipotentiaire de France épousait une demoiselle de la Cour de l'autocrate russe. A l'apparition de cette nouvelle, l'ex-maîtresse du duc d'Orléans, la maîtresse actuelle de de Morny, écrivit à St. Pétersbourg la lettre suivante:

«Monsieur, les journaux de l'Allemagne annoncent votre mariage avec une princesse russe. Je» vous invite à le faire démentir immédiatement, si» vous ne voulez que je vous déshonore, vous et» d'autres, en livrant à la publicité des pièces qui» concernent le Coup d'État et qui se trouvent heureusement en ma possession.

Signée: «C"° de Lehon.»

J'ignore l'effet que cette missive produisit à St. Pétersbourg, je n'y étais pas, mais celui qu'elle fit aux Tuileries fut immense. En la recevant, de Morny s'était empressé de mettre en marge ces mots: Agir très vite pour éviter de grands scandales, signé: de Morny; puis il avait renvoyé la lettre à l'empereur par un courier extraordinaire.

Napoléon III, en lisant la lettre de la comtesse de Lehon, fit appeler immédiatement Pietri, lui en donna lecture et voulut le charger d'aller chez la comtesse.

— Je ne réussirai pas si bien que Griscelli, Sire, je connais cette femme, elle dira qu'elle n'a rien.

Vingt personnes furent envoyées à ma recherche. Le général Rollin, plus heureux que les autres, me trouva ' assis tranquillement sur un banc du jardin des Tuileries près de la pièce d'eau. Il m'empoigna par le bras et me conduisit lui-même jusqu'au cabinet de l'empereur. Pietri était avec S. M. J. Dès mon entrée dans le cabinet, on m'expliqua l'aifaire. Je répondis que je croyais pouvoir réussir. Pendant ce colloque on fit passer un pli à l'adresse du préfet de police qui s'empressa de l'ouvrir et le donna à l'empereur. S. M. I., en la lisant, jeta le papier sur la table en s'écriant avec une colère concentrée:

— Il est trop tard!... Les papiers sont déjà à Londres entre les mains des Orléans!...

M. Pietri prit le papier et lut ce qui suit:

«Monsieur le Préfet, je m'empresse de vous an» noncer que la comtesse Lehon, en apprenant que»le comte de Morny se mariait en Russie, a donné» aux Orléans tous les papiers que le comte avait» laissé à Paris. Signé: R. X.»

— Ce rapport est un tissu de mensonges! dis-je, oubliant le lieu où j'étais.

Napoléon et Pietri me dirent:

— Qui vous dit que ce rapport soit faux? —Sire, dis-je, je vous demande pardon des mots que

j'ai prononcés devant S. M. L, mais je ne crois pas que la comtesse Lehon se sépare de ces documents avant que le mariage ne soit célébré, ou qu'elle n'ait reçu une réponse négative à la lettre, dont elle ne se doute guère qu'elle est entre les mains de S. M. I.

— Ce que vous dites est possible, dit Napoléon en ajoutant: Allez, agissez vite et énergiquement.

Je sortis du cabinet en traversant le jardin des Tuileries, le préfet de police me rejoignit en marmottant:

— Canaille, de Morny! Voleur! Aller confier

des lettres importantes à cette p! Si on la

touche nous serons la honte de l'Europe! Si on n'a pas les lettres, l'empereur va être en colère! Et si ces documents sont publiés, quel scandale!…

En arrivant à la porte de l'hôtel, avenue de l'Étoile, je montai les escaliers et me fis annoncer chez la comtesse.

Elle me reçut étant assise sur un sopha près de sa cheminée.

— Quel miracle de vous voir à cette heure! Qui vous amène? dit-elle.

— Je viens chercher monsieur le comte.

— Pour en faire un ambassadeur?

— Oh! Madame, il est encore un peu jeune pour ce poste! répondis-je. Mais on pourra en faire autre chose.

— Jamais, jamais! s'écria la Lehon; mon fils n'acceptera rien de votre gouvernement! De Morny l'a demandé comme secrétaire à St. Pétersbourg. On lui a imposé un Murât, ce héros des orgies de la Maison-dorée!...

Pendant ce temps son fils entra; je le saisis par le bras, l'entraînai dehors, en disant que j'avais à lui parler, et le conduisis avec moi, au poste des sergents de ville. Là, le tenant toujours par le bras, j'appelai l'officier de paix et lui donnai l'ordre d'entourer immédiatement l'hôtel Lehon et de ne laisser sortir, ni entrer personne que par mon ordre. Dès que j'eus terminé, j'emmenai M. le comte, qui était plus mort que vif, vers la barrière de l’Étoile. D était alors 8 heures du soir. Dès que nous eûmes passé l'Arc de triomphe et se voyant dans l'obscurité, il se serra contre moi et me dit:

— Monsieur Griscelli, nous vous avons toujours considéré, à la maison, comme un ami de la famille.

Si vous l'êtes toujours, dites-moi, je vous prie, qu'est-ce qu'il y a contre maman? Est-ce qu'elle est prisonnière? Pourquoi la faites-vous garder? (M. Pietri, qui avait suivi ce manège sans savoir ce qu'il signifiait, était alors à deux pas de nous.)

Je répondis au comte:

— Si je n'étais plus votre ami, je ne ferais pas ce que je fais. En empêchant que personne n'entre chez madame la comtesse, je n'ai eu d'autre hut que d'empêcher des misérables agents-provocateurs de profiter de l'occasion d'une maudite lettre qui a été publiée pour la compromettre.

— Je l'ai lue, cette lettre, dit le comte Lehon, et moi, elle ne m'a pas surpris du tout... J'en avais déjà parlé à maman depuis longtemps pour lui faire comprendre qu'il ne fallait plus compter sur ce mariage, surtout depuis que les Napoléon sont au pouvoir. Je sais également que nous avons des ennemis et qu'ils profitent de cela pour nous faire du mal.

— Ils ont déjà commencé leurs menées ténébreuses, dis-je. Aujourd'hui même, monsieur le comte, il est arrivé un rapport aux autorités qui dénonce la comtesse comme ayant vendu tous les papiers aux Orléanistes.

Il ne me laissa pas achever et s'écria:

— Ils en ont menti! Ce rapport est faux! Les papiers de M. de Morny sont dans la commode de maman, enfermés dans une boîte. J'ai eu la boîte aujourd'hui même dans les mains.

— Je le savais d'avance que ce rapport était faux, dis-je.

— Oui, faux, mille fois faux! Ah! dites bien à S. M. I. que je ne partage pas les opinions de maman! Et qu'on fasse des rapports de police tant qu'on voudra, je les démentirai tous, parce que l'empereur n'a pas un homme plus dévoué que moi... Mais le malheur veut que je ne puisse le lui dire moi-même.

— Monsieur le comte, ce malheur n'existe plus. Venez, je veux vous conduire auprès de S. M. I. pour que vous les démentiez vous-même avant qu'ils arrivent, et que vous assuriez à l'empereur que les papiers du comte de Morny ne sont pas vendus aux Orléans.

Tout en marchant je le fis entrer aux Tuileries et dans le cabinet de Napoléon, à qui je dis en le présentant:

— Sire, j'ai l'honneur de vous présenter M. le comte Lehon qui, en présentant ses hommages, veut lui annoncer que les papiers du comte de Morny sont encore renfermés dans une boîte dans la commode de madame la comtesse Lehon.

A mesure que je parlais, S. M. I. devenait gai et sans me laisser finir, il tendit la main au jeune comte de Lehon qui ajouta à ce que j'avais dit:

— Oui, Sire, les papiers sont à la maison. Si S. M. le désire, je vais aller les chercher.

— Non, monsieur le comte, Griscelli va y aller, dit Napoléon; écrivez seulement deux lignes à votre mère.

Le fils Lehon se plaça par ordre au bureau et écrivit:

«Ma bonne mère, je te prie de donner à l'ami Griscelli la petite boîte où sont les papiers du comte pour me les apporter immédiatement dans le cabinet de l'empereur d'où je t'écris et où, chère mère, j'ai été reçu avec tant de bonté que j'en suis encore pénétré.

Signé: C8se de Lehon.»

Muni de ce talisman je courus vers 1 hôtel de la comtesse. M. Pietri me suivit de nouveau pour me demander, pourquoi je lavais fait garder.

— Je n'ai pas le temps de vous répondre!

Et le laissant à la porte avec l'officier de paix je m'élançai de nouveau dans le salon de Mme Lehon, qui, en me voyant revenir seul, se leva et vint à moi comme jme hyène:

— Qu'avez-vous fait de mon fils? Vous l'avez assassiné! Je suis gardée par la police en attendant qu'on m'exécute! Mon fils, mon fils! Mais répondez donc! qu'avez-vous fait de Lehon?

Pour toute réponse je lui donnai la lettre. Elle s'en empara en tremblant et la parcourut jusques à la petite boîte.

— Jamais! jamais! s'écria-t-elle avec tant de force que Pietri, l'entendant du dehors, monta immédiatement les escaliers, croyant que je la poignardais. A la vue de M. Pietri, qu'elle connaissait, la comtesse s'élança dans sa chambre en vociférant:

— Je cède à la force. Je protesterai devant l'Europe contre le gouvernement du sabre et des mouchards!

Je la suivis dans sa chambre, pris la boîte et voulus la donner au préfet qui me dit:

— Porte-la toi-même; moi je veux rester un peu pour calmer cette folle. Dis seulement aux agents de rentrer au poste!

En rentrant dans le cabinet avec la boîte, S. M. I. me la prit des mains, avec un mouvement fébrile:

— Il n'y a pas de clef! Appelez le régisseur du château, M. Galis.

Au moment où je traversai le salon pour aller chercher le régisseur, M. Pietri arrivait avec la clef.

En ouvrant la boîte et examinant certaines lettres, la figure du chef de l'État s'illuminait de contentement. Dès qu'il eût terminé, il offrit sa main au comte de Lehon en lui disant:

— Comptez toujours sur mon estime. Il dit à Pietri:

— Vous viendrez déjeuner demain matin avec l'impératrice; vous, Griscelli, vous vous présenterez ici à dix heures.

Nous sortîmes tous trois; il était minuit. M. Pietri nous paya à souper chez Duhim au Palais-Royal.

Le Moniteur du jour suivant annonçait que le jeune Lehon était nommé maître de requête, quelques jours après chevalier de la Légion d'honneur, puis député, puis président du Conseil-général de l'Ain....

Moi, je reçus 6000 francs; de Morny se maria...

La première personne que les deux époux trouvèrent à la gare du Nord fut la comtesse de Lehon. La première fois que le président et la présidente sortirent de leur palais, après leur arrivée à Paris, ils allèrent faire visite à l'ex-maîtresse du duc d'Orléans et de Morny.

Le jour même je disais au préfet de police que la Lehon nous avait joués tous.

— Aj outez que de Morny a été le complice de sa p, répondit Pietri.

En 1861, étant à Baden-Baden, le comte de Lehon me rencontra, vint à moi, m'invita à dîner à Stéphani-Bad où il était logé. Au moment de partir pour Paris, il me remit une lettre à mon adresse que je lus immédiatement. Elle contenait ces mots:

«Monsieur Griscelli! Le service que vous avez rendu à ma famille est un de ceux qu'on ne paie jamais assez. Je regrette n'avoir que ceci (2500 fr.) à ma disposition.

Recevez-les comme un souvenir  de celui qui sera toujours heureux de pouvoir vous  être agréable.

«Votre affectionné ami,

Signé: «Cte de Lehon, député de l'Ain.»

CHAP. IX.

Fialin. de Persigny.

Le personnage qui occupe ce chapitre est né, près de St. Etienne, de parents très pauvres. Il a été baptisé sous le nom de Fialin, a tiré au sort et a fait un congé (où il est parvenu jusqu'au grade de sous-officier) avec le nom de Fialin. Il fut renvoyé, sous ce nom, sans certificat de bonne conduite du régiment pour une cause d'indélicatesse.

En arrivant à Paris, il se présenta audacieusement au commandant Parquin, embaucheur bonapartiste, se disant victime pour opinions napoléoniennes. Ce chef de parti le reçut, alors, les Napoléon ne considéraient que le nombre, et l'envoya à Londres au prince qui avait besoin de partisans pour se présenter aux frontières.

Lors de l'échauffourée de Strasbourg, Fialin, vêtu en sergent-major, au lieu de suivre le prince au quartier d'artillerie, s'en alla bel et bien à létatmajor de la place, dire au général Voirol qu'on l'avait engagé par force dans le complot. Ses complices furent tous arrêtés et jugés; le sieur Fialin ne fut pas même interrogé. La chronique strasbourgeoise disait que Fialin était un agent de Louis Philippe.

En quittant librement l'Alsace, il se rendit de nouveau à Paris. Sa vie était un peu mystérieuse. On le savait pauvre et il avait constamment les poches bien garnies. On assure que Fialin émargeait une feuille mensuelle pour des services rendus à la préfecture de police.

Lorsque Louis-Napoléon se présenta de nouveau à Boulogne pour renverser le gouvernement de juillet, Fialin, avec son uniforme de sergent-major, portait la cage où était l'aigle impérial. Là il fut arrêté et jugé sous le nom de Fialin à vingt ans de détention. On disait alors à Paris que les Pairs lui avaient donné le maximum de la peine, parce qu'on avait trouvé la preuve que Fialin avait trompé le gouvernement de juillet en lui envoyant de faux rapports.

La République de février lui ouvrit les portes du fort de St. Michel. Il se rendit directement en Forey, se présentant comme martyr de la liberté. Ses compatriotes le nommèrent représentant du peuple à la Constituante…

Son maître, son chef dans la conjuration de Boulogne, étant également représentant du peuple et logé à l'hôtel du Rhin, Fialin alla le trouver et s'attacha dès-lors à lui comme son ombre. Le lendemain l'ex-sergent des dragons signait: de Persigny.

Lors du coup d'État, de Persigny fut un des agents les plus actifs. Il fut chargé de la garde du palais Bourbon avec le colonel L'Espinasse.

Après le 10 décembre, Louis-Napoléon lui fit épouser Mlle de La Moskova, sur laquelle on disait beaucoup de choses, malgré le refus de la mère. La dot était de 7,000,000 de francs. Les autres 7 millions, provenant de la fortune Lafitte, appartenaient au frère de la mariée, jeune homme de 17 ans, placé dans un pensionnat interne, rue d'Enfer, où, quelques jours après le mariage de Persigny, le jeune homme fut trouvé... mort dans son lit.

L'ex-sergent de dragons avait donc 14 millions de dot. Les premiers 7 millions, il les avait eus malgré le consentement de la mère de son épouse, les 7 autres millions, il les avait eus par la... mort. L'un et l'autre de ces faits, sous le protectorat de son ami, le conspirateur de Boulogne, ont eu lieu au XIX siècle dans la capitale de la France!...

Ajoutons, pour être impartial, et pour pouvoir ajouter de nouveaux faits contre le héros de notre article,

que l'illustre banquier Lafitte, en mourant, prévoyant peut-être les malheurs qui devaient arriver à sa fille, mariée et séparée d'un mari méchant et cruel, l'avait laissée légataire des 14 millions, jusqu'à la majorité des enfants qui devaient, s'ils ne voulaient être déshérités, rester sous la tutelle exclusive de leur mère... Hé bien! malgré ce testament, S. M. I., Napoléon III, maria Mlle de la Moskova à son favori, sans le consentement de la mère, et sous son règne, la police de Pietri et de Persigny, ministre, enleva les 14 millions à la fille du banquier par les infamies qui suivent:

Mme la princesse de la Moskova née Lafitte vivait très retirée dans l'hôtel de son père, rue Lafitte 37, avec une jeune fille, nommée Victorine, qu'elle avait élevée. Un espion, Delagnau, payé par les deux fonctionnaires de Napoléon, s'introduisit dans l'hôtel sous des apparences de modestie et de mœurs pures; ne réussissant pas à séduire et à enlever la seule amie de la princesse, il la fit arrêter et conduire aux Madelonnettes.

Sa maîtresse se rendit avec l'illustre poète Béranger chez le procureur-général Rouland, pour réclamer sa protégée. Victorine fut mise en liberté. La princesse, alors, croyant qu'on en voulait à la beauté de sa pupille, la maria à M. Dumont, ex-employé de la maison Lafitte.

Hélas! la fille de l'illustre et honnête banquier, de qui Napoléon I" refusa un reçu de 4 millions, comptait sans la police. Pietri, la nuit même des noces, fit enlever l'époux de Victorine par mesure de sûreté générale et l'expulsa du territoire français. Toutes ces scélératesses n'atteignaient pas le but de l'ex-sergent de dragons. Les 14 millions restaient toujours hors de sa caisse. Pour les y faire rentrer voici ce qu'on fit: Par un jugement, avec des juges complaisants, on interdit la princesse comme folle.... Les millions de Lafitte passèrent à Persigny!...

Alors les patriotes de Guillaume Tell virent la fille unique du banquier de l'ex-président du Conseil des ministres, mariée au prince de la Moskova, belle-mère du comte de Persigny, ministre de l'Intérieur, membre du Conseil privé de Napoléon, etc., etc., vivre misérablement à la Chaux-de-Fonds (Suisse) avec Victorine et son époux, M. Dumont, qui travaillait jour et nuit pour donner du pain à son ancienne maîtresse et à sa famille...*)

*) Voir pour de plus amples détails la brochure de M. Marchand, ex-vétérinaire au Locle.

CHAP. X.

St. Arnaud

Le général St.  Arnaud, après avoir été pour vivre acteur et professeur d'escrime à Londres, est parvenu, plus ou moins honnêtement, au grade de maréchal de France, ministre de la guerre, grand-écuyer, commandant en chef de l'armée de la Crimée, etc., etc.

Pendant qu'il était ministre de la guerre, il avait accompagné l'empereur à Vincennes, où S. M. I. avait fait manœuvrer la garnison du fort et les capitaines qui, devant passer chefs de bataillon, apprenaient l'école d'équitation. Après le défilé nous partîmes pour rentrer aux Tuileries; en descendant le faubourg St. Antoine, Napoléon III m'appela auprès de lui et me donna un pli en me disant:

— Vous en prendrez connaissance; vous verrez ce qu'il y a faire et vous en rendrez compte à Pietri.

Après avoir quitté S. M. I. au guichet de l'échelle, je pris le pli où je lus:

«Sire, le général Athalin, aide-de-camp de celui que le peuple a dégommé et chassé de la France, est à Paris; on m'assure qu'il embauche des officiers pour le parti orléaniste.

Je préviens S. M. I. que, s'il se présente à Vincennes, je le fais fusiller comme un chien.

» Le lieut.-général commandant le fort, Signé:

«Le Pays de Bourjeolis.»

Après avoir pris connaissance de ce factum, je me dirigeai immédiatement vers le Palais-Royal pour voir, un certain Dumoulin, ex-valet du général Athalin, suisse du prince Jérôme, qui me dit que le général, son ancien maître, était dangereusement malade à Colmar depuis deux mois et me priait, pour en avoir des nouvelles plus positives, de me rendre rue du Mont-Blanc N° 45, où je trouverai quelqu'un qui saurait m'en donner.

En sortant du Palais-Royal, je me rendis directement au N° 45, où je vis effectivement que le rapport de Bourjeolis était un tissu de mensonges. Le général n'était pas venu à Paris depuis le 25 février 1848. Il était venu,à Colmar, seulement pour cause de santé, et il était si mal qu'une quantité d'orléanistes étaient partis pour Colmar afin d'assister aux funérailles de leur ami...

Je ne cacherai pas à mes lecteurs, que jamais pour aucun rapport à contrôler, je n'ai été si joyeux! J'étais content de pouvoir dire que le général avait menti impunément à l'empereur!...

Porteur de ces précieux renseignements, que j'eus soin de mettre par écrit, je me rendis chez le préfet de police, à qui je remis d'abord le rapport du général.

Pietri en le lisant devint pourpre de colère.

— Cochon de général, dit le préfet, est-ce qu'il postule un emploi de mouchard? Est-ce que je me mêle de faire leur police, moi? Pourquoi se mêle-t-il de la mienne?.. I

— Pour avoir des démentis, dis-je, en lui donnant ce que j'avais écrit.

— Oh! très bien! très bien! bravo! et la figure du préfet s'éclaira de plus en plus en lisant le contrerapport.

— Merci! me dit-il, dès que je lui annonçai que je tenais le rapport de S. M. L, qui m'avait ordonné de lui en rendre compte.

— Nous pourrions le porter ce soir aux Tuileries, ajouta Pietri, mais je désire que St. Arnaud le voie avant. Viens me prendre demain, à neuf heures. Nous irons ensemble au ministère de la Guerre.

Le lendemain, à 9 heures, le préfet et moi nous entrions dans le cabinet de St. Arnaud qui vint au-devant de nous, en disant:

— Tiens, les deux Corses qui viennent pour arrêter le ministre de la Guerre!

— Pas pour arrêter S. E., mais pour la faire mettre en colère, répondit Pietri en lui faisant passer le rapport du général Bourjeolis. Le maréchal St. Arnaud, grand, sec, d'un caractère bilieux, nerveux, parcourut le rapport et entra dans une colère extraordinaire:

— Ingrat! traître! lâche! infâme général! Et dire que ce misérable, sans le baron Athalin, serait encore le sous-lieutenant Bourjeolis! Ah, misérable! tu partiras pour l'Afrique demain ou je ne serai plus ministre. — Et dans un moment de promptitude nerveuse, il voulut mettre le rapport dans son bureau.

M. Pietri allongea la main pour le saisir en disant qu'il devait le porter à S. M. I. St. Arnaud, qui était irrité par la lecture du rapport, répondit au préfet de police un peu sèchement, que c'était lui qui devait le remettre à l'empereur et non le préfet. Tous deux se levèrent, ils allaient se poignarder. Je me jetais hardiment au milieu, en disant, la voix un peu haute:

— Pardon, Messieurs! Mais ce n'est ni l'un ni l'autre de vous qui doit remettre ce rapport à l'empereur, c'est moi, votre serviteur! — Ma sortie audacieuse les frappa tous deux. — C'est à moi que S. M. I. l'a donné hier, en votre présence, Excellence, et c'est moi qui ai fait la réponse et qui doit la lui remettre. Si j'en ai rendu compte à M. le préfet de police, c'est dans l'intérêt du service. Si M. le préfet vous en a rendu compte, c'est par déférence, parce que nous avions cela entre les mains depuis hier soir. M. Pietri aurait pu le porter à S. M. I.

Il a mieux aimé ne le lui porter qu'aujourd'hui pour avoir le plaisir de vous faire voir, et le rapport faux du général et les renseignements que j'ai pris qui constatent que le commandant du fort de Vincennes est un calomniateur.

A mesure que je parlais, M. Pietri se tenait les côtes pour ne pas rire. Dès que j'eus fini, je priai le préfet de donner à S. E. le ministre connaissance du contre-rapport.

La lecture de cette seconde pièce calma tellement le ministre qu'il tendit les deux mains au préfet, avec les deux rapports, en éclatant de rire:

— Et dire que sans ce brigand de Corse nous nous serions battus comme deux portefaix!

Il me donna sa bourse sans compter et un poignard africain de toute beauté. M. Pietri lui proposa d'aller ensemble aux Tuileries. Le maréchal accepta et nous montâmes tous trois dans la même voiture jusqu'au guichet du Pont-Royal où je descendis, eux deux entrèrent chez Napoléon III. Un instant après le chambellan de service, de Gricourt, m'appelait et m'introduisait dans le cabinet impérial où les deux dignitaires nommés ci-dessus étaient déjà. S. M. I. m'ordonna de dire ce qui s'était passé au ministère de la Guerre. Je fis un récit très exact; pendant que je parlais, mes trois auditeurs riaient aux éclats. En finissant je jetai la bourse et le poignard sur la table impériale.

Napoléon prit la bourse et y compta 17 napoléons et dit à Pietri:

— Et vous, que donnez-vous?

— Ce que j'ai! il n'avait que 12 napoléons. L'empereur en ajouta de sa caisse 61, cela me

fit 2000 fr. Puis il prit le poignard et me demanda le mien:

— Lequel des deux préférez-vous?

— Le stylet corse, Sire, parce je sais ce qu'il sait faire!...

Le maréchal, depuis ce jour, me témoigna un intérêt tout particulier; et quand il partit pour la Crimée, je l'accompagnai jusqu'à Fontainebleau.

Le Moniteur du soir annonçait que le général de Bourjeolis était mis à la disposition du gouverneur de l'Algérie.

Six ans après, en 1859, j'étais tranquillement installé dans une chambre à l'hôtel Victoria, rue du Montblanc, à Genève (Suisse), quand le maître d'hôtel vint me prier de prendre ma malle, parce qu'il était forcé de me changer de chambre, à cause d'un voyageur qui arrivait et qui voulait avoir deux chambres au premier.

Je répondis au maître d'hôtel, que je ne voulais pas changer, parce que mon argent valait bien celui d'un autre.

Le général qui était derrière l'aubergiste se montra et dit à sa façon soldatesque:

— Eh bien, on vous flanquera à la porte, si vous ne voulez pas partir de bonne volonté!

— Et puis on me fusillera comme un chien! général de Bourjeolis!

Une heure après le dénonciateur faux du baron Athalin prenait la route de Lyon.

CHAP. XI.

Fould, ministre.

Ce chapitre aurait peut-être dû porter un autre titre, mais j'ai préféré lui donner le nom du ministre d'État de Napoléon, à cause d'un certain incident qui nous arriva ensemble lors du voyage que LS. MM. II. firent à Dieppe en 1852, excursion maritime que l'Espagnole voulut faire envers et contre tous.

Aussitôt son mariage avec l'empereur des Français, la nouvelle impératrice, par orgueil Castillan, demanda à parcourir la France, afin de se montrer avec l'éclat d'une puissance de souveraine aux gens qui l'avaient vue quelques années auparavant, voyageant en jeune fille à travers les aventures galantes.

Mais le Conseil des ministres s'y opposa, attendu que le mariage de l'Espagnole était impopulaire, en France que la moitié des départements était encore en état de siège, et que plus de vingt mille Français languissaient encore dans les prisons, dans les forts ou à Cayenne.

Pietri, nouveau préfet de police, qui voulait se rendre indispensable, proposa à LL. MM. II., Dieppe, petit port de mer, dans la Seine-Inférieure, dont le département n'était pas en état de siège. Aussitôt des ordres furent donnés pour aller à Dieppe et, pour ne pas blesser les ministres, soi-disant pour y prendre des bains de mer.

Cent sergents-de-ville furent vêtus à la française et partirent immédiatement sur la ligne du Nord. Ils devaient s'échelonner, deux par deux, à toutes les stations et se replier sur Dieppe après le passage de la Cour. Ces cent agents avaient dix francs de haute paie par jour; ils devaient crier et faire crier sur toute la ligne: «Vive l'empereur! vive l'impératrice!» etc., etc.

En arrivant en ville, ils devaient se loger séparément comme des voyageurs étrangers qui prennent des bains. Ils devaient se trouver sur la route, dans les rues où LL. MM. II. passeraient pour crier: Vive, etc., et ne se faire connaître que dans un cas très grave.

La veille du départ, M. dé Persigny, alors ministre de l'Intérieur, partit de Paris avec un portefeuille bien garni et une corbeille de croix, afin que le maire, deux adjoints, deux membres du Conseil, les directeurs des hôpitaux, du Mont-Piété, du Bureau de bienfaisance fussent décorés quelques heures avant l'arrivée de Napoléon; plus de trente médailles de sauvetage furent distribuées également à la même heure.

Le ministre de l'Intérieur distribua en outre 10,000 francs aux hôpitaux, 10,000 francs aux bureaux de bienfaisance et retira du Mont-de-Piété tous les effets engagés dont le prêt ne dépassait pas cinquante francs. Malgré toutes ces croix et des dépenses qui montèrent à des sommes énormes, la bourgeoisie aisée de Dieppe refusa de prêter ses filles vêtues de blanc pour aller à la gare offrir un bouquet à la fille de Montijo. On fut forcé de prendre vingt orphelines dans les hôpitaux pour remplir cette partie du programme de la fête.

A six heures du soir, dès que le train impérial entra à la station, une explosion formidable se fit entendre de: Vive le sauveur de la France! Vive, etc., etc. — Les gens bien vêtus et les nouveaux chevaliers avaient bien gagné leur prime.

La voiture impériale fut entourée de jeunes filles, des nouveaux décorés et des baigneurs de Pietri, et accompagnée à travers la ville, aux cris de Vive, etc., jusqu'à la Mairie.

En y entrant, Napoléon aperçut de Persigny et, dans sa joie populaire, alla directement à son ministre et lui dit:

— Écoutez ces cris d'allégresse, ils nous accompagnent depuis Paris!... Vous autres ministres, vous méconnaissez la France bonapartiste!

L'empereur des Français, avec toute son intelligence, n'avait pas découvert la ficelle-Pietri, que ces cris d'allégresse coûtaient aux contribuables un million de francs, sans compter d'autres dépenses qui furent faites à cause des fêtes, des bals et des steeple-chasses que les départements s'imposèrent pour fêter leur souverain.

Dans une grande représentation extraordinaire, donnée parles artistes qu'on avait fait venir de Paris, l'aide-de-camp de service, général Montebello, m'ordonna de l'accompagner au théâtre pour y visiter la loge impériale, où le général me dit:

— Vous placerez deux de vos hommes au-dessous de la loge. Vous vous tiendrez à la porte et vous n'y laisserez entrer qui que ce soit, sans qu'il y soit appelé.

Une heure après, la salle du théâtre de Dieppe présentait un aspect féerique. Les épaulettes et les broderies se mariaient aux toilettes ébouriffantes des grandes dames venues de la capitale en compagnie des dignitaires impériaux... Les agents du préfet de police s'étaient éparpillés dans le théâtre.

A la fin du premier acte, une foule de monde se porta vers la sortie de la loge impériale. M. Fould, M. Leroy, préfet du département, M. Frank-Carré, président de la cour, se présentèrent pour entrer dans la loge. Je dis très poliment à Son Excellence, que ma consigne s'y opposait.

— Une consigne de police, répliqua le ministre avec dédain en passant la porte.

Je le saisis avec tant de violence par le collet de son habit, qu'il alla tomber dans la foule qui encombrait le corridor. Puis mettant la main sur mon poignard, je lui dis:

— Si vous n'étiez pas le ministre de Napoléon, vous seriez un cadavre.

La musique du deuxième acte rappela les spectateurs à leurs places. Mais des conversations bruyantes attirèrent l'attention de l'empereur qui appela l'aide-de-camp, pour qu'il lui en fît connaître la cause. En peu de mots, je mis au courant le général avant qu'il n'entrât chez LL. MM. II. A la fin de l'acte, les promeneurs furent encore plus nombreux devant la loge impériale. Abbatucci, Pietri, de Morny et de Persigny, ennemis de Fould, me félicitèrent en passant. Leroy et Frank-Carré réclamèrent auprès de l'aide-de-camp de service qui leur répondit que M. le ministre devait se trouver heureux d'en être quitte pour la peur.

A la fin de la représentation, j'accompagnai LL. MM. jusqu'à la mairie.

Aussitôt une foule m'entoura pour savoir ce qui était arrivé; pour toute réponse, j'allai me coucher. Alors les cancans allèrent leur train: les uns disaient que le ministre avait été poignardé parce qu'il voulait assassiner Napoléon pour proclamer le comte de Paris; les autres, que Fould avait été poignardé par un inconnu. Chacun avait son histoire.

Le lendemain, à midi, je fus appelé au salon de service où tous les grands dignitaires étaient réunis pour une réception générale. Dès que S. M. I. fut arrivée, elle m'appela et me fit faire le récit de ce qui était arrivé la veille. Je le fis exactement jusqu'au moment, où j'avais dit: «Vous seriez un cadavre!»

— Et si le ministre eût persisté à vouloir entrer, qu'auriez-vous fait? dit l'empereur, en regardant Fould.

— Je l'aurais poignardé, sire....

— Bravo! s'écria derrière moi le maréchal Magnan.

L'assemblée, à cette sortie, éclata de rire.

En sortant du salon, M. Moquart m'appela et me donna 3000 francs de la part de LL, MM. II....

Dès ce jour, M. Fould me voua une haine qui ne prit fin que cinq ans après, dans une chasse à Fontainebleau.

CHAP. XII.

Troplong.

Ce grand magistrat de l'empire était simple avocat général à Bastia (Corse) lors du voyage de S. A.R. le duc d'Orléans. Sa jeune et trois fois belle épouse (née Girard) s'attacha aux pas,du prince royal, lui servit de Cicérone et... ne le quitta que quand elle eût en mains une nomination de président de chambre. En 1848, elle se rendit à Paris, s'installa au ministère de la Justice (Crémieux), se disant parente de Louis Blanc. Et Mme Troplong, toujours belle, ne quitta l'antichambre du ministre de la République, que lorsque son mari eût été nommé premier président à la cour de Paris. Après l'élection du président, Mme Troplong frappa aux portes des Pietri, des Bacchiochi, des Casablanca et elle ne cessa d'intriguer que le jour où son mari fut nommé à la cour de cassation. Après l'Empire, la présidente (encore passablement belle) ne sortit de l'antichambre de l’Élisée qu'après être devenue première présidente du Sénat.

Aujourd'hui Mme Troplong voudrait être l'épouse d'un académicien. Mais elle n'est plus jeune et il est douteux que le talent de son mari suffise à lui concilier les suffrages des immortels.

CHAP. XIII.

Le comte de Glaves.

Le personnage qui fait le sujet de ce chapitre, est un jeune Espagnol, se disant parent d'Eugénie de Théba. Il avait, rue de la Madelaine, un hôtel richement meublé, loge à l'Opéra, aux Italiens. Mme de Montijo, de Glimes et la future impératrice des Français étaient les commenceaux assidus du noble Castillan. La chronique du quartier assure que la duchesse de Théba y venait très souvent seule et que souvent elle oubliait de s'en aller le soir....

Quelque temps après le mariage de la duchesse, le comte de Glaves, en conduisant un nouveau quadrille aux Tuileries, tomba sur le parquet et se fractura le bras gauche. Grand tumulte causé par l'accident. La jeune impératrice, dans un élan d'humanité, ordonna que le blessé serait traité et soigné dans le palais des rois de France.

Une nuit, Napoléon se rendit dans l'appartement de l'impératrice. Elle en était absente. En retournant chez lui, l'empereur passa devant l'appartement du malade d'où partaient de joyeux éclats de rire. Il entra sans frapper, et dut se convaincre que tous les membres de l'Espagnol n'étaient pas fracturés.

Une heure après, un agent de police prenait de Glaves, avec son bras en écharpe, et le conduisait à la frontière d'Espagne. Il lui signifiait que l'empire français lui était interdit.

Il y a quelques années, l'impératrice des Français voulut revoir la maison dans laquelle la duchesse de Théba avait passé sa jeunesse. C'est là qu'un jour de réception, l'ancien danseur des Tuileries (le comte de Glaves) voulut se présenter. Mais le comte de Lagrange (par ordre de son maître) lui défendit l'entrée.

Les journaux espagnols écrivaient le matin, que le chambellan Lagrange avait dit: «Si vous passez la porte, j'ai l'ordre de vous brûler la cervelle!»

CHAP. XIV.

Mouvillon. de Glimes.

Mouvillon de Glimes était ambassadeur de Don Carlos à St. Pétersbourg. A la chute de ce roi sans couronne il s'accoupla avec la comtesse de Montijo, jeune veuve qui partageait ses convictions politiques. Ils parcoururent ensemble, accompagnés de la jeune Eugénie, l'Italie, la France, l'Allemagne, l'Angleterre, la Belgique, etc. Tous trois descendaient au même hôtel, avaient même appartement, même table.

Les gens, en les voyant passer, disaient: «Le père, la mère et la fille.»

Lors du mariage de leur chère Eugénie, madame de Montijo partit pour Madrid, de Climes, ex-ambassadeur, devint financier. Il fonda à Glichy la Garonne une société en commandité, avec un capital de fr.6,000,000, intitulée: Produits chimiques. Il prit la qualité de chimiste et s'empara du titre de gérant.

Croira-t-on, et pourtant c'est la pure vérité, qu'un Espagnol, sans administration, sans employés, sans avoir une seule action imprimée, ait trouvé moyen de faire faire à ses actions 30—35 francs de prime à la côte des agents de change; et cela dans Paris, la capitale de l'intelligence par excellence?

En outre et toujours grâce à la protection de son Eugénie, de Glimes a escroqué les sommes ci-après:

«««««««««

««««««««

Au général Schram fr. 30,000
Au général Fleury 25,000
Au chambellan Tascher de la Pagerie 30,000
Au député Belmontet 20,000
Au député Husson 15,000
Au colonel Thirion 12,000
Au général Vaudrey 10,000
Au régisseur Gélis 10,000
A l'employé Griscelli 72,000
A l'employé Alessandri 10,000
A reporter fr. 234,000
Reportfr. 234,000
A l'employé Bertora 5,000
A M. de Bassano 25,000
A M. de Pierre 25,000
A M. de Lourmel 25,000
A M. de Wagner 25,000
Au banquier Vallet, passage Saunier 450,000
Au banq. Lévêque, rue de la Victoire 600,000
A l'agent-de-change Gouin 150,000
Total fr. 1,539,000

Un million cinq cent trente-neuf mille francs. — Le jour-même où l'amant de la Montijo escroqua cette somme (avec l'appui de sa chère Eugénie), le comte Mouvillon de Glimes passa les Pyrénées et s'en alla à Madrid auprès de son ex-compagne....

Une plainte fut déposée immédiatement entre les mains de Chaix-d'Estange, alors procureur-général, qui la transmit à M. Camusat de Busseroles, juge d'instruction, pour que celui-ci commençât une instruction. Mais hélas! malgré la puissance des signataires lésés qui demandaient l'arrestation et l'extradition de de Glimes, une puissance plus forte arrêta tout: plainte, déposition des témoins, etc., etc., en échange d'une commission de sénateur et d'un brevet de conseiller à la Cour.

CHAP. XV.

Rothschild.

Quelques jours après les élections du 10 décembre 1851, trois hommes étaient réunis autour d'une table à l’Élisée: Napoléon, président de la République, Rothschild, banquier, et V. Hugo, poète et représentant du peuple. Ce dernier, en se baissant, laissa tomber un papier,

— Ce sont les vers d'une jeune fille qui demande à monsieur le président de la République la grâce de son père détenu à Clichy.

—  Tout chef d'État que je suis, je n'y peux rien, dit Napoléon. Monsieur le baron, en matière de dettes, est plus puissant que moi.

—  Lisez-nous les vers, s'il vous plaît, dit le juif au grand poète; puis, si vous le désirez, je ferai ce qu'il faudra!...

Les vers furent trouvés admirables.

Le jour suivant, Mlle Geffrotin sortait de la maison religieuse où son père l'avait conduite avant son incarcération pour ne pas la laisser seule, et se rendait à la maison de Clichy pour y. prendre son père qu'un inconnu avait libéré; tous deux, joyeux, se rendirent dans leur modeste logement.

Mais, oh! surprise! tout avait changé!

Les vieux meubles, les vieux rideaux avaient été remplacés par des meubles de Boule et les rideaux étaient en baptiste. On ne voyait dans la chambre du vieux Geffrotin que velours et damas rouge. Dans la chambre de la jeune fille tout était en soie blanche et velours damasquiné vert. L'inconnu avait ajouté à tout cela un paquet de 10,000 francs en billets de la banque. La vieille servante, interrogée par le père et la fille, avait dit qu'un monsieur était venu le matin avec une voiture de déménagement, avait meublé la maison et lui avait laissé les billets pour ses maîtres sans lui dire autre chose!...

— C'est lui! s'écria l'ex-prisonnier. Je le savais bien, moi, quand j'organisais la Société du 10 décembre, qu'en dépensant mes économies pour Louis Napoléon, le président de la République me les rembourserait avec de gros intérêts!... Vive à jamais Napoléon! répéta de nouveau le vieux grognard.

Je dis «vieux grognard», parce que le père de la jeune fille était ex-capitaine du premier empire; de 1815 à 1830, il n'avait pas voulu servir les Blancs, comme il appelait les Bourbons; mais à la vue du drapeau tricolore, il avait repris du service, fait une campagne en Afrique et avait été mis à la retraite.

Dès que Louis-Napoléon était arrivé à Paris, le vieux capitaine avait été, avec le général Piat, un des organisateurs de la Société du 10 décembre.

Sa bourse étant bien plus petite que son enthousiasme napoléonien, il s'était vu obligé de faire des dettes, des billets à un certain Schmith, orléaniste enragé, qui avait cru faire acte de politique le jour où il fit mettre à Clichy l'enragé Bonapartiste.

Dix mois après les événements racontés ci-dessus, Mlle Geffrotin mettait au monde un enfant mâle. A la vue et aux cris de la créature, le vieux soldat sauta sur le berceau et d'une voix de stentor:

— Son père? demanda-t-il, ou je l'étrangle!

— Monsieur de Rothschild, répondit l'accouchée.

— Rothschild!... Ah! j'y suis maintenant!... Ces meubles dorés, ces billets de banque, ce luxe était le prix de mon honneur!.. Et moi, vieille bête, qui croyais que c'était Lui! J'aurais dû m'en apercevoir, il ne ressemble pas du tout à l'autre... il a la mine et l'air d'un baron allemand!...

Le capitaine Geffrotin prit son chapeau, sa canne et se rendit à la Bourse. En montant les escaliers du temple de la finance, il aperçut le baron Rothschild qui causait au milieu d'un groupe d'agents de change. Le vieux soldat s'avança et, l'appelant à part, il lui exposa l'objet de sa démarche.

— Un enfant, un enfant! dont je suis le père? dit le juif. Assez, assez de chantage...

Il n'avait pas achevé le mot qu'il recevait un terrible soufflet.

Les sergents-de-ville arrêtèrent Geffrotin et le conduisirent chez le commissaire de la Bourse (M. Hubeau). Celui-ci, sans l'interroger, dès qu'il apprit qu'on avait osé frapper le roi des écus, l'envoya à la Conciergerie où, trois jours après, il fut appelé par M. IMiiiu, juge d'instruction, pour être interrogé. Aux premiers mots le capitaine arrêta le magistrat en lui disant:

— Ecrivez que je tuerai le baron Rothschild le premier jour que je serai libre pour avoir déshonoré ma fille. Je ne signerai pas autre chose.

Le juge d'instruction le fit conduire en prison et courut rendre compte à Baroche, procureur-général, de la déclaration du détenu.

Deux heures après le capitaine Geffrotin arrivait chez lui, à Montmartre. Sa vieille servante lui annonça que sa fille avait été appelée chez le banquier. Geffrotin, sans s'asseoir chez lui, courut rue Florentin et arriva jusqu'au cabinet où sa fille venait d'entrer.

Dans ce sanctuaire du Crésus se trouvait, avec le baron, M. le procureur-général. Aussitôt que la fille-mère y était entrée, Rothschild lui avait tendu la main, l'avait faite asseoir auprès de lui, puis:

— Quel jour êtes-vous 'accouchée? lui avait-il demandé.

— Le 22 octobre.

— Ha! voyons, dit le baron en tirant un carnet de sa poche. Cette date correspond juste au 22 janvier.

Eh bien, lisez, monsieur le procureur-général, ce jour-là, mademoiselle Geffrotin s'est laissée un peu aller... à l'Elysée.... Alors je lui demande: Est-ce Napoléon, Victor-Hugo ou moi qui est le père de votre enfant?... Sortez de chez moi, fille perdue, et dites à votre butor de père que nous le ferons conduire à Cayenne la première fois qu'il osera nous parler!

— Aujourd'hui-même je veux aller à Cayenne! dit en entrant le capitaine, et d'une main vigoureuse il saisit le juif à la gorge en criant: Ah, canaille, tu déshonores les jeunes filles, puis tu fais mettre les pères en prison

Baroche saisit Geffrotin et le mettant à la porte lui dit:

Allez-vous-en vite chez vous, je me charge de tout!...

Le père et la fille descendirent les escaliers avec des sentiments divers: le père, content d'avoir serré la gorge de celui qui lui valait trois jours de prison, la fille humiliée de l'affront qu'elle avait reçu. Tous deux, en sortant de la rue Florentin et avant de regagner Montmartre, passèrent à l'Elysée où Geffrotin entra pour raconter tout ce qui lui était arrivé (depuis Clichy jusqu'à ce jour) à Persigny, alors factotum du président de la République.

En rentrant chez eux, place de la Mairie n° 9 à Montmartre, où je les ai connus, le père et la fille y trouvèrent 10,000 francs et un titre de rente de 1000 francs avec ces mots: «Je désire que l'enfant s'appelle Salomon!»

CHAP. XVI.

Le prince Menschikoff.

Pendant que la Cour impériale était à Fontainebleau, il y eut une grande chasse à courre dont le rendez-vous fût donné au milieu de la forêt au Puits du Roi. A l'heure fixée par le chef du gouvernement, on vit arriver plus de cent cavaliers vêtus et armés à la Louis XVI; plus de cinq cents cavaliers qui n'étaient pas invités aux chasses impériales, mais qui pouvaient y assister (sans tenue officielle), arrivèrent également sur le lieu de départ pour y voir LL. MM. II. et pour assister à une de ces réjouissances que les adeptes de, St. Hubert seuls savent donner.

Lorsque le garde-général et le grand veneur (maréchal Magnan) eurent levé le cerf, LL. MM. IL, les invités et tous les cavaliers s'élancèrent au triple galop par une allée à la poursuite des chiens.

Un jeune homme, élégant cavalier, maniant un cheval pur sang avec adresse, fut remarqué par tous les chasseurs qu'il laissa bientôt loin derrière lui et s'avança rapidement au milieu même des invités, tâchant d'arriver jusqu'à S. M. I. Napoléon.

Je le suivais et pour éviter un scandale je me contentais de le serrer de près, mais trouvant une allée diagonale il s'y lança à fond de train afin d'arriver avant S. M. I. dans une plaine qu'on voyait d'avance. Ne connaissant pas l'intention de ce hardi écuyer, je le suivis et le joignant au milieu des cris des spectateurs qui disaient: «n le rattrappera, il ne le rattrappera pas», d'une main je saisis les reines de son cheval et de l'autre je lui mis un pistolet à la figure en lui disant:

— Où allez-vous? qui êtes-vous?

MM. Fould et Neuwerkerke, qui m'avaient suivis dans la crainte d'un accident, criaient:

— Ne le tuez pas! ne le tuez pas!

Mon individu que la vue du pistolet avait rendu plus mort que vif, voyant arriver du secours, cria: «A l'assassin!» D'autres cavaliers, à ce cris, arrivèrent.

M. Fould dit alors à l'inconnu:

— Remettez-vous, monsieur; on n'assassine personne ici, mais monsieur est chargé de la surveillance de S. M. et tous nous avons remarqué que

Vous voulez arriver jusqu'à l'Empereur,... et on veut vous en empêcher, parce qu'on ne vous connaît pas, et que vous n'êtes pas invité officiellement, puisque vous n'êtes pas en tenue.…

— Je ne puis être invité, attendu que mon ambassadeur, chez lequel j'ai dîné hier, n'a pu encore me présenter à la Cour, vu qu'elle est à Fontainebleau. Je suis le prince Menschikoff!... A

A ce nom les dignitaires de Napoléon saluèrent et Fould me dit qu'il prenait le jeune Russe sous sa garantie.

Comme je retournais vers l'empereur pour reprendre mon poste, le général Fleury vint au-devant de moi pour savoir ce qui était arrivé. Il s'en retourna rendre compte à LL. MM. II. qui rirent de tout leur cœur. «Ce diable de Griscelli qui voulait encore avoir une guerre avec le Czar.»

Le soir, pendant la curée aux flambeaux, le jeune Russe était l'objet des attentions de toute la Cour j'ajoute que le prince Menschikoff fut le lion de toute la saison des chasses impériales.

Le lendemain, le prince moscovite frappait à ma porte, m'invitait à déjeuner et me remerciait vivement de ma conduite de la veille qui lui avait procuré la plus agréable soirée et une invitation pendant toute la durée des chasses. Je refusai le déjeûner lui annonçant qu'il ne pouvait plus déjeûner autre part qu'à la table impériale. Le jour de son départ pour Paris il me donna une épingle de la valeur de 3000 francs.

Le soir même de la chasse, après la curée, le ministre Fould m'appela dans son cabinet et me donna deux mille francs. En me les donnant:

— J'espère, monsieur Griscelli, me dit M. Fould, que le ministre de Fontainebleau vous fera oublier le ministre de Dieppe.

—Excellence, répondis-je en le regardant, pour moi, vous avez toujours été l'homme-ministre, dignitaire de Napoléon.

CHAP. XVII.

Collet-Maigret.

Le caméléon qui fait l'objet de ce chapitre, était secrétaire de Du Jarry, ministre de Louis-Philippe avant la révolution de 1848. En cette qualité il était connu pour ses convictions ultra-philippistes. Le lendemain de février la République n'avait pas de plus enragé républicain. Il fonda un journal à Lyon et les arguments qu'il avait employés pour attaquer, sous la royauté, les républicains, il les vomissait avec plus de cynisme encore contre ses anciens chefs, ses anciens bienfaiteurs. Ledru-Rollin, à qui il avait soin de faire parvenir son journal, voulant récompenser le zèle de ce nouveau néofite le nomma sous-préfet à Bédarieux.

Lors des élections pour la Présidence, il abandonna l'étoile pâlie de son parti pour s'attacher à celle de Louis-Napoléon.

Au coup d'État, les premiers coups de fusils le trouvèrent dans la cave de M. Salamon, ingénieur du département, et il n'en sortit que trois jours après, lorsqu'on lui eut assuré que tout était rentré dans l'ordre. Alors il saisit sa plume de journaliste et rédigea sur les événements un rapport ampoulé où il établit que, grâce à son énergie et à ses mesures stratégiques, les républicains et les socialistes avaient été écrasés sur tous les points aux cris de: Vive Napoléon! vive le sauveur de la France! Le ministre de l'Intérieur, de Morny, l'appela à Paris en qualité de secrétaire-général de la préfecture de police. En visitant régulièrement les grands du jour et en faisant force courbettes, il se fit nommer directeur de la sûreté générale de l'empire. Le premier rapport qu'il fit à l'empereur, fut dirigé contre Pietri, son ancien ami, chef et bienfaiteur. Le préfet de police le sut et en sa qualité de Corse il n'eut pas de repos qu'il ne l'eût fait destituer pour indélicatesses commises dans le maniement des fonds secrets. Seulement pour qu'il pût voler sans contrôle, on le nomma receveur-général des finances dans le Jura.

Lors la déconfiture Mirés on a trouvé que l'ex-directeur général de la sûreté impériale avait émargé, sur les livres du juif, la somme de deux cents mille francs pour ventes de dépêches télégraphiques, secrets d'État. Il a été cette fois bel et bien destitué!

CHAP. XVIII.

Le comte Bacciochi.

Ce chambellan du nouvel empire était en 1848 logé et hébergé chez un vigneron de Bastia; il fuyait son pays, Ajaccio, où bien des créanciers le poursuivaient de près pour factures d'habits, pantalons, fournitures de viandes, pain, etc., etc.

Dès que Louis-Napoléon eut été nommé président de la République le faiseur Bacciochi emprunta 200 francs à l'avocat Carbuccia et se rendit directement à l'Élysée où il s'installa chez un soi-disant cousin en qualité de commissaire à tout faire. A la création de l'Empire, le commissionnaire fut nommé comte et chambellan. D'une nullité sans pareille, sachant à peine lire et écrire, il a su néanmoins devenir millionnaire, en obtenant de son souverain les décrets qui suivent avec de gros pots de vin:

Fusion des omnibus, augmentation de 500 numéros des petites voitures, eaux de Vichy, les docks Napoléons et le port d'Ajaccio en arsenal donné à Armand de Bordeaux sous soumission cachetée. Il avait amené avec lui de la Corse un enfant qu'il avait eu de la servante du vigneron chez qui il restait. A l’Élisée, cet enfant lui servait de brosseur; aux Tuileries, il en a fait son secrétaire, chevalier de la Légion d'honneur.

L'avocat Carbuccia qui lui avait prêté les deux cents francs, fut nommé président de chambre à Bastia.

Le vigneron Catoni, qui l'avait hébergé à Bastia, vint à Paris, fut décoré et nommé inspecteur des théâtres. N'est-ce pas le cas de dire ici, quand on voit les faveurs et les emplois donnés à de telles gens: Tels valets... tels maîtres?...

L'expert en écritures qui fonctionna dans le procès Mirés a trouvé dans les livres que le dignitaire de Napoléon s'y trouvait inscrit pour la bagatelle d'un million payé pour services rendus à la caisse des chemins de fer, à l'entreprise des ports de Marseille et à celle des chemins de fer romains. Quelques années avant sa mort on l'avait nommé surintendant des théâtres, — probablement pour choisir les figurantes.

Il a laissé une fortune de cinq millions de francs.

CHAP. XIX.

Conneau, premier médecin, etc.

M. Conneau, député, premier médecin et directeur des secours de Napoléon, est le plus ancien et un des plus dévoués sujets de l'empereur. Attaché à la reine Hortense, il eût l'honneur de fermer les yeux à son fils aîné en Italie,en 1831. La reine le recommanda à son second fils d'une manière toute particulière. En 1831, lors de la révolution de Pologne, quand des émissaires de Varsovie vinrent chercher le prince à Arenenberg, ce fut au docteur Conneau que la fille de Joséphine confia la mission de lui ramener le futur empereur des Français. Ce fut encore le docteur Conneau qui, après avoir assisté le prince dans ses tentatives de Strassbourg et de Boulogne, le fit évader du fort de Ham, où il était avec lui prisonnier volontaire, et quand les juges de Louis Philippe lui demandèrent: «Pourquoi vous êtes vous prêté à cette évasion?» «Parce que je l'aime,» répondit le docteur.

Pourquoi faut-il, monsieur le professeur Conneau, qu'avec toutes vos qualités vous n'ayez pu vous défendre de l'ambition d'avoir une épée d'honneur?

Après la guerre de Crimée, où les généraux Mac Mahon et Pélissier s'étaient illustrés, les Irlandais pour Mac Mahon, les Normands pour Pélissier, ouvrirent des souscriptions dans le but de leur offrir, à chacun, un sabre d'honneur.

Devant cette gloire méritée, notre Esculape fit venir de la Corse le cousin de sa femme et lui tint ce langage: «Vous donnerez votre démission de membre du Conseil général du département; le préfet recevra l'ordre de me faire nommer à votre place. Le jour du scrutin vous ouvrirez une Souscription pour offrir une épée au médecin de votre empereur. Voici de l'argent pour l'acheter et pour toutes les dépenses nécessaires.»

Quelques mois après, le Moniteur annonçait à ses lecteurs que le premier médecin de S. M. I., le docteur Conneau, avait été nommé à Y unanimité membre du Conseil général pour l'arrondissement de la Corse, en remplacement de M. Colombani, dont la démission était acceptée, et que les électeurs, dans un élan patriotique, avaient, à l'issue du vote, voté par acclamation une épée d'honneur au fidèle serviteur de S. M. I. Napoléon III. Oh! Molière, si tu vivais encore, combien de docteurs Conneau tu pourrais placer à côté de Diafoirus!

Ajoutons, pour tout dire, que le même numéro du journal officiel contenait, dans la partie officielle, ces mots:

«M. Colombani, percepteur à la Porte, est nommé receveur des finances à Corté,» où il était ce jour-là en prison pour dettes, pour la somme de quatre mille francs, qu'il devait à moi-même, Griscelli, Jean-François, et qu'il ne m'a payée que par petites sommes. M. Pasqualini, beau-père de Conneau en a payé une partie.

CHAP. XX.

Palmerston, ministre.

Quelques jours avant la déclaration de la guerre de la Crimée, le premier-ministre de la reine d'Angleterre vint lui-même à Paris, pour arrêter personnellement avec S. M. I. les bases de l'expédition. Pendant qu'il entrait avec l'ambassadeur anglais (lord Cowley), pour voir l'empereur, celui-ci sortait par le guichet du pont royal pour se rendre à St. Cloud. Les représentants de la reine Victoria ne pouvant être reçus aux Tuileries, suivirent à St. Cloud, où S. M les précéda de beaucoup.

Napoléon, Walewsky, de Lourmel étaient déjà entrés dans le château et se disposaient à aller dans le parc, quand notre attention fut attirée vers la grille, où une voiture voulait entrer, malgré le factionnaire. Par ordre de l'empereur je m'approchai et reconnaissant lord Cowley, je lui dis poliment que personne ne pouvait entrer dans le parc pendant que S. M. I. y était.

— Faites-moi le plaisir de lui dire que je suis ici avec lord Palmerston, me dit l'ambassadeur.

L'empereur des Français, en entendant prononcer le nom de lord Palmerston, me dit en riant:

— Servez-nous de chambellan. Allez les faire entrer...

... C'était la première fois que je voyais le nestor tf Albion. Je lui offris ma main qu'il accepta pour descendre de voiture, et je les conduisis tous deux jusqu'à la porte du salon, où Walewsky les reçut pour les présenter au souverain de la France. A quatre heures, nous sortions tous ensemble du château de St. Cloud pour venir au château des Tuileries.

Quelques années plus tard, lorsque des discussions s'élevèrent sur le mode de gouvernement à donner aux Principautés danubiennes et que S. M. I. alla avec Walewsky aux Hes de Wight, Napoléon fut logé dans un pavillon séparé, en face du palais de la reine. J'avais, du contentement du chef de la police de Londres, placé moi-même des factionnaires (Horse Guards)àla porte de la demeure impériale; ils avaient la consigne de ne laisser entrer personne sans mon ordre. Un instant après, pendant que j'étais dans le public-house *) LL.EE.Walewsky, de Persigny, Palmerston et l'amiral Paget se présentent à la porte du pavillon et veulent passer.

*) Espèce de café.

Les sentinelles anglaises croisent la baïonnette et s'opposent au passage. Persigny trépignait de rage. En me voyant arriver, il cria:

— Puisque personne ne peut entrer chez S. M. I. sans votre ordre, monsieur, pourquoi ne restez-vous pas ici?

— Que S. E., monsieur l'ambassadeur, me fasse apporter ici à manger et à boire et je ne m'absenterai plus.

— Pas même la nuit? me dit Palmerston, en me reconnaissant.

— La nuit, excellence, je dois veiller à la porte de Napoléon, quand il ne couche pas aux Tuileries.

Le jour même, le ministre britanique m'appelait dans son cabinet et me donnait fr. 1500, (60 livres sterling).

En 1862, étant alors en mission pour le service du souverain pontife et logé Yorkplace n° 8 chez S. E. le cardinal Wisemann, chez qui j'ai fait traduire ma brochure «Les révélations» sur les hommes et les choses d'Italie, Palmerston demanda à me parler. Le cardinal y ayant consenti, je me rendis chez le ministre qui fut étonné de trouver dans le pamphlétaire italien l'agent secret de Napoléon III. En homme supérieur il me fit quelques questions sur l'Italie, sur Cavour que j'avais servi, sur Antonelli, sur de Mérode, etc. Après avoir répondu à toutes ses questions, je pris la hardiesse de lui en adresser une:

— Excellence, lui dis-je, Victor Emanuel resterat-il longtemps roi d'Italie?

— Tant qu'il aura de l'argent, répondit le diplomate d'Albion.

CHAP. XXI.

Opéra comique.

J'ai dit, et avec connaissance de cause, au chapitre 7, que la police occulte est une institution créée par les tyrans pour avoir le droit de prélever des millions sur les contribuables, à titre de fonds secrets, etc., etc.

Le chapitre actuel rappelera à bien des familles de Paris de douloureux souvenirs, mais il éclairera bien des gens sur les menées de cette tourbe d'agents qui ne s'occupent qu'à s'espionner les uns les autres ou à jouer le rôle infâme d'agents provocateurs, afin de maintenir dans les masses ce mécontentement si nécessaire aux hommes de leur métier pour pouvoir se poser aux yeux du gouvernement aveugle comme indispensables.

La France et Paris se rappellent encore le calme parfait qui régnait dans l'empire français pendant la guerre de Crimée. Tous les partis se donnaient la main pour combattre le colosse russe. La police, elle, s'occupait à faire des victimes et à semer des larmes là où l'on ne voyait que paix, concorde et travail.

Elle prit surtout pour but de ses manœuvres deux grandes fabriques où les commandes de la France et de l'étranger affluaient. Par ordre supérieur deux espions provocateurs durent se faire agréer comme ouvriers; l'un, Lagrange, sous le nom de Jules entra dans la fabrique de René-Caille, quai Billy; l'autre, Platot, sous le nom de Martin fut agréé dans la fabrique de chaises et fauteuils en fer à la barrière de l'Etoile. Ces deux agents avaient pour consigne d'être d'une exactitude modèle dans leur travail; ils devaient seulement faire de la politique pendant les repas et les jours de fêtes. Ils ne devaient se rendre à la préfecture que les dimanches soir après minuit, pour y recevoir de nouvelles consignes, de l'argent et y donner leurs renseignements; ils devaient payer à boire à ceux qui se laisseraient embaucher; ils devaient correspondre entre eux d'une manière ostensible, afin de faire croire qu'on était à la veille d'une grande révolution, et qu'on devait se défaire à jamais, soit par l'assassinat, soit par l'enlèvement, de Napoléon et de l'Espagnole. Lorsque les deux agents eurent des signatures assez nombreuses pour faire croire à la Cour et aux gens timides que les partis conspiraient, ils donnèrent rendez-vous à leurs victimes à l'Opéra comique, un jour de représentation par ordre.

LL. MM. II. y arrivèrent à 8 heures, les arrestations commencèrent à 9 heures.

Avant la fin du spectacle la police de Pietri avait incarcéré cinquante-sept ouvriers des deux fabriques sus-désignées.

L'agent-provocateur Lagrange est aujourd'hui commissaire de police et officier de la Légion d'honneur. Platot, qui se laissa arrêter et condamner sous le nom de Martin, est aujourd'hui commissaire central à Orléans... Et puis, qu'on dise encore que la police n'est pas utile en France et que les quatorze millions de fonds secrets ne sont pas bien employés!

CHAP. XXII.

Le prince Cammerata.

Après la formation du Conseil-d'État du nouvel empire, une séance extraordinaire fut tenue aux Tuileries sous la présidence de S. M. I., pour préparer la loi de sûreté générale. Un jeune membre du Conseil, d'origine italienne, prince du sang, parent du chef du gouvernement, s'éleva seul et dans une improvisation éloquente contre la loi qu'il qualifiait de loi draconienne; son discours serré, savamment combiné, prononcé avec feu, fit une sensation extraordinaire. Le jeune prince, bien qu'il eût parlé contre tous, fut applaudi par Napoléon et par toute l'assemblée.

Dès ce jour, le prince Cammerata fut le héros de toutes les fêtes officielles, ministérielles et bourgeoises.

Son esprit élevé, son savoir, ses manières de gentilhomme, sa parenté avec le potentat, sa position, son rang le faisaient admirer; mais ce qui lui avait gagné tous les cœurs partout où il s'était montré, c'était sa modestie. — Les savants, parmi les hommes, recherchaient sa société. Parmi les femmes, l'impératrice Eugénie se distinguait par la préférence qu'elle lui accordait dans les fêtes des Tuileries. C'est dans une de ces fêtes, hélas! que le malheureux prince, ayant à son bras celle qui savait si bien l'accaparer sous prétexte de parler italien, eut le malheur de dire à sa souveraine: «Je vous aime!» parole innocente, sans doute, si elle avait été dite en secret, mais parole imprudente, parce qu'elle fut entendue des dames d'honneur. La hardiesse était publique!... aussi la fille de la Montijo, comme une hyène blessée, s'élança-t-elle vers son époux-empereur pour demander vengeance. A l'instant même le prince Cammerata fut livré à l'agent Zambo qui conduisit le conseiller d'État dans son appartement et lui fit sauter la cervelle par derrière d'un coup de pistolet. M. Pietri et moi, instruits de ce qui venait d'arriver, courûmes chez le prince, mais quand nous arrivâmes il était mort.

Le préfet de police se jeta sur le corps de son ami en pleurant comme un enfant. Quelques instants après il se leva. Je n'avais pas versé une larme.

Nous fermâmes la porte et nous passâmes par les Tuileries où l'on dansait encore. En entrant chez le concierge, j'appris que Zambo était rentré et ressorti quelques minutes auparavant.

M. Pietri et moi nous rentrâmes à la préfecture pendant que les assassins du prince dansaient aux Tuileries. Le matin en me levant j'eus un éblouissement sanguin. Une heure après, sans autre idée que celle de venger l'ami de mon bienfaiteur, je me présentai chez M. Pietri et lui demandai un passeport pour Londres. Il me regarda en face, puis me dit ces mots:

— Va, je t'ai compris; que la vengeance ne se fasse pas attendre.

— Comptez sur moi si je le rencontre... je...

Il m'embrassa, me donna 1000 francs. Cinquante heures après j'étais de retour; Zambo, méconnaissable et poignardé, était couché sous le pont de Waterloo-Bridge.

Les polices de Londres et de Paris usèrent leurs limiers, mais ceux-ci ne purent rien découvrir.

Environ quinze jours après le bal des Tuileries, j'avais accompagné LL. MM. II. à St. Cloud et je me promenais dans la cour quand Napoléon m'ordonna par une fenêtre de monter au salon. Dès que je fus en sa présence, S. M. I., devant l'impératrice, me demanda:

— Connaissez-vous Londres?

— Oui, Sire!

— Quand y avez-vous été?

— Lorsque S. M. I. m'y a envoyé porter une lettre à M. de Persigny.

— Mais vous y avez été depuis. — II me disait cela en me regardant en face.

— Oui, Sire! répondis-je en le regardant également en face; le jour où M. Pietri m'a donné un passeport.

— Ah! je le savais bien: Vendetta Corsa! me dit Napoléon en me tournant le dos.

CHAP. XXIII.

Sinïbaldi.

Un jour, pendant que j'étais dans le cabinet du préfet de police, le général Fleury, aide-de-camp de l'empereur, y arriva tout effaré:

— S. M. vous attend, dit-il, en entrant, au magistrat.

— Diable!... diable! répondit Pietri; j'ai commencé justement un rapport et je voudrais Tache

Ter... Puis se reprenant: Emmenez Griscelli avec vous, général. Si c'est une affaire qui le regarde, S. M. I. la lui confiera. Si ma présence est indispensable, il reviendra me chercher avec votre voiture.

Nous prîmes, M. Fleury et moi, le chemin du château. — Le général Fleury, bien qu'il ait perdu 25,000 francs à la roulette à Baden-Baden, qu'il ait perdu au jeu 300,000 francs que l'empereur lui avait donnés pour lui acheter des chevaux, n'en reste pas moins le confident de Napoléon. En arrivant dans le salon de service le général entra chez l'empereur et me fit signe de le suivre. S. M. I. me montra une dépêche qu'elle avait reçue de Londres lui annonçant qu'un Italien, Sinibaldi, arrivait à Paris avec des intentions criminelles. La dépêche ajoutait que Sinibaldi descendrait, sous le nom de Peters, rue de la Paix, hôtel de Mirabeau.

Je pris la dépêche des mains de S. M. I., lui assurant que je m'en chargeais.

— Avez-vous des armes? me dit l'empereur.

— Oui, Sire.

— Voilà mille francs, allez vite et agissez avec prudence, et vous rendrez compte du résultat à Pietri!

En sortant du cabinet impérial, je pris par la rue St. Honoré, sans plan arrêté. En passant devant le comptoir d'un marchand de vin une idée subite me vint et je la mis immédiatement à exécution. Je demandai au maître de l'établissement (M. Vial) deux fioles que je fis remplir, une de cognac, l'autre de vin, puis je me rendis directement à l'hôtel où l'homme suspect était descendu.

Le concierge, sur ma demande, répondit que M. Peters, venant de Londres, était au premier n° 6. Je montai, j'ouvris la porte du n° 6 et me trouvai en face d'un homme de 30 à 35 ans. Il écrivait; près de lui, sur une table, il y avait deux pistolets et un poignard. Je m'avançai vers lui en lui disant que j'étais le commis-voyageur de l'hôtel chargé d'offrir des échantillons de mes marchandises aux arrivants. A ces avances il me répondit:

— Je suis Anglais et je n'ai besoin de rien; laissez-moi tranquille!

Et se levant il voulut s'approcher de ses armes. Je le prévins en lui mettant mon stylet sur la poitrine et lui disant:

— Vous mentez! vous êtes Sinibaldi, Italien et non Anglais; je viens vous arrêter! Ne faites pas de résistance, ou vous êtes mort!

— Je ne suis pas Italien; je suis Anglais et je protesterai auprès de mon ambassadeur.

— Tant mieux pour vous, si vous êtes Anglais! lui répondis-je; vous allez venir avec moi à la préfecture de police.

Je donnai un coup de pied sur la porte. Un garçon d'hôtel parut, je lui ordonnai de fermer la chambre et de mettre la clef dans ma poche, puis je descendis avec Sinibaldi, tenant toujours d'une main celui-ci au collet, de l'autre mon stylet.

Je le conduisis ainsi jusque chez le préfet de police qui était encore à son bureau où je l'avais laissé. Je lui remis la dépêche de Londres et lui appris le reste en lui mettant Sinibaldi entre les mains. L'officier de paix Lagrange, à qui je donnai la clef, courut à la chambre de l'Italien et apporta au préfet de police, outre les armes, des papiers qui prouvaient que Sinibaldi était venu de Londres pour assassiner l'empereur.

Conduit immédiatement à Mazas, le lendemain on le trouva pendu, lisez empoisonné.

CHAP. XXIV.

Pianori.

Ce malheureux Pianori, cordonnier de profession, arriva à Paris et se logea rue de la Galande. Ne parlant pas français et ne trouvant pas d'ouvrage, il tomba dans une misère complète. Dans le même hôtel que lui demeurait un de ces misérables que j'ai flétris (au chapitre 21) sous le nom d'agents provocateurs. L'espion commença par plaindre Pianori, lui donna de l'argent, lui paya à manger, à boire surtout et, pendant qu'il était ivre, l'agent l'excita contre Napoléon.

L'employé de la préfecture prit un tel ascendant sur l'Italien que ce dernier, croyant avoir trouvé un Dieu bienfaisant, se serait jeté dans la Seine plutôt que de désobéir à son bienfaiteur qui le nourrissait et le logeait sans travailler.

Le jour de l'attentat, Pianori, ivre d'absinthe, est conduit par l'agent aux Champs-Elysées; on lui met à la main un revolver et il tire trois coups sur Napoléon.

Arrêté, jugé et condamné à mort. Le jour de son exécution, à six heures du matin, au moment où la tête de Pianori tombait dans le panier, le Moniteur annonçait à ses lecteurs que Hébert était fait chevalier de la Légion d'honneur pour services exceptionnels.

CHAP. XXV.

Morelli ou l'homme de Calais.

A minuit, pendant que je dormais tranquillement, mon concierge de la rue des Moulins n° 22, M. Bosquet, vint m'apporter un ordre qu'un planton du ministre de l'Intérieur lui avait remis et qui m'ordonnait de me rendre immédiatement au ministère. Je me levai précipitamment et me rendis rue Grenelle St.  Germain n° 101. L'huissier de service, Henry, m'introduisit dans la chambre de Billaut. Celui-ci était au lit, Pietri lui tenait compagnie, assis dans un fauteuil.

En me voyant, le ministre m'ordonna de partir de suite pour Calais. Il me donna 1000 francs et me dit de me présenter à la préfecture où je trouverais le préfet du département qui avait des ordres à me communiquer. En arrivant à la gare du Nord, une locomotive et un seul wagon se mirent en marche par ordre du gouvernement. A sept heures, comme j'entrais dans la gare de Calais, un monsieur (Victor Duhamel, préfet) me prit par le bras et me fit entrer au buffet. Là, en prenant le café, il me dit qu'un homme dont on ne savait pas le nom, devait descendre à terre à 9 heures et se rendre à Paris pour y assassiner l'empereur.

— J'ai ordre de Son Excellence de vous le faire voir, dit M. Duhamel.

— Et moi de le surveiller, répondis-je au préfet du Pas-de-Calais. A l'heure indiquée une barque se détacha dans le port. Appuyé sur le signalement que M. Victor Duhamel m'avait communiqué, je me fis l'ombre de l'un des deux débarqués, qui aussitôt qu'il eût touché terre se rendit à pas précipités à la gare, mais le train de Paris était parti. Il entra alors au buffet et déjeuna, puis il se promena en ville toute la journée. Le soir il prit le train-poste, arriva à Paris le lendemain et se logea rue Montmartre, hôtel d'Italie, sous le nom de Morelli. Quelques minutes après Pietri savait que nous étions arrivés.

— Surveille-le et ne le quitte pas de vue. Je veux en rendre compte au ministre, me dit le préfet de police.

En sortant de la préfecture je me rendis directement aux Tuileries où Morelli était déjà examinant et faisant le tour du château impérial. Lorsque LL. MM. II. sortirent pour se promener au Bois de Boulogne, il les suivit de près jusqu'à la barrière de l'Etoile. Le soir à six heures il se rendait à la gare d'Orléans et partait pour Bordeaux où il alla loger hôtel du Commerce, rue de l'Intendance. Morelli avait appris que S. M.I. devait partir pour Biarritz; il s'était rendu dans la Gironde croyant probablement arriver avec plus de facilité à commettre son forfait.

Le soir, à la préfecture de Bordeaux où je m'étais rendu, M. Haussmann, préfet, m'annonça qu'il avait reçu une dépêche télégraphique du ministre de l'Intérieur qui le mettait au courant de l'affaire et lui enjoignait, en outre, de m'aider dans la surveillance de cet homme, sur lequel on avait reçu des renseignements terribles de Londres. Deux jours après, pendant que je me promenais quai des Charteaux (il était 7 heures du soir), M. le baron Haussmann vint m'annoncer que LL. MM. II. arrivaient... et qu'il fallait... agir.

Le jour après, pendant que la Cour Impériale traversait la ville de Bordeaux pour se rendre à la gare de Bayonne, les mariniers du port retiraient de la Gironde un homme qui avait encore un poignard dans le sein gauche...

Il s'était tué lui-même, — disait le journal de la préfecture.

CHAP. XXVI.

Miss Howard.

Par une soirée de brouillard, comme il y en a à Londres, un homme se promenait dans Hay-Market de long en large. Il avait 5 pieds et quelques pouces, long de taille, très court de jambes, visage livide, yeux petits, des moustaches, boutonné jusqu'au cou et portant une canne plombée à la main; sans le chapeau; tous les passants l'auraient pris pour un policeman. Tout à coup, un portail donna passage à une lady élégamment mise dont l'ample crinoline faillit renverser notre héros. Celui-ci se retenant à une colonne du Théâtre-Royal, s'écria:

— Ho! Madame, seule, si tard! et par un si mauvais temps!...

Et sans aucune invitation il suivit la dame qui, en arrivant dans son salon et croyant avoir à faire à un aimable policeman, voulut le récompenser en lui oifrant deux schillings (2 fr. 50 e.).

— Madame! de l'argent! à moi!

— Et qui êtes-vous?

— Je suis le prince Louis-Napoléon.

Le lendemain, le conspirateur de Strasbourg et de Boulogne, l'évadé du fort de Ham, se rappela au souvenir de ses adeptes en leur envoyant de l'or anglais pour conspirer encore contre le gouvernement qni lui avait laissé deux fois la vie. Dès ce jour, la misère qui accablait le fils de l'amiral Verhuel, fut chassé par les Banknotes de Miss Howard. Le soir, les joueurs de Tam-Tall remarquèrent que l'heureux tricheur au Lansquenet faisait défaut au tapis vert....

Quelques jours après la Révolution de février, le prince Napoléon, se parant d'un nom qui n'est pas le sien, se présenta au gouvernement provisoire et demanda à servir la République. Un mot de Lamartine suffit alors à l'audacieux pour lui faire repasser la Manche.

Quelques électeurs l'envoyèrent à l'Assemblée comme représentant du peuple, puis les Français, par 7,000,000 millions de suffrages, le nommèrent président de la République; le moment venu de céder son mandat à une autre, il étouffa la République dans la nuit du 2 décembre, emprisonna tout ce que la France avait de plus grand, bâillonna le reste et se fit dictateur, sans contrôle. Puis sous la pression du sabre, les électeurs le nommèrent empereur.

Pendant la présidence, il avait appelé Miss Howard à Paris et lui avait loué un hôtel rue de Ciry 14.

Miss Howard, qui avait donné huit millions à Napoléon au moment de son élection, était considérée et se croyait elle-même future impératrice. Mais la fille d'Albion comptait sans celui qui, «quand il parle, ment; quand il se tait, conspire.»

Un beau jour, Napoléon envoya Miss Howard au Havre en compagnie de son complice Mocquart, lui promettant de venir l'y trouver le dimanche. Le samedi, le traître épousait la fille de la Montijo.

En prenant son thé, le matin du jour où elle devait recevoir la visite de celui qui lui devait tout, Miss Howard put lire la cérémonie du mariage dans le Moniteur officiel. Elle quitta précipitamment l'hôtel Frascati, fit chauffer pour elle seule une locomotive et arriva dans son hôtel à Paris où le plus étrange spectacle s'offrit à ses regards. Meubles, coussins, papiers, billets, lettres, contrats, les uns étaient fracturés, les autres éventrés, les autres volés!

M. Pietri, prévenu par une dépêche de Mocquart, s'était rendu rue de Ciry n° 14. Il put entendre de ses oreilles et plusieurs entendirent comme lui l'Anglaise outragée appeler Napoléon assassin, escroc et voleur.

Le lendemain à son réveil, Miss Howard fut saluée par MM. Fould et Fleury du titre de comtesse de Beauregard. Ils lui remirent en même temps les titres de propriété d'une terre portant ce nom sur la route de Versailles.

Quelques mois après la nouvelle comtesse quittait la France et allait s'établir à Florence où elle fit bâtir un splendide palais sur les bords de l'Arno. Mais dix années après, l'ennui la prit, elle voulut revoir Paris. Tous les jours, au moment où Napoléon et l'impératrice sortaient des Tuileries, Miss Howard se montrait dans une équipage splendide avec une toilette éblouissante. La chronique prétend que l'Espagnole en était furieuse.

Quelques jours après une représentation aux Italiens, pendant laquelle l'Anglaise, couverte de diaments placée dans une loge de face, s'était amusée à lorgner la femme qui lui avait volé son Poléon, Miss Howard fut trouvée étouffée dans son lit.... J'espère qu'un jour un historien consciencieux, en déchirant le voile qui le couvre, découvrira dans ce fait la main de l'Espagnole.

CHAP. XXVII.

Duchesse Castiglioni.

Peu de temps après le mariage impérial, les journaux annoncèrent, à grande pompe, l'arrivée d'une Italienne d'une beauté extraordinaire. Les amateurs s'empressèrent de se faire inscrire chez l'incomparable Castiglioni. Pour une parole ils se ruinaient pour une poignée de main, ils s'entr'égorgeaient.

Les concerts et les théâtres envoyèrent des loges; les ministres et les grands dignitaires offraient leurs salons; la Cour envoya un tabouret. La nouvelle Ninon qui avait tout refusé, accepta le tabouret des Tuileries pour un bal officiel. A son entrée, les danseurs s'arrêtèrent, la musique cessa de jouer, tous les spectateurs restèrent en admiration à l'apparition de cette divinité. Les dames se cachaient la figure à mesure que l'Italienne avançait; l'impératrice seule, en maîtresse du logis, alla au-devant de la comtesse, lui donna la main et la conduisit, près du trône, sur un tabouret. L'orchestre de Strauss commença, par ordre, une valse. Napoléon qui n'avait cessé d'admirer la Castiglioni, s'approcha du trône, pria S. A. le duc Ernest de Saxe-Cobourg, de valser avec l'impératrice et offrit galamment sa main à la duchesse... Quelques tours seulement furent faits, puis S. M. I. et sa danseuse se promenèrent ensemble, causant assez familièrement pendant le reste de la valse.

Le jour après, pendant que nous revenions du Bois de Boulogne, le général Fleury m'ordonna de venir le prendre au salon de service à huit heures du soir. Pendant qu'il me parlait, mon sang affluait si fort dans mes yeux que je fus forcé d'y porter la main pour les fermer. Selon les ordres de l'aide-decamp, à huit heures j'étais déjà au salon. S. M. I. en me voyant arriver avant l'heure, me dit:

— Qu'est-ce qu'il y a de nouveau?

— Sire, lui dis-je, je désirerais savoir où nous allons?

— Et pourquoi? me dit l'empereur en me regardant.

— Parce que ce soir il arrivera quelque chose..

Avant que j'eusse achevé, Fleury entra et nous partîmes de suite par le jardin des Tuileries, Napoléon, Fleury et moi.

En entrant à l'hôtel Beauveau, voyant très peu de lumière, je dis en mettant le pied sur l'escalier: «Attention, général, nous sommes chez une Italienne!»

Lorsque nous fûmes arrivés sur le palier, une porte fut ouverte par une jeune servante qui, après avoir fait entrer l'empereur et le général Fleury, vint sur le palier, où j'étais resté, et battit trois coups dans ses mains. Aussitôt un homme sortit je ne sais d'où et s'avança vers le salon. Mais avant qu'il fut arrivé à la porte il était mort. Un coup de ' poignard de haut en bas lui avait percé le cœur.

Au bruit de la chute du mort et aux cris de la servante, le général sortit du salon, saisit la fille, lui ferma la bouche et l'enferma dans le cabinet aux balais pendant que je traînais le cadavre dans les lieux d'aisance. L'aide-de-camp rentra ensuite enfermer la belle chez elle et sortit précipitamment avec l'empereur en me faisant signe d'attendre. Quelques instants après il revenait accompagné de l'agent Zambo, avec deux voitures.

Dans l'une de celles-ci on mit le mort et la servante et on la confia à l'agent. Dans l'autre le général s'installa avec Aspasie.

En entrant dans le cabinet de l'empereur où je me rendis en sortant de 1 hôtel Beauvau, je trouvai Napoléon assis, le coude appuyé sur la table, sa tête reposant dans sa main. Il leva les yeux en me voyant, puis avec une expression douloureuse il me dit:

— Encore du sang! Qui sait, c'était peut-être l'amoureux de la servante, ce malheureux?

— Les amoureux des servantes ne portent pas sur eux de semblables recommandations, lui dis-je en lui posant devant les yeux un revolver à quatre coups et un stylet dont la pointe était empoisonnée.

Il examina le tout attentivement, surtout la lame du poignard, me donna 3000 francs et me dit de rendre compte de tout à Pie tri.

— Je ne le lui dirai pas, Sire! répliquai-je en m'en allant.

La duchesse de Castiglioni fut conduite aux frontières italiennes. Elle se rendit immédiatement à Milan chez le comte Arèse, lui rendit compte de tout et menaça l'empereur d'une publication si on ne la laissait pas retourner à Paris.

Quinze jours après les journaux de la capitale rendaient compte d'une fête que la belle Castiglioni avait donnée dans l'hôtel Beauvau, fête à laquelle tout ce que la France compte de grand avait assisté.

En 1865, à Florence, le jour de la fête de Dante, pendant que je me promenais place des Messieurs, près le vieux palais, une calèche à deux chevaux passa si près de moi que je fus forcé de m'écarter. Deux dames arrêtèrent leur calèche et me forcèrent à monter. Elles me conduisirent Via Maggia 40 dans leur palais, don du roi d'Italie, où je dînai.

Ces dames étaient la belle Castiglioni et sa servante de l'hôtel Beauvau.

CHAP. XXVIII.

La Comtesse de Grar donne.

Les badeaux parisiens et ceux du département de Seine-et-Oise se souviennent encore du fameux camp de Satory, des manœuvres qui s'y firent et surtout des distributions de cervelas et de Champagne que le président de la République fit faire à l'armée pour qu'elle criât: Vive l'empereur! On se souvient aussi des punitions que le général Changarnier a infligé aux soldats qui ne crièrent pas: Vive la république!

Dans une des dernières revues que Louis-Napoléon passa à Satory avant la guerre de Crimée, un monsieur de quarante ans et une jeune et jolie dame dans un phaéton tiré par deux superbes chevaux, persistaient malgré les ordres des agents à vouloir suivre l'état-major, tandis que toutes les autres voitures s'étaient arrêtées aux limites du camp. Le chef de l'État voulant, avant le défilé, faire une charge de cavalerie, l'aide-de-camp de service, général Roguet, m'ordonna de faire évacuer le champ de manœuvres afin d'éviter des accidents. Le monsieur au phaéton ne voulant pas obtempérer aux ordres de l'autorité, je le fis arrêter par deux gendarmes et conduire à la caserne de gendarmerie à Versailles. Après la revue, la cour étant partie pour St. Cloud, en chemin de fer, je me rendis au quartier avec le commandant de Rozan (aujourd'hui colonel à Toulouse), pour faire mettre en liberté l'individu que les gendarmes y avaient conduit.

En entrant dans la cour, nous fûmes un peu surpris, de Rozan et moi, d'apprendre que le monsieur n'avait pas voulu descendre de voiture, tandis que la dame avait visité les chambres, les cuisines, etc. M'approchant du phaéton, je dis au prisonnier qu'il était libre de s'en aller où il voulait. Il voulut crier à la tyrannie. Je lui dis:

— Si vous ajoutez encore un mot, je vous fais descendre de voiture, je vous fais mettre les menottes et conduire à Paris.

— Je ne dirai plus rien, permettez-moi seulement d'échanger nos cartes. Et il me donna en échange de la mienne sa carte sur laquelle je lus: M. Feischeter, rédacteur-propriétaire du journal officiel l'Abeille Du Noed, conseiller d'État et membre du conseil impérial de S. M. I. l'empereur de Mussie, etc., etc. Ses titres et sa position officielle auprès du Czar m'étonnèrent de la part d'un homme qui criait à la tyrannie.

Après avoir dîné avec le colonel, je me rendis, par le chemin de fer, à Paris, rue des Moulins. En prenant ma clef chez le concierge, une demoiselle de dix-huit ans me saisit par le bras et m'entraînant vers une voiture qui était à la porte, me pria avec des sollicitations si pressantes de venir chez sa maîtresse qui m'attendait, que je ne pus faire autrement que d'entrer dans la voiture qui partit au galop et m'amena rue de la Pépinière n° 80. Avant d'arriver, la belle Ernestine, à qui j'avais fait un peu de cour pendant le trajet, m'avait mis au courant de bien des choses que je devais entendre dans la soirée...

Aussitôt que je fus descendu de voiture, un valet de pied, avec un flambeau, vint me recevoir et me conduisit dans un salon richement meublé,

où la dame de Versailles vint me prendre la main, me demanda pardon de m'avoir fait enlever par une jeune fille et me mena dans un boudoir, où la soie, l'or, le velours, et le damas se mariaient harmonieusement ensemble. Là, me faisant asseoir à côté d'elle, très près d'elle, elle appela son Ernestine, l'embrassa pour m'avoir amené, et lui ordonna d'apporter du Madère, du Champagne et des biscuits. Dès que le tout fut servi, madame s'exprima ainsi:

— J'ignore, monsieur, ce que vous pensez de moi; vous m'avez vue aujourd'hui avec un homme; ce soir, je vous enlève de chez vous, sans vous prévenir, et je vous reçois seule dans mon boudoir. Monsieur, soyez généreux, ne pensez rien, ni bien ni mal, avant de m'avoir entendue!

J'appartiens à une des plus nobles familles du Poitoux. M. de Chauvignie, aide-de-camp du général de Lamoricière, est mon frère. Mes parents m'ont mariée au comte de Gardonne. Trois jours après mon mariage, mon'mari partait pour St. Pétersbourg où il dirige le journal de la cour de l'empereur de Kussie. Il m'a laissée ici entre les mains de S. E. le comte de Kisseleff, vieillard de 70 ans, qui me donne 10,000 francs par an, pour recevoir sa correspondance secrète arrivant de St. Pétersbourg. Il n'a jamais été reçu dans cette chambre. Mon mari reçoit 15,000 francs. L'homme que vous avez vu aujourd'hui, est M. Feischeter, etc., etc.

Et maintenant que vous savez tout, monsieur, demandez-moi tout ce que j'ai, tout ce que je possède; je vous le donne, mais ne vous battez pas en duel avec M. Feischeter; parce que si vous vous battez, vous le tuerez. On dira en Russie que vous l'avez tué parce que Tous êtes mon amant et que vous l'avez vu avec moi.

— Madame, répondis-je, je suis désespéré, croyezle bien, mais je "ne puis pas refuser de me battre, si je suis provoqué, à moins de me déshonorer... Tout ce que je puis vous promettre, Madame, c'est de ne pas le blesser, ni le tuer; sur le terrain, je ne ferai que me défendre.

— Mais non, dit elle, en se tordant les bras de désespoir, il ne faut pas que vous vous battiez.! Il ne faut pas que vous vous rencontriez! Il y a un dicton populaire qui dit qu'il y a un Dieu pour les ivrognes. Je le crois, mais moi, j'assure qu'il y a aussi quelque chose pour les agents secrets. Dieu ou Diable.

Pendant cette conversation une idée me vint, idée lumineuse et que je mis immédiatement à exécution.

— Madame, dis-je, j'ai trouvé le seul moyen qui puisse empêcher le duel et qui doublera en même temps nos appointements à tous deux. Je reçois, moi, en qualité d'agent secret, toute la correspondance secrète des préfets. Je la mets à votre disposition. Vous, en échange, vous me donnerez celle de l'ambassadeur de Russie.

Je n'avais pas achevé que la comtesse me sautait au cou et faisait apporter une autre bouteille de Champagne.

En sortant de chez Mme de Gardonne, à 7 heures du matin, je me rendis précipitamment chez Pietri, à qui je rendis compte de tout ce qui s'était passé... Le préfet de police approuva l'arrestation, rit beaucoup de ma soirée et de ma nuit avec la comtesse et ajouta: Je te sais capable de bien de choses, mais pas de m'apporter la correspondance de Kisseleff.

Pendant notre discussion, un attaché de l'ambassade russe vint prier le préfet de vouloir bien dire l'heure, à laquelle il pourrait recevoir l'ambassadeur. M. Pietri, par condescendance pour un vieillard, annonça à l'attaché qu'il se rendrait lui-même chez M. de Kisseleif à 10 heures du matin.

A l'heure dite, nous allâmes à l'ambassade russe; M. Pietri avait voulu m'emmener pour donner des explications sur l'affaire de Satory. Nous fûmes reçus par tout le personnel. Le vieux de Kisseleff était si touché de la déférence du préfet qu'il en exprima toute sa reconnaissance en présence de tous ses employés.

M. Feischeter était présent et sur la prière de l'ambassadeur, il raconta au préfet ce qui lui était arrivé de désagréable la veille à Satory... Je répondis en lieu et place de Mr. Pietri et m'adressant à Feischeter:

Que feriez-vous, si je me présentais sur les bords de la Neva, en voiture, pendant que S. M. I. le Czar y fait des manœuvres et alors que l'Aide-de-Comp de service vous ordonne de faire déblayer le terrain parce que S. M. I. ordonne une charge de cavalerie?

— Je ferais comme vous, monsieur, et il me tendit la main.

— Alors, vous ne vous battez plus, dirent Pietri et Kisseleif.

— Sifait, répondis-je. Si M. le conseiller d'État accepte, nous nous battrons ce soir, à 6 heures, chez Duheim au Palais-royal.

— Acceptez, acceptez, crièrent les autres.

Je laissai le préfet à l'ambassade et me dirigeai immédiatement rue de la Pépinière. La comtesse m'attendait avec impatience, d'abord pour savoir le résultat du duel, ce qui l'occupait le plus, ensuite pour me donner la lettre de Kisseleff. Je lui rendis compte de ce qui s'était passé à l'ambassade, sans oublier le dîner.

— J'y serai, me dit-elle, il m'invitera. Voici la lettre, dépêchez-vous de la faire lire, en l'ouvrant avec précaution, et rapportez-la moi de suite pour que je la remette à sa destination.

Je courus aux Tuileries, où le préfet devait se trouver.

Il était chez l'empereur à qui il avait rendu compte des incidents qui étaient arrivés à la préfecture. Dès que je m'annonçai, le préfet sortit, prit la lettre et rentra chez S. M. I. On appela de suite M. Tibery, *) chef de bureau aux postes, professeur émérite pour décacheter et recacheter les lettres. Quand l'opération fut achevée, Napoléon me fit entrer dans son cabinet, me donna la lettre et deux mille francs, m'ordonnant de ne rien épargner pour cultiver la précieuse connaissance de la protégée de Kisseleff. Une heure après, j'étais de retour chez la comtesse de Gardonne avec la lettre qu'elle m'avait confiée. L'opération avait été si bien faite qu'elle ne croyait pas que la lettre eût été ouverte.

Après le dîner chez Duheim, nous nous rendîmes tous à l'Opéra. M. Pietri, dans son contentement, avait mis à notre disposition une loge en face de la loge impériale.... Pendant toute la représentation, LL. MM. IL ne cessèrent de lorgner notre loge. La comtesse, Feischeter et Pouschkine, attaché, leur rendirent leurs coups de lorgnons. MM. Gaffori et Domergue, secrétaires du préfet de police, et moi, nous ne lorgnâmes personne.

M. Pietri écrivit aux préfets de France plusieurs lettres fausses, qui arrivèrent à mon adresse. Je m'empressai de les porter à la comtesse.

*) Aujourd'hui directeur des postes à Orléans.

Celle-ci les transmit à Kisseleff qui, après les avoir lues, augmenta ses appointements et lui recommanda de ne rien négliger pour cultiver ma précieuse connaissance.

Ce ménage dura deux mois et nous procura, à la comtesse et à moi, d'infinies jouissances. Le comte de Nesselrode, chancelier de Russie, croyait si bien aux faux renseignements qu'il recevait sur l'état de la France, qu'il écrivit de sa main à la comtesse, en lui envoyant un collier de 12,000 francs. Il lui recommandait également de cultiver l'amitié de 1 employé des Tuileries! Ah! s'il avait pu se douter que celui qui avait eu le talent d'enlever les vérités de St. Pétersbourg, en échange des mensonges de Paris, n'était qu'un ancien berger corse!!! Mais il occasionna à deux hommes d'État français bien des désagréments, à S. E. M. Drouyn-de-L'huis, ministre des affaires étrangères, et à M. Castelbajar, ambassadeur à St. Pétersbourg.

S. M. I. Napoléon, grâce aux lettres de la comtesse, savait toujours, plusieurs jours avant son ministre, ce qui se passait à St. Pétersbourg. Il apprit ainsi l'envoi de Menschikoff à Constantinople, le passage du Pruth, etc., etc., et il savait toujours d'avance ce que Kisseleff avait à lui dire. M. Drouynde-L'huys se plaignait de ces indiscrétions anticipées à l'ambassadeur de France à St. Pétersbourg. Il lui reprochait de ne rien savoir ou d'avoir double correspondance.

L'ambassadeur répondait avec aigreur et reprochait au ministre d'avoir, en Russie, un personnage pour l'espionner. Après bien des lettres échangées, tous deux donnèrent leur démission. S. M. I. accepta celle de l'ambassadeur et refusa celle du ministre.

Lors de la déclaration de guerre entre les deux cours, Kisseleff partit, emmenant avec lui tous les attachés ainsi que Mme de Gardonne. J'accompagnai celle-ci à la gare du Nord... Que de pleurs... Quels regrets de quitter Paris... «Je ne vous reverrai jamais!» furent ses dernières paroles et elle se jeta à mon cou... Elle disait vrai, car, un mois après, les frimats terribles de la Russie m'avaient privé d'une amie En 1863, lorsque le prince Czartorisky m'envoya en mission à Varsovie, pendant l'insurrection de la Pologne, je ne pus résister au désir d'aller prier sur sa tombe à St. Pétersbourg.

CHAP. XXIX.

Les comtesses de St. Marceau.

A la sortie de l'Opéra et comme je m'en allais chez moi, le général l'Espinasse, aide-de-camp de l'empereur, m'appella et me donna ordre de prévenir le préfet de police qu'il devait, avec son collègue de Versailles, prendre des mesures de précaution pour le lendemain, parce que la Cour voulait aller chasser aux étangs de Sarcley. Le jour suivant, à cinq heures du matin, deux voitures- de postes amenaient S. M. I., S. E. St. Arnaud, de Persigny, l'Espinasse, lord Cowley, E. Ney et Fleury à la maison du garde des eaux. A huit heures on voulait bien commencer la chasse, mais pas un gendarme, pas un agent de police n'apparaissait à l'horizon. Persigny trépignait et s'en prenait à moi de ce que la force publique n'arrivait pas. Je répondis à S. E. que j'avais transmis les ordres qu on m'avait donnés hier soir, mais je fis remarquer à S. E. que les employés de Paris et de Versailles, étant obligés de venir à pied ou en chemin de fer, ils ne pouvaient pas encore être arrivés. J'ajoutai que si le garde général voulait me donner une barque avec deux bons rameurs, la chasse pourrait commencer immédiatement.

Dix minutes après, les coups de fusils faisaient accourir, avec les hommes chargés du maintien de l'ordre, toute la population des environs. En moins d'une heure je crois qu'on voyait rassemblées plus de deux mille personnes.

A midi, les chasseurs se réunirent pour une légère collation chez le garde général. Deux heures après on s'embarquait de nouveau pour recommencer la tuerie des oiseaux.

La femme du préfet du département et sa fille, toutes deux d'une beauté rare, parce qu'elles avaient dîné à côté de Napoléon, se croyaient en droit d'entrer dans ma barque et de commander à mes rameurs. Je leur dis très poliment que je n'admettais personne avec moi. Elles coururent auprès de Persigny qui, me connaissant, ne voulut pas se mêler de l'affaire. Elles implorèrent Napoléon qui m'ordonna de les prendre.

A quatre heures, tout le monde montait en voiture, sauf moi et le général. Nos places étaient occupées par Mme la préfette et sa fille que l'empereur plaça près de lui.

Le lendemain, je fus obligé (par ordre) d'aller les chercher à Versailles et de les conduire à Villeneuve-l'Estang où Napoléon et Tascher de la Pagerie les attendaient pendant que le préfet était appelé au ministère de l'Intérieur.

Lorsque ces dames descendirent à la grille de la demeure impériale, S. M. I. donna le bras à la mère; la fille prit le bras de l'officier du palais. Tous entrèrent dans le château, mais la demoiselle en ressortit bientôt m'ordonnant de la conduire à la ferme pour y boire du lait chaud. Deux heures après je reconduisais ces dames à Versailles et je me rendais à Paris. Lorsque j'arrivai aux Tuileries, Napoléon m'ordonna de retourner le lendemain pour prendre mademoiselle seule et la conduire au même endroit. Je compris alors que la préfette avait voulu ouvrir le chemin.

La seconde journée se passa comme la première avec la différence qu'au lieu d'une partie à quatre, on fit une partie à deux.

Le Moniteur du soir annonça que M. de St. Marceau était nommé comte et chevalier d'honneur de la princesse Mathilde. La préfette était nommé dame d'honneur, et sa fille épousait M. Caruel de St. Martin qui était créé comte par S. M. I. à la signature du contrat.

Conclusions de la première partie.

Les lecteurs qui m'ont honoré de leur bienveillance, seront peut-être étonnés que l'exécuteur des hautes œuvres qui a été l'ombre du nouveau Richard pendant neuf ans, n'en dise pas davantage. Hélas i trois fois hélas! s'il me fallait écrire tous les incidents où j'ai été mêlé, aux promenades, aux chasses, aux bains de mer, dans les voyages en France et à l'étranger, la vie d'un écrivain n'y suffirait pas.

J'ai touché un peu à tout: à la camarilla, aux assassinats et à quelques femmes célèbres de l'empire de Napoléon. L'intelligent public saura comprendre que je garde en réserve certaines choses. Oui, je tiens en réserve des lettres autographes de Napoléon III, de Mocquart, de Pietri, de Persigny, de de Morny, de Magnan, de Baroche, de Billaut, d'Haussmann, etc., etc., lettres plus ou moins importantes qui seront publiées si les circonstances exigent que nous appuyions de témoignages nos récits.

L'affaire Orsini dont je ne parle pas, a été Tunique motif de la démission de M. Pietri. Pietri était mon bienfaiteur, mon compatriote et mon ami, je devais le suivre. Nous partîmes tous deux pour la Corse, puis, tous deux, nous allâmes en Italie. C'est de cette nouvelle patrie que je parlerai désormais.

DEUXIÈME PARTIE.

CHAP. XXX.

Cavour.

Ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire dans la première partie de ces mémoires, la malheureuse affaire Orsini qui sema le deuil dans beaucoup de familles, nous fut fatale à M. Pietri, mon bienfaiteur, et à moi. Tous deux, nous quittâmes Paris, la Cour et l'empereur que nous aimions d'un sincère amour et à qui nous étions également dévoués. Le nouveau préfet de police, Boitelle, qui avait ses créatures à placer, n'attendit pas la démission de plusieurs protégés de son prédécesseur; il les destitua tous dès son entrée en fonctions.

Au moment où il se mit à la tête de l'armée pour délivrer les Italiens du joug de l'Autriche, Napoléon III rappela auprès de lui son ancien préfet de police. M. Pietri, dévoué jusqu'à l'abnégation vis-à-vis des Bonapartes, accepta la nouvelle position qui lui était offerte, bien qu'elle fut presque humiliante. L'emploi qu'il eut à remplir en Italie, auprès du souverain, aurait pu être tenu par un simple commissaire de police.

Je le suivis jusqu'à Turin où nous attendîmes de voir paraître le drapeau français pour commencer notre service.

Aussitôt que les Turinois eurent appris que le confident de l'empereur des Français se trouvait dans leur ville, tout ce que la capitale du Piémont renfermait d'hommes d'État (Cavour en tête) s'empressa de venir féliciter M. Pietri.

A la suite d'un entretien entre le comte Cavour et M. Pietri, il fut décidé que, ne pouvant pas servir l'empereur sans l'agrément de Boitelle, je passerais au service du comte Cavour avec les mêmes privilèges et émoluments, etc., que j'avais à Paris.

Muni d'une lettre de M. Pietri, je me présentai au ministère des affaires étrangères. Je trouvai dans le salon du comte plus de vingt émissaires. Les uns venaient rendre compte de leur mission, les autres venaient demander des ordres à l'homme extraordinaire qui attirait en ce moment l'attention de l'Europe entière.

Dès que j'eus donné mon nom à l'huissier, bien que tous les solliciteurs fussent placés sans distinction de caste, par numéro, on me fit entrer dans un cabinet où travaillaient MM. Arthom et ViscontiVenosta. Le comte Cavour y étant entré pour donner des ordres à ses secrétaires, je pus lui présenter la lettre de M. Pietri. Dès qu'il en eut pris connaissance:

— Je suis enchanté de vous voir, me dit-il; votre compatriote m'a dit tant de choses merveilleuses de vous que je désire vous entretenir un peu longuement. Revenez ce soir à huit heures, nous serons seuls, nous causerons à notre aise. — II me tendit la main et je partis.

Telle fut la première entrevue du berger corse avec le grand ministre italien.

Le soir, conformément aux ordres reçus le matin, je me présentai devant le cabinet de l'homme d'État. Là, pas de gardes, pas de grands salons dorés! un simple employé m'annonça en m'ouvrant la porte et je trouvai un petit homme un peu obèse, figure ronde, portant un collier de barbe et des lunettes. Il était assis dans un vieux fauteuil, écrivant sur une table chargée de cartons et de paperasses. Pas de tableaux, pas de marbre, pas de damas, pas de velours, partout la plus grande simplicité.

En entendant entrer il leva les yeux et, m'ayant aperçu, il me fit signe de m'asseoir auprès de lui. Il m'adressa ensuite une foule de questions sur les hommes et les choses de Paris et de l'Europe. La police politique fournit la plus grande matière à notre entretien. A minuit nous sortîmes ensemble du ministère, très contents l'un de l'autre. Lui, disait être satisfait de mes connaissances, moi, je l'étais de la position avantageuse qu'il m'avait promise.

En me quittant, Rue Neuve, le ministre m'ordonna de venir à son cabinet le lendemain à neuf heures y recevoir ses premiers ordres et le premier quartier de mes appointements qu'il me payait par anticipation. Et puisque je parle pour la première fois d'argent, je dirai à mon lecteur (une fois pour toutes), que les hommes du gouvernement impérial ne m'ont jamais donné un ordre sans me dire: «Avez-vous des armes?» Tandis que Cavour me disait en me donnant ses ordres: «Avez-vous besoin d'argent?»

Le jour suivant, lorsque je fus entré dans le cabinet du ministre, le comte Cavour me présenta au général St. Frond en disant:

— Voici l'homme dont je vous ai parlé, général; il m'est recommandé par Pietri. Il est énergique, intelligent et discret. Il parle italien et français. Je le crois capable de bien de choses!..

— Si vous le permettez, dit le général aide-decamp du roi, je le mettrai à l'épreuve aujourd'hui même en lui montrant une jeune fille que S. Al. désire avoir.

Je dois avouer qu'il me répugnait de débuter dans la révolution italienne par le rapt d'une femme. Mais j'étais lié, et, d'ailleurs, je ne voulais pas rester au-dessous de la réputation qu'on m'avait faite.

Je sortis donc avec St. Frond pour voir la belle qui avait fixé l'attention royale. Nous allâmes rue Dora Grossa au rez-de-chaussée, dans un magasin de modes ou travaillait mademoiselle Maria Battini. Celle-ci fut accostée le soir, place du Palais Madame, mise dans une voiture et, le jour après, pendant que le ministre me donnait l'ordre de surveiller Rattazzi, Broiferio, Solar de la Maguerite, Mlle Maria sortait de l'alcôve royale à Montcalieri.

Deux jours me suffirent pour voir les hommes que je devais surveiller et leur parler. Je fis à leur sujet un rapport si étendu, si clair, en donnant une idée si juste du caractère et des vues politiques de ces trois hommes d'État que le comte Cavour m'en témoigna toute sa satisfaction.

— C'est impossible, me dit-il, de mieux les dépeindre. Kattazzi, toujours à la chasse d'un portefeuille; Brofferio, républicain intègre, refusant tout emploi pour avoir le droit de crier à la Chambre; Solar de la Marguerite ne pouvant être quelque chose et demandant quon aille à la messe, qu'on observe les fêtes et qu'on soit soumis au pape. Demain, me dit-il en terminant, vous m'accompagnerez à Gênes. S. A. R. le prince de Cafignan et moi nous allons au-devant de l'empereur.

—Oui, dis-je, Excellence, mais je la préviens que je ne veux figurer dans aucune fête officielle où la Cour impériale sera.

— Ah! je comprends, venez toujours à Gênes, là, vous ferez ce qu il vous plaira.

Le lecteur remarquera que je ne parle ici ni de Plombières, ni des commissaires que Guilay envoya à Turin avec un ultimatum.

J'ai parlé de ces faits dans mes autres brochures Révélations et François II au Congrès de Napoléon III, et pour ce motif je n'en dis rien ici.

Victor-Emmanuel, à l'approche de l'armée française, avait nommé son cousin lieutenant-général du royaume et était parti pour le camp avec le ministre de la Guerre, le général de Lamarmora. C'est en son lieu et place que S. A. le prince de Carignan allait recevoir au port de Gênes l'empereur des Français qui avait pris le titre modeste de général en chef des armées franco-italiennes.

Le débarquement se fit au milieu d'un enthousiasme difficile à décrire. L'état-major et toute l'armée défilèrent sur un tapis de fleurs. Les soldats étaient chargés de fleurs et d'oranges; les officiers avaient des couronnes. Le municipe et les jardiniers de la ville de marbre préludaient déjà aux victoires de Magenta et de Solferino.

L'état-major français, après vingt-quatre heures passées en fêtes à Gênes, se rendit à Alexandrie où le ministre italien envoya un agent secret qui devait lui rendre compte

des faits et gestes du général en chef, de son entourage et des personnages qui viendraient le visiter. Cet espionnage dura pendant toute la campagne. J'ajoute, pour être dans le vrai et pour la moralité de la chose, que l'agent italien obtenait tous les renseignements qu'il désirait de M. Hirvoy, commissaire de Napoléon III (ex-chapelier failli), pour quelques petits cadeaux et quelques parties échevelées.

CHAP. XXXI.

Ricasoli.

Dès que nous fûmes revenus de Gênes, Cavour m'ordonna de me rendre à Florence avec quatre-vingt gendarmes habillés en civil pour me mettre à la disposition du comité insurrectionnel de la Toscane.

Les gendarmes partirent par petits détachements, les uns par Piacenza, Bologna et Pistoia, les autres par Alexandrie, la Spezzia, Pietrasanta, Lucca; une partie, enfin, avec moi, prit la voie de mer. Le rendez-vous général était fixé dans une campagne entre Prato et Florence, à dix heures du soir, deux jours après le départ.

Dès mon arrivée en Toscane, je me rendis chez Boncompagni, ministre de Victor-Emmanuel, qui fit appeler immédiatement les membres du comité. Ricasoîi, Silvagnoli, Corsi, Fabrizzi, Peruzzi, Bianchi arrivèrent et nous nous mîmes à discuter les moyens à employer. Nous nous arrêtâmes au plan suivant:

Mes hommes devaient, à la pointe du jour, entrer en ville par plusieurs côtés à la fois, en bandes de cinq ou six. Ils devaient s'arrêter sur les places et y proclamer que la France venait délivrer l'Italie. Ils devaient crier:  Vive l'Italie! Vive l'indépendance! A bas l'Autriche! A bas l'étranger!» en avançant toujours de manière à se rencontrer tous place du palais Pitti vers onze heures du matin.

Ce mouvement s'exécuta ponctuellement. Je courais de place en place des deux côtés de l'Arno avec Celestino Bianchi que Ricasoli avait mis à ma disposition. Au moment prévu, une foule considérable envahit la place où se trouvait la demeure du grands-ducs. Le général Ferrari qui aurait pu balayer cette cohue par une charge de cavalerie, étant vendu au Piémont, avait enfermé ses troupes dans la forteresse et ne s'occupait pas de la ville.

Quand les cris menaçants: «A bas l'étranger! Mort à l'Autriche!» prononcés par toute une population,

se firent entendre sous les fenêtres du palais ducal, le baron Ricasoli se présenta tout effaré devant le grand-duc:

— Fuyez, lui dit-il, il est temps encore! Voyez cette foule en délire; elle ne veut plus d'étranger; sauvez-vous; dans une heure il sera trop tard!

Ferdinand tout tremblant monta en voiture et sortit de la ville accompagné par vingt dragons et un commissaire délégué par le comité.

Pendant que l'archiduc d'Autriche sortait par la porte de St. Gallo, Boncompagni arborait le drapeau italien sur le balcon du palais.

A la vue du drapeau national, de toutes les poitrines sortit le cri formidable: «Vive l'indépendance italienne!» et chacun s'en alla chez soi. Les caisses publiques, les banques et les ministères, à la sûreté desquels le baron Ricasoli devait veiller, furent pillés et volés. Plusieurs de mes agents s'installèrent comme employés à la place des partisans du grand-duc; ils y sont encore. Presque tous ceux qui étaient venus vêtus à la piémontaise et en Savoyards, deux jours après, étaient vêtus en grands seigneurs.

Le même jour le gouvernement provisoire se constitua comme suit:

M. Boncompagni, président du conseil et commissaire du roi;

M. le baron de Ricasoli, ministre de l'Intérieur;

M. Fabrizzi, à la Justice;

M. Corsi, au Commerce;

M. Silvagnoli, à l'Instruction publique;

M. Peruzzi, aux Finances;

M. Bianchi, secrétaire-général du conseil.

Comme il n'y avait ni armée ni marine, il n'y eut ni ministre de la Guerre ni ministre de la Marine.

A quatre heures du soir, la ville de Florence était aussi tranquille, aussi indifférente que l’avant-veille. Le berger corse qui avait reçu 6000 francs pour sa course de vingt-quatre heures, se disait à part lui:

— Qui pourrait jamais croire que Boncompagni, ministre accrédité auprès du grand-duc, qui montait hier les escaliers du palais Pitti en faisant des courbettes pour y être reçu, y règne aujourd'hui en maître après en avoir chassé le souverain par trahison!

Qui pourra croire également que le baron Ricasoli, qui alla chercher en 1849 le grand-duc que la révolution avait chassé de la Toscane, et qui reçut pour ce fait la croix de Marie-Thérèse, soit le même homme qui, traître, vient d'aider à chasser le même grand-duc 1

La révolution finie en Toscane, je reçus ordre du comte Cavour de me porter avec mes agents à Parme. Sur quatre-vingt gendarmes que j'avais à l'origine, il m'en restait à peine cinquante, les autres s'étaient casés à Florence;

mais grâce aux républicains de Gênes, de Milan et de Rome qui affluaient à Turin pour avoir des emplois, il était facile au ministre de me les remplacer. Le comité de Parme, composé de Cantelli, St. Vitali, Melussi, David, Torregiani, vint au-devant de moi dès qu'il apprit que je m'approchais de la ville. Dans un café à St. Hilaire nous arrêtâmes nos mesures pour faire des barricades dans toute la ville. Le chef de la police, Mattei, le général Trotti qui commandait 10,000 hommes, avec lesquels il aurait pu nous mitrailler, s'étaient vendus au gouvernement de Turin et n'empêchèrent rien.

La grande-duchesse, Marie de Bourbon, en s'éveillant un beau matin, se trouva débordée par les révolutionnaires, fit atteler sa voiture et se dirigea sur Mantoue pour se mettre sous la protection des canons de l'Autriche.

Le comte Cantelli, maire de Parme en 1848, condamné à mort comme chef d'insurrection et pour avoir pris 80,000 francs dans la caisse municipale, avait été gracié par la grande-duchesse; pour reconnaître tant de générosité, Cantelli s'était de nouveau fait conspirateur, en 1859, pour détrôner sa bienfaitrice.

Dans le duché de Modène, les choses se passèrent de même qu'à Florence et à Parme. M. Carbonieri, Zini, Mayer, Chiesi furent les chefs qui me reçurent et auxquels je dus obéir.

Le duc de Modène, au lieu de marcher contre les insurgés, passa le Pô pour aller au milieu des baïonnettes autrichiennes.

CHAP. XXXII.

Massimo d'Azeglio.

Pendant que la police et les comités organisés par Cavour détrônaient les roitelets de l'Italie centrale, l'armée franco-italienne marchait à pas de géant dans la Haute-Italie. A Montebello, à Palestre, à Magenta, à Solferino, des victoires éclatantes couronnaient les drapeaux des deux nations. La paix de Villafranca vint arrêter l'élan de l'armée et laisser inachevé le programme de Napoléon: Ultalie libre des Alpes à V Adriatique!

Le comte Cavour, en apprenant cette nouvelle, m'envoya avecMassimo d'Azeglio, commissaire extraordinaire dans les Romagnes, puis il donna sa démission et se retira à Genève.

Rattazzi le remplaça pendant que je me dirigeais, avec le représentant du roi, vers Bologne, où nous fûmes reçus à la porte de la ville par une population avide de contempler le mandataire du roi qui lui apportait la liberté.

J'ai vu bien des entrées, bien des réceptions, mais aucune ne peut égaler celle que les Romagnols firent au commissaire piémontais lorsqu'il entra dans Bologne. Les rues étaient jonchées de fleurs, les portes, les croisées étaient garnies de damas etpavoisées des couleurs nationales. Le grand Saint-Ietrone, où nous descendîmes, était couvert de guirlandes et de lanternes vénitiennes. Des corps de musique, jouant des pièces de Rossini, de Donizetti et de Verdi stationnaient sur chaque place, excitant la joie frénétique des Romagnols le premier jour de leur délivrance.

Le soir, banquet grandiose où toutes les classes étaient confondues, choquant les verres à la santé du premier soldat de l'indépendance, de celui que les zouaves avaient nommé leur caporal!

Le berger corse, et c'est ici le moment d'apprécier le talent du véritable agent, quittant furtivement la fête, au moment où elle était la plus animée, alla frapper à la porte du cardinal Viale, l'auteur du concordat, le plus ultramontain des prélats romains, qui, par un heureux hazard, était son compatriote. Il fut reçu par le cardinal comme un des siens, comme un homme qui détestait la révolution et les Piémontais. Je fus bientôt forcé, malgré moi, de lui donner des preuves convaincantes à cet égard.

En effet, pendant que les autorités dînaient, les musiques s'étaint réunies sous le balcon du palais du gouverneur. La populace de Bologne se mit alors à parcourir les rues en criant:

— J lumi! des lampions, illuminez vos fenêtres!

Toutes les maisons, toutes les rues furent bientôt illuminées. Un seul palais restait dans l'obscurité; c'était le palais archiépiscopal, la demeure du prince de l'église, de l'archevêque cardinal de Bologne. Une bande de forcenés, croyant que le ministre de Dieu n'allumait pas en signe de protestation, se porta sous ses fenêtres en vociférant:

I lumi, i lumi!

Ne recevant aucune réponse, les forcenés enfoncèrent les portes, escaladèrent les grilles, traversèrent la cour et s'avancèrent dans les escaliers. Le moment était critique, décisif. Il fallait laisser égorger le cardinal ou faire face audacieusement à l'émeute. Je choisis le dernier parti et me présentai hardiment sur le haut de l'escalier. D'une voix assez haute j'interpellai la cohue romagnole:

— Où allez-vous? que demandez-vous? C'est ainsi que vous entendez la liberté! Est-ce que vos tyrans, que les Français ont chassés, vous forçaient d'illuminer vos fenêtres le jour de leur fête? Pour quoi et de quel droit voulez-vous forcer un prince de l'Eglise à illuminer vos saturnales révolutionnaires?

Je vous préviens que je suis Français et que demain Napoléon III saura le bel usage que vous faites de votre liberté.

Tous s'arrêtèrent; mais, comme dans toutes les affaires de ce genre il y a des meneurs et des moutons de Panurge, un des premiers cria:

— En avant! sera-t-il dit que le peuple de Bologne aura reculé devant un Français!

Pendant qu'ils franchissaient les premières marches, je tirai en l'air un coup de pistolet qui fit tant de bruit sous les voûtes que les émeutiers se précipitèrent les uns sur les autres, en s'empressant de repasser la grille. Les derniers furent même malmenés par les marmitons de Son Eminence qui, les voyant fuir, s'élancèrent après eux avec des 'fourches, des bâtons et des hallebardes. Le cardinal qui avait tremblé un moment pour sa personne, riait à gorge déployée en voyant la manière dont ses valets frappaient sur les révolutionnaires. Sur ma demande, il me donna une lettre d'introduction auprès d'un de ses amis à Rome.

Le lendemain, pendant que nous riions d'Azeglio, Minguetti, Pepoli, Montanari et moi de l'affaire de la veille, les journaux libéraux annonçaient à leurs lecteurs que la fête avait été digne des Bolognais, qu'un seul palais, celui du rétrograde, ultramontain cardinal était resté dans l'obscurité.

Le reste de la ville n'avait été que feu, danses et chants pendant toute la nuit. Les feuilles cléricales disaient au contraire que l'arrivée du commissaire du roi sarde avait occasionné des orgies dans la paisible ville de Bologne et que sans la présence et le courage d'un officier français (on me croyait officier), elle aurait été signalée par l'assassinat de S. E. le cardinal Viale. Les journaux ultramontains en disaient assez pour que les Sanfédistes de la ville éternelle désirassent ma présence aux milieu d'eux.

CHAP. XXXIII.

Farini.

Au lieu de m'envoyer à Rome, le ministre Rattazzi m'envoya à Modène, où venait d'arriver Farini en qualité de dictateur. Ex-médecin du pape, Farini, avait voué une haîne mortelle à tous ceux qui professaient des opinions cléricales. La première recommandation qu'il me fit, en me recevant dans son cabinet, fut: Guerre à la calotte, guerre à la robe brune du moine, et guerre aux cornettes des religieuses. Si nous laissons cette race maudite au milieu de nous, elle paralysera la nuit tout ce que nous aurons fait le jour.

Toute cette canaille est duquiste, c'est-à-dire partisan avéré du duc de Modène. Celui-ci était le prince d'Esté qui, après la bataille de Solferino, avait organisé ses 6000 soldats et les exerçait dans la plaine de Sanguinetto.

Le dictateur, en raison des rapports qu'il recevait des patriotes vénitiens et de ses agents, était très inquiet, parce que tous les renseignements s'accordaient à annoncer une attaque à main armée de la paît de l'ex-duc qui voulait chasser les Piémontais de son duché. Or Farini n'avait à sa disposition que quelques carabiniers pour la police. Le dictateur me pria donc d'aller moi-même sur les lieux m'assurer de ce qu'il y avait à craindre.

Le soir même je passais le Pô, mais au lieu d'aller directement à Sanguinetto, où était le duc, je me dirigeai sur Vérone où étaient tous ses partisans qui avaient préféré l'exil au séjour de Modène sous le gouvernement de Victor-Emanuel. Confiant dans le génie de la police, j'entrai au café de la place Bras, où se réunissaient tous les ennemis de la révolution. Je pris place à une table entourée de cinq individus déjà aux prises avec la politique du jour et qui discutaient en français bien qu'ils fussent tous Italiens. Un d'eux, vieillard à cheveux blancs, luttait pour la liberté contre tous; il était éloquent, mais il n'avait d'autres connaissances sur la révolution que celles qu'il avait prises à Turin, en lisant les journaux de Cavour.

C'était un émigré amnistié après le traité de Villafrancha. Voyant que les autres ne répondaient pas ou divagaient tout en écoutant attentivement, je laissai échapper quelques signes d'impatience. Tous me regardèrent, m'interrogèrent et me demandèrent si j'étais Italien ou Français, et ce que je pensais de leur discussion.

— Je suis Français, dis-je. Puis, regardant en face le vieillard-orateur, je combattis ses vues avec des arguments si forts que tous me félicitèrent.

— Vous êtes donc légitimiste? me dit mon adversaire.

— Oui, Monsieur, mon père est mort à Quiberon! Moi j'ai été blessé aux Tuileries en 1830, et je crie toujours: Vive les Bourbons! et plus je parcours l'Europe, plus j'étudie les gouvernements constitutionnels, plus j'aime le descendant de Saint-Louis, Henri V, roi de France par la grâce de Dieu, plus aussi je déteste vos bavards de tribunes, véritables buveurs de sang! ambitieux de l'or d'autrui et cherchant à le voler au lieu d'en gagner à la sueur de leur front.

De la politique actuelle j'ai peu de chose à dire. La France vivait heureuse et libre avec les Bourbons. Elle est aujourd'hui misérable esclave sous le sabre d'un bâtard des Buonaparte.

L'Italie centrale était tranquille, vivant paisiblement, riche de son sol, de ses arts, de ses monuments, sous les gouvernements paternels des princes de Lorraine, d'Esté et de Bourbon; elle est, depuis deux mois, livrée à l'esprit du démon. Garibaldi, cet aventurier; Cialdini, l'homme de fer, la tuent, la livrent à la prostitution, la déshonorent! Au lieu des églises et des croix du Sauveur on ne voit plus que des casernes et des poignards, des révolutionnaires du roi galant qui a, lui seul, plus de quatre-vingt bâtards!

Dès que j'eus fini mon discours, un des auditeurs, le comte de Molza, chambellan du duc de Modène, voulut me conduire chez lui où il y avait soirée. Il m'y présenta à tout l'aréopage exilé. Forly, ministre des Affaires étrangères; Giacobassi, ministre de l'Intérieur; Dibuoi, ministre de la Police; Saccozzi, général-en-chef de l'armée modénèse, me serrèrent la main, et, en causant un peu de tout, je me tirai si bien d'affaires que le vieux Saccozzi me prit pour un officier supérieur et me pria de l'accompagner le lendemain à Sanguinetto où il devait se rendre pour y passer la revue des troupes que le prince d'Esté voulait voir avant de partir pour Vienne.

Le démon de la police me défendait de refuser; j'accompagnai le général mo dénais qui me présenta, dès notre arrivée au camp, à S. A. le duc de Mo dène et à tous les officiers.

Bien que je fusse vêtu en civil, on m'obligea de monter à cheval et de me mêler à l'état-major de celui que je venais espionner. Pendant la revue et pendant les manœuvres je fis quelques observations qui confirmèrent ma réputation d'officier supérieur.

Le soir nous étions tous invités à Vérone à l'hôtel des Trois Couronnes, rue Ste-Eufémie, à un banquet que le souverain détrôné donnait à ses officiers. Les vins fins furent livrés à profusion, les langues se délièrent et des mots furent lancés contre Napoléon, contre Victor-Emmanuel et contre les Français. Je ne répondis rien quand on parla des deux potentats, mais quand on attaqua les Français je me levai et, m'adressant à l'auteur de l'attaque, je lui dis vivement:

— Je suis Français; je vous défends de parler mal d'une nation que vous ne connaissez pas.

— Comment, je ne connais pas les Français? mais j'arrive de Paris.

— Vous arrivez de Paris, lui dis-je; alors vous y avez été prisonnier!

— C'est vrai! dirent tous les autres en riant aux éclats.

Le duc riait comme ses officiers. Mon antagoniste était un major qui avait servi avec les Autrichiens et avait été fait prisonnier à la bataille de Montebello.

— Raison de plus, si Monsieur a été prisonnier à Paris, il a dû apprendre comment la France traite ses vaincus.

Les cartes furent échangées et nous prîmes rendez-vous pour le lendemain à six heures, porte de l'Evêque.

Le commandant Pistori et le capitaine Dégenfeld vinrent me prendre chez moi et nous nous rendîmes sur le terrain où le major Zebler et ses témoins se trouvaient déjà. Il choisit le pistolet et le sort lui donna encore la chance de tirer le premier. Nous étions à trente pas. Après avoir essuyé son feu, je le couchai en joue à mon tour, sans changer de place. Il avait pris sa position bien effacée en masquant sa figure avec la platine du pistolet. Le coup partit et le major tomba. Je crus l'avoir tué, mais il n'avait que le poignet droit brisé et la face ensanglantée par le contre-coup de son arme.

A midi, je quittais Vérone emmenant avec moi le médecin du duc et deux officiers. Je leur avais fait croire qu'ils n'avaient qu'à se montrer pour faire soulever les Modénais contre les Piémontais. Ils furent détrompés le soir, à six heures, quand ils parurent devant le préfet de la ville, amenés par des carabiniers qui les avaient arrêtés par mon ordre.

M. Farini me donna 2000 francs et me montra les journaux italiens où l'on disait que la cause du duel de la porte de l’Évêque était une femme de Milan.

Il me félicita sur mon adresse et m'envoya à Turin où le comte Cavour, qui avait repris son portefeuille, m'attendait pour m'envoyer à Rome.

CHAP. XXXIV.

Pie IX et Antonelli.

Pendant le ministère Rattazzi, les duchés de Parme et de Modène, ainsi que les Romagnes avaient été réunies par le dictateur Farini sous un seul gouvernement et portaient le nom de Provinces de l'Emilie. Ces provinces, ainsi que la Toscane administrée par Ricasoli, furent annexées au Piémont dès que Cavour eut repris le timon des affaires. Le Milanais, qui avait été conquis par le sabre français, fut également donné au Piémont. Cet État microscopique, selon l'expression du général autrichien, qui n'avait que quatre millions d'habitants avant la guerre, en comptait alors quinze millions. Tout cela ne suffisait pas à l'ambition ardente du ministre du roi sarde. Celui-ci procura hommes, armes, vaisseaux à Garibaldi, le révolutionnaire par excellence, qui s'en alla débarquer en Sicile.

A la nouvelle de cette expédition, la France demanda des explications.

Cavour, pendant qu'il ordonnait à l'amiral Persano de protéger le débarquement de Garibaldi en Sicile, écrivait à Touvenel que l'aventurier de Nice avait donné sa démission de général sarde et de député piémontais; qu'il avait volé les bâtiments de Rubattino dans le port de Gênes et avait pris la mer pour son propre compte, se dirigeant sur un point inconnu.

J'ignore si Napoléon se contenta de ces futiles explications, mais il est certain que les bâtiments dont se servit Garibaldi, avaient été achetés par le roi. L'acte de vente en fut passé par devant maître Bidini, rue du Pô n° 62, et fut signé par:

Le général St. Frond, pour le roi.

Le général Médici, pour Garibaldi.

Ricciardi, capitaine, pour le ministre.

Cette mystification ne devait pas être la seule que le comte Cavour ferait subir au gouvernement des Tuileries.

Dès que les clérico-bourbonniens de France apprirent le débarquement du héros italien en Sicile, craignant qu'il ne renouvelât sa campagne de 1849 à Rome, ils accoururent en foule dans cette ville sous les ordres d'un général français pour protester contre le gouvernement impérial et pour défendre la papauté que personne n'attaquait Se rappelant alors ce que j'avais fait pour le cardinal Viale lors de mon voyage avec Massimo d'Azeglio dans les Romagnes,

le comte Cavour m'envoya à Rome avec ordre d'employer tout mon talent pour m'introduire dans les bonnes grâces du Sacré-Collège et apprendre ce que les sanfédistes complotaient contre la France et contre l'Italie.

A mon arrivée dans la ville éternelle, je portai au cardinal Milesi, ancien légat à Bologne, la lettre que son collègue, le cardinal Viale, m'avait donnée dans cette ville, comme on s'en souvient. Le cardinal Milesi, ancien ministre et neveu de Pie IX, au vu de la lettre de son ami, me reçut avec beaucoup de bienveillance, m'assurant que j'étais le bienvenu à Rome, que le Saint-Père et les cardinaux avaient parlé bien souvent de moi qui avais sauvé l'archevêque-cardinal des mains des révolutionnaires. Il m'offrit de me présenter à Antonelli qui serait enchanté de me voir.

Je remerciai le neveu du souverain pontifie sans accepter ses offres et je me rendis au tombeau des Apôtres, puis je rentrai chez moi. Un jeune homme m'avait suivi dans mes courses.

Le lendemain, j'allai au Pincio, magnifique point de vue d'où l'on découvre les sept collines de la ville éternelle, et je fus encore suivi par le même jeune homme. C'était un agent d'Antonelli à qui le cardinal Milesi avait annoncé mon arrivée et qui, apprenant que j'avais refusé de le voir, avait conçu de la défiance et s'était empressé de me mettre dans les mains d'un de ses limiers.

Mais il y a un proverbe qui dit: Doublure contre doublure ne fait pas l'habit. Limier contre limier, si l'un des deux connaît l'autre, cet autre sera battu. Pour mieux tromper l'agent d'Antonelli, ma première visite fut pour le tombeau des apôtres Pierre et Paul, puis je visitai les Eglises; je fuyais le monde et si, par hasard, je m'embouchais avec quelqu'un à la promenade ou dans les églises, ou au café, je faisais aussitôt le plus grand éloge du gouvernement romain et je frappais sans pitié sur les proconsuls piémontais.

Après huit jours de ce manège, je reçus un matin l'ordre de me présenter place Montecitorio où demeure le gouverneur ou préfet de police. Le fonctionnaire qui me faisait appeler, était M. Porqualoni, chef de la police du pape. Il me reçut avec aménité, me fit asseoir près de lui et me demanda mes papiers.

— Pure forme, me dit-il, parce que nous savons que si vous ne venez pas pour servir notre SaintPère, vous ne venez pas pour le desservir.

Plût à Dieu que je n'eusse que vingt ans! m'écriai-je; je n'aurais pas attendu jusqu'à aujourd'hui pour endosser l'uniforme papalin. Votre cause est la mienne et celle de tous les honnêtes gens catholiques ou autres.

Pendant que je parlais, entra, sans frapper, un homme de cinquante ans, très laid, très gros et possesseur de deux hernies terribles qui l'empêchaient de marcher aisément.

— Monseigneur, dit le chef de la police au nouveau venu, j'ai l'honneur de vous présenter M. Griscelli, l'homme dont nous avons parlé quelques fois.

Sachant que j'étais en présence d'un dignitaire romain, je m'inclinai profondément pour saluer. M. Matteucci me regarda des pieds à la tête et me dit:

— Il paraît que vous n'êtes pas bien curieux. Comme Corse vous devez être catholique; il n'y a pas une personne venant à Home qui ne désire parler à S. S.; on vous offre de vous conduire auprès d'elle et vous refusez!

— J'ai refusé parce que je n'ai rien à offrir et rien à demander. Je serais désespéré de faire perdre un instant au vicaire dé J.-C. pour mon compte, tandis qu'il peut être avec ceux qui ont à donner ou à recevoir.

— Cependant il faut que vous veniez avec moi chez le cardinal qui a besoin de vous voir.

— Si S. E. me demande, je vais chez elle immédiatement

Le cardinal Antonelli reçoit, officiellement, au Vatican où ses appartements sont placés au-dessus de ceux du St. Père, mais officieusement, il reçoit chez lui, en face du Quirinal.

C'est donc dans cette dernière demeure que j'eus l'honneur de lui être présenté, pour la première fois, par le préfet de police. Il se leva à notre approche, me toisa scrupuleusement et me demanda quel sujet m'amenait à Eome?

— Le désir de voir de près le siège de la catholicité, ses ministres et sa Grandeur, répondis-je.

— Et si le Saint-Père avait besoin de vos services, les lui refuseriez-vous?

— J'ignore, Éminence, les services que je puis rendre au St. Père. Je suis trop vieux pour m'engager dans les zouaves pontificaux.

— Mais il ne s'agit pas de faire de vous un soldat. Votre expérience, votre énergie et l'emploi que vous avez occupé auprès de Napoléon III ont fait de vous un agent extraordinaire pour la police secrète; tels sont, du moins, les renseignements que nous avons reçus de Paris. C'est cette expérience que nous voudrions employer contre nos ennemis qui sont les vôtres, avez-vous dit chez le gouverneur; si vous voulez vous y prêter...

— Mon expérience et mon dévouement vous sont acquis, Éminence. Disposez de ma personne à toute heure pour le service du Saint-Père.

— Il paraît à Rome depuis quelques mois un journal maudit, dans lequel les rédacteurs, avec un esprit infernal, déchirent le gouvernement romain, le vicaire de J.-C., ses ministres, ses employés, la sainte Église, etc., etc., rien n'est respecté par ces fils de Satan. C'est ce journal que nous tâchons de saisir et que nous ne trouvons pas. Nous voudrions vous prier de vous en occuper, persuadés d'avance que vous réussirez.

— Merci, dis-je, de la bonne opinion que S. E. a de moi, mais j'arrive à Rome pour la première fois, je n'y connais personne; je ne connais encore que le dôme et le pont St. Ange. Quel jour paraît ce journal?

— Tous les mercredis, nous le recevons par la poste, sans savoir ni où il est imprimé, ni d'où il vient. Le préfet de police croit qu'on l'imprime dans le Transtevere, mais aucun des quinze cents agents que nous possédons n'a pu le trouver, répondit le cardinal.

— Avant qu'il paraisse encore deux fois, S. E. l'aura dans les mains avant qu'il soit mis à la poste.

Dès ce jour je ne fus plus surveillé.

En sortant de l'hôtel d'Antonelli, je rendis compte à Turin de ce que j'avais déjà fait à Rome. Le comte Cavour m'écrivit d'aller chez le comte Turio, consul sarde, rue des Bourguignons 28, où je trouverais des instructions.

A minuit, sur un rendez-vous que nous avions pris ensemble au café Lepri, rue de Condotti, le consul et moi nous nous rencontrions sur le Pincio; il me donna ma correspondance. Le comte Cavour m'envoyait 2000 francs et l'ordre de sacrifier le porteur du journal, le sieur Ranzi, qui allait le chercher tous les mardis à Civita-Vecchia, attendu que le journal s'imprimait en Toscane et venait tous les mardis par le bateau des messageries impériales. Le pauvre diable fut sacrifié dans les conditions suivantes:

Deux jours après, c'est-à-dire un mardi, je me rendis chez le cardinal pour lui demander un agent énergique et dévoué au Sacré-Collège, dont j'avais besoin pour la journée. S. E. me donna l'officier de carabiniers pontificaux, Egli, que je fis habiller en civil et que j'emmenai avec moi à Civite-Vecchia, port de mer où les bâtiments débarquent les voyageurs et les lettres pour les États-Romains. Aussitôt que le bateau entra dans le port, nous vîmes, l'officier et moi, une petite embarcation avec deux hommes, dont un douanier du pape, s'approcher du bateau, y prendre un ballot de papier et rentrer en ville par la porte opposée à celle où se trouve la police du port. Ne voulant pas être vu par Ranzi, j'ordonnai à Egli de le suivre en chemin de fer jusque chez lui, puis d'aller demander des ordres au cardinal, sans m'attendre, parce que je voulais prendre l'autre train.

En rentrant le soir chez moi, j'y trouvai Egli qui avait ordre de m'accompagner chez le cardinal à n'importe quelle heure, parce qu'il désirait me parler avant d'aller au lit.

Son Éminence, en me voyant, me dit que le Saint Père me remerciait, qu'il voulait me voir et m'envoyait 200 écus romains (1120 fr.) de son côté, le cardinal me donna 100 écus (560 fr.) et me demanda comment j'avais fait pour trouver, en trois jours, ce que ses quinze cents agents n'avaient pas trouvé en deux mois?

— Son Éminence a eu la bonté de me dire que le journal n'arrivait que les mercredis, alors j'ai pensé qu'il venait par les messageries-postes le mardi, car j'étais persuadé également que les révolutionnaires n'imprimaient pas un tel journal dans Borne.

— Nous aurions dû penser à cela, mais les agents de la préfecture persistaient à dire qu'il s'imprimait dans le Transtevere.

Ranzi fut arrêté pendant qu'il mettait le journal sous bande et expulsé des États du Pape. Il s'en alla à Turin où le comte lui donna un emploi dans les postes. Il y est encore. Il est marié avec une Anglaise et demeure rue Léopoldine n° 14.

Le lecteur intelligent pensera, j'aime à le croire, qu'ayant subi une surveillance de huit jours et ayant rendu un pareil service au gouvernement romain, il n'en fallut pas davantage pour m'assurer de toute la confiance des ministres de Rome.

D'après les ordres du cardinal Antonelli, le jour suivant, à midi précis, je me présentai au Vatican. Dès que j'eus donné mon nom, un clerc m'introduisit dans un salon servant d'antichambre à un autre salon moins grand, où le vicaire de J.-C. donne ses audiences.

Un instant après, monseigneur Borromeo, petit-neveu de l'illustre archevêque de Milan, vint me prier de le suivre.

En me trouvant en présence de Pie IX, je voulus m'incliner pour baiser son pied, mais il me tendit la main. Antonelli, de Mérode, Stella, Borromeo, Talbot et Hohenlohe étaient présents. Sur l'ordre du majordome, je m'assis sur un fauteuil placé à quelques pas du pape. Après quelques questions politiques sur les hommes et les choses de l'Italie, le St. Père me demanda:

— Que disent de moi les Piémontais?

— Les Piémontais, très saint Père, ne croient pas que la main qui les bénit du haut de la chaire de Vérité, soit la même main qui a signé le châtiment des chrétiens de Perruggia.

Le Saint-Père fit un mouvement, puis me demanda:

— Et d'Antonelli, que disent-ils?

— Ils disent, très Saint-Père, que Son Éminence est arrivé à Rome tout seul, bien pauvre, après 1840, et qu'aujourd'hui il y est avec tous ses frères plus que millionaire.

Le pape se mit à rire et me demanda également ce qu'on disait de de Mérode.

— On dit, Saint-Père, que monseigneur de Mérode sacrifie sa grande fortune pour le bien de l’Église, qu'il donnerait sa vie pour le souverain pontife, mais qu'il embrouille les questions au lieu de les éclaircir.

— Très bien, dit Pie IX, en se levant, je savais cela, mais personne n'avait osé me le dire.

Dans toute la ville de Rome, les réponses que j'avais faites au pape furent l'objet des conversations pendant deux jours. Le journal de Rome du 16 mars 1861 disait que j'avais manqué de tact, ce qu'il attribuait à une émotion que je n'avais pas eue. Le soir de cette audience, je dînai chez Mgr. Matteucci, gouverneur de Rome; plusieurs dignitaires romains étaient présents, entr'autres le cardinal Altieri, ministre de l'instruction publique, qui m'invita à aller le voir à la Sapienza.

Lorsque j'arrivai à la Sapienza, au collège du gouvernement, le cardinal Altieri me tint le langage suivant:

— Mon fils, je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour notre sainte église. Vous avez sauvé la vie à un prince de la foi, un vieux ministre de Dieu, le cardinal Viale-Préla, à Bologne. Vous avez en arrivant dans la ville sainte, rendu un signalé service à tous les serviteurs de Dieu, en faisant arrêter ce révolutionnaire propagateur de mensonges infâmes qui infectait et pervertissait toute la ville et semait la discorde dans toutes les maisons. Mais tant que du mal existe, on n'a rien fait, et tant que ces deux Nérons, Napoléon et Garibaldi, vivront, il n'y aura ni paix ni bonheur pour la religion catholique et pour l'humanité! Le premier, grand hypocrite, nous étouffe et soutient qu'il nous embrasse; il nous laisse dépouiller. Les Romagnes sont à la révolution, et il prétend audacieusement qu'il nous soutient, qu'il nous protège. Garibaldi a juré de nous exterminer. En 1849, nous fûmes obligés de nous sauver à Gaëte, sans quoi il nous aurait tous égorgés! Voyez ce qu'il fait en Sicile. Il y a déclaré la guerre aux prêtres. Les congrégations, les couvents sont livrés aux séides de ce nouveau Julien l'Apostat. Si ces deux satans n'existaient plus, tout rentrerait dans l'ordre La paix et la félicité régneraient au sein des familles... La puissance divine qui vous a dirigé vers le siège de la catholicité, mon fils, vous a marqué de son doigt pour nous sauver!

Écoutez, nous avons ici deux bons chrétiens, qui se dévoueront pour le bonheur de Dieu, ne demandant qu'à frapper; mais ils sont ignorants, ils ne sont jamais sortis de Rome; ils ne connaissent nil'un ni l'autre de ces misérables voués à l'enfer!.. Nous avons pensé à vous, mon fils, non pour exposer votre vie précieuse, mais pour diriger ces hommes, les guider, les conduire!

Le cardinal Altieri, ministre de la sainte-église, me demandait bel et bien de faire assassiner l'empereur des Français et le héros italien. Je répondis que j'étais dévoué de corps et d'âme au très saint-père, mais qu'avant de dire oui, je demandais à réfléchir et surtout à connaître les hommes que le gouvernement romain voulait me confier.

Je n'avais pas achevé que les deux hommes se présentèrent à nous.

— Les voici, dit le prince Altieri.

— Ces deux bandits que le sacré collège avait fait sortir de prison, s'appelaient l'un Ortoli qui avait fait douze ans de bagne, pour meurtre, l'autre Mariani, qui avait fait six ans de bagne pour assassinat et vol. Ortoli, après nous avoir examinés, dit en italien: Mi faccia il placer e di farmi vedere questi due birbanti; li animasse tutti i due per avere il denaro che mi hanno promesso (Faites-moi le plaisir de me faire voir les deux brigands; je les assassinerai tous les deux pour avoir l'argent qu'ils m'ont promis).

On lui avait promis 500,000 francs pour Napoléon et 100,000 francs pour Garibaldi.

Le cardinal, en les renvoyant, leur donna une poignée d'écus, générosité que je crus devoir blâmer en disant que ces malheureux ne pensaient plus à rien dès qu'ils avaient la bourse pleine. Mais ils pensaient à quelque chose, car ils coururent au Lupanar s'amuser avec des filles de joie, et dirent à qui voulaient l'entendre, que le sacré collège leur donnait de l'argent à discrétion pour assassiner deux hommes.

La police romaine, si chatouilleuse sur des riens, fermait les yeux sur les menées scandaleuses de ces deux vauriens.... Heureusement pour les habitants de la ville éternelle, la police française veillait et arrêta ces deux effrontés coquins... Le général Goyon, aide-de-camp de l'empereur, commandant en chef de l'armée d'occupation, ordonna une instruction qui.fut commencée immédiatement par M. Bellot de la Vigne, chef d'escadron de gendarmerie, aujourd'hui. chef de légion à Marseille. Huit témoins furent entendus, savoir:

MM. Matricola, négociant;

Cesarini, négociant;

Vincenzi, médecin;

Renzi, photographe;

Tetti, sergent-major au 20 chasseur;

Guartella, sergent-major au 43 de ligne;

Mattei, sergent au 43° de ligne;

Bertin, sapeur au 43 de ligne.

Tous ces témoins, dignes de foi, jurèrent, sous serment, qu'Ortoli et Mariani avaient tenu le langage pour lequel ils étaient arrêtés. Les Romains, qui avaient vu quelques jours auparavant arrêter et expulser de leurs familles les membres du comité romain, attendaient avec impatience l'ouverture des débats et la condamnation des deux agents d'Altieri. Mais à leur grand étonnement ils apprirent que toute l'instruction avait été anéantie et que les prisonniers avaient passé la frontière de Naples, grâce à la toute-puissance du cardinal Antonelli.

CHAP. XXXV.

Garibaldi et l'expédition de Sicile.

Aussitôt après l'arrestation des deux assassins, je me rendis, par ordre de Cavour et d'Altieri, dans le royaume des Deux-Siciles où j'ai besoin de m'arrêter un instant pour achever le portrait de Garibaldi, avant de parler du roi, de la reine et du comte de Trapani.

Le général qui est un héros pour les uns, un aventurier pour les autres, n'est en définitive qu'un caméléon politique, endossant un jour l'habit monarchique et le lendemain la casaque révolutionnaire; un arlequin ambitieux, dont Aspromonte devait terminer dignement les exploits.

Bien qu'en apparence retiré de la politique après le traité de Villafrancha, lorsque Cavour porta devant le parlement la cession de Nice à la France, Garibaldi monta à la tribune et dans un discours plein d'amertume, débordant de fiel contre la France, il attaqua et condamna la politique de Cavour. Mais après la séance, il donnait la main au ministre ainsi qu'à Cialdini et se rendait chez Vecchi avec Bixio, Medici, Cosenz, Sirtori, Turr, Tépli, ses futurs généraux; de là il allait à Gênes, s'embarquait sur les bâtiments que le gouvernement lui avait achetés, et quelques jours après il débarquait à Marsala. Il fut attaqué, malgré la surveillance de Persano, par deux bâtiments napolitains qui lui tuèrent quatre bersagliers de l'armée régulière sarde et coulèrent bas les deux vapeurs qui l'avaient amené.

Mais les amiraux Mufty et Persano arrivèrent et, sans protéger ostensiblement les révolutionnaires, ils empêchèrent les bâtiments napolitains de profiter de leurs avantages. Pendant ce temps, les commissaires de Cavour, Lafarina, Conforti, Crispi et Cairoli, parcouraient la Sicile semant l'or piémontais et des pamphlets incendiaires contre le roi des Deux-Siciles, afin de préparer les esprits à l'insurrection. L'amiral piémontais, qui n'avait cessé d'aider Garibaldi pendant le trajet de Gênes à Marsala, débarqua et se rendit au quartier-général des mille où il fit une proclamation au nom du roi.

Puis il envoya la dépêche suivante à Turin à bord de l'Adélaïde, 16 mai 1860:

«Garibaldi a débarqué à Marsala avec mille soldats. Crispi l'a reçu à la tête du peuple. Lafarina est à Palerme. Je m'y rends moi-même pour le protéger. Envoyez des hommes et des armes à Palerme.»

Ainsi se fit cette première étape de la spoliation par une violation de territoire, sans ultimatum, sans déclaration de guerre. Je ne trouve pas de mots pour qualifier cet acte de piraterie piémontaise.

Le lendemain, Garibaldi se dirigea sur la capitale de l'île. Arrivé à Catalafimi, 6000 Napolitains, commandés par des officiers vendus au Piémont, lui firent une résistance simulée. Aux premiers coups de fusils le commandant en chef, qui venait de recevoir le prix de sa forfaiture, ordonna la retraite sur Palerme. Au moment où Garibaldi parut sur le Carléone, les émissaires de Cavour, qui avaient pénétré dans la place et y avaient formé un gouvernement provisoire, affichèrent des proclamations contre la dynastie des Bourbons. C'était l'étincelle de la révolution, l'appel aux armes et le signal de l'insurrection. Tout à coup des Piémontais déguisés se répandirent en ville pour y engager les palemitains à se soulever et à envoyer des députations au-devant du chef des débarqués.

Le général Lanza qui commandait la ville au nom du roi des Deux-Siciles, au lieu de se mettre à la tête de ses 25,000 soldats et d'écraser les insurgés, se vendit pour la modique somme d'un million de francs, puis il consigna sa troupe dans la citadelle.

Deux officiers d'un grand mérite, le colonel Bosco et Vanvekel, accoururent à la tête d'un bataillon et aidés des citoyens conservateurs réussirent à enlever quelques barricades, mais le vendu Lanza leur ordonna de cesser le feu. Il appela ensuite Bosco à l'état-major, le fit arrêter et conduire à bord d'un vaisseau anglais. Le bataillon qui était sous les ordres de Bosco, ne voyant pas revenir son chef qu'il aimait, s'insurgea en criant à la trahison. Alors un spectacle horrible que l'histoire stigmatisera se passa sous les yeux de Lanza. Les héros qui avaient enlevé les barricades, qui auraient chassé les révolutionnaires, qui défendaient leur roi, qui ne trahis. saient pas leur souverain, furent désarmés, fusillés par les traîtres et vendus.

Deux jours après cette boucherie humaine, l'infâme Lanza faisait défiler ses 25,000 hommes devant une poignée de pirates. J'ajoute à propos de Lanza que lui seul de tous les généraux napolitains s'était joint à Filangieri pour forcer le roi à licencier les quatre régiments suisses!

«Où êtes-vous braves Suisses! Un seul de vos régiments aurait suffi pour écraser Garibaldi et ses mercenaires!» disaient les Siciliens pendant le combat.

Maître de Palerme, Garibaldi se nomma dictateur et forma son ministère. Le frère de l'assassin Orsini fut nommé ministre de la Guerre et ouvrit des enrôlements volontaires. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'au lieu d'une armée de soldats, il n'avait qu'une armée de pillards et de gens sans aveux que la révolution avait fait apparaître. Ne pouvant les plier à aucune discipline, il les fit embarquer sur le Livourne. Le Cabinet piémontais les campa à Pontedera (Toscane) sous les ordres de Nicotera, à qui Ricasoli, gouverneur, avait promis 40,000 francs. Ce camp donna des inquiétudes à Rome. La France en exigea la levée. Que fit-on!;Un régiment de ligne, Nicotera en tête, l'arriva quelques jours après à Livourne; il était vêtu de la chemise rouge et fut embarqué pour Païenne. Les Tuileries et le Vatican se déclarèrent satisfaits et cependant pas un homme n'avait quitté Pontedera. Le régiment envoyé à Païenne était bel et bien de l'armée régulière. Persano télégraphia de nouveau:

«J'ai vu le dictateur. Il remercie le gouvernement du Roi pour les hommes et les armes que Nicotera lui a amenés de Livourne.

«16 mai 1860. Persano.»

Les hommes, l'argent et les armes que le Cabinet de Turin avait envoyés à l'aventurier lui permirent de former un corps d'armée de quatre divisions. La première avait pour chef Bixio, ex-matelot de Gênes; la deuxième Medici, chef de barricades à Milan; la troisième Ristori, ex-matelot à Palerme, et la quatrième Cosenz, ex-chef de barricades à Livourne. Que l'on ne s'étonne pas si Garibaldi avait pris ses généraux dans le bas peuple, le dictateur Farini et le général Fanti avaient bien pris les leurs parmi les cochers et les garçons d'hôtel. (Voir les Révélations page 8.)

Laissons les révolutionnaires à Palerme, où nous reviendrons, et retournons à Naples où Garibaldi arrivera bientôt. Dans cette ville tout est confusion. Les ministres donnent leur démission, les officiers et les soldats désertent, les employés sont vendus à la révolution; les jeunes souverains,sans expérience, s'abandonnent à leur sort. Le comte de Trapani, homme énergique et passablement jésuite, chercha à s'entendre avec Rome pour trouver un moyen de sauver la monarchie napolitaine. Malheureusement les clérico-bourbonniens, depuis que la Ste-Ampoule a été ensevelie sous les murs de la bastille, n'ont jamais eu un homme. Le peuple seul en enfante avec la liberté. Le parti de la tyrannie n'a jamais eu d'autres héros que les chevaliers du poignard ou les chimistes du poison. C'est à l'un de ces instruments que la Cour de Naples, d'accord avec le Vatican, songeait pour se sauver.

Le comte de Trapani, oncle du roi, sanguinaire comme son frère, le roi Bomba, ayant appris par Antonelli mon arrivée à Naples et sachant par la police que j'étais descendu à l'hôtel de la Belle Venise, m'envoya son secrétaire, le comte de la Crueldes-Prés, pour me prier de vouloir lui fixer une heure pendant laquelle il désirait me parler d'affaires importantes qui nous regardaient tous deux. Je répondis au secrétaire que toutes les heures m'étaient bonnes, attendu que je n'avais aucune occupation.

— Si vous voulez, me dit alors le mandataire du comte, S. A. viendra ici à huit heures du soir.

— Va, pour huit heures du soir.

A l'heure précise, le 14 mai 1860, S. A. le comte de Trapani, oncle d'un roi, frère d'un roi, beau-frère du grand-duc de Toscane, frappait à la porte du berger corse à l'hôtel de la Belle Venise tenu par Pedrotti. L'émissaire de la Cour me parla de ce que j'avais fait à Rome. Il savait tout et me tint à peu près le même langage que le prince Altieri pour m'engager à assassiner Garibaldi. Je lui répondis qu'il m'était impossible d'accepter une semblable mission, à moi tout seul et sans réfléchir.

— Comment, tout seul! me dit Trapani, et Ortoli et Mariani qui ne demandent qu'à exécuter vos ordres?

— Ortoli et Mariani, répliquai-je, sont entre les mains de la police de Napoléon et celle-ci ne les lâchera que sur l'échaffaud.

— Oui, me dit Trapani, si ces hommes avaient été arrêtés à Paris, mais ils ont été arrêtés à Rome et là c'est le cardinal Antonelli qui commande; il n'a eu qu'à se présenter à Goyon pour les faire mettre en liberté, et demain à midi Ortoli et Mariani seront ici.

— Si ces hommes arrivent ici demain, je pars après-demain pour Palerme. Je croyais à tout, excepté à cela.

Le comte, enchanté de ma promesse, se rendit à Portici où je devais aller le soir pour être présenté à LL. MM., et moi, plus qu'enchanté, je me rendis immédiatement chez le marquis de Villamarina, ministre du roi sarde, à qui je contai tout ce qui venait de se passer. Villamarina m'ordonna d'accepter, de partir pour Palerme et me donna une lettre de recommandation pour l'amiral Persano. Un agent intelligent peut être payé à la fois par Cavour, par le Pape, par le Roi de Naples et voyager de Naples à Palerme aux frais du général Garibaldi, qu'il a mission d'assassiner; c'est en effet ce qui m'est arrivé, et si le lecteur en doute, si les journaux ultramontains crient au mensonge, je ferai attester devant l'Europe qui me lira, par

Napoléon III, empereur des Français,

Victor-Emmanuel, roi d'Italie,

Drouyn de l'Huis, sénateur,

Nigra, ambassadeur à Paris,

Arthom, 1° secrétaire d'ambassade à Paris,

Le comte Borromeo député italien,

Visconti-Venosta, ministre italien,

Garibaldi,

Crispi, député italien,

Cenni, colonel, député italien,

Bixio, général, député italien,

L'amiral Persano, député italien, et

Villamarina, préfet (à Milan),

que j'ai dit la vérité, rien que la vérité!

Le soir, à huit heures, le comte Trapani me présenta aux jeunes souverains des Deux-Siciles. Le roi est un maigre et chétif individu élevé par les prêtres; il ressemble à un moine défroqué. La jeune reine est d'une beauté extraordinaire et d'une vivacité toute virile, elle l'a prouvé à Gaëte. Je fus bien reçu; les ministres Caraffa et Ajosta étaient présents avec les généraux Saverino et Piannelli. La conversation fut vive et enjouée. Pas un mot sur ma mission ne fut prononcé. Je fus sévère pour les misérables généraux et fonctionnaires qui se vendaient à la révolution pour un peu d'or et je dis au roi:

— Sire, à moins que Dieu ne vienne à votre secours, je vois que de tristes épreuves vous attendent, c'est le lot de tous les souverains, mais si jamais on vous propose d'abandonner votre ville de Naples, faites fusiller immédiatement celui qui serait assez lâche pour vous le proposer.

— Cependant, dirent les courtisans, si la révolution éclatait dans les rues?

— Si la révolution éclatait dans les rues, répondis-je, je monterais au fort St. Elme et avant vingt heures je voudrais qu'on pût dire: «Naples était là!..»

— C'est mon avis, dit la future héroïne de Gaëte. Les autres restèrent muets.

En sortant du salon pour entrer dans le cabinet du roi, où j'étais appelé, je dis au comte de Trapani:

— Vous êtes entourés de traîtres, vous êtes perdus. Je ne croyais pas si bien prophétiser.

François II, incapable de me dire autre chose, me remercia de mon zèle pour sa couronne et ajouta que je devais m'entendre avec son oncle au sujet de ma mission.

Ortoli et Mariani arrivèrent de Rome, en poste, à midi juste. A une heure, munis de faux passeports, d'armes, de poisons et d'une promesse écrite de la main du comte, par laquelle il s'engageait à donner à Ortoli et Mariani 100,000 francs chacun, s'ils assassinaient Garibaldi;

nous partîmes par le bateau poste de Naples pour Palerme. J'avis pris le nom de Courletti, Ortoli celui de Carbonieri et Mariani celui de Capafiqui. Nous allâmes loger à la Tour de Londres. J'avais, dès notre arrivée, rendu visite à l'amiral Persano qui avait prévenu Crispi de notre mission.

Le matin nous étions arrêtés, menottes et conduits à la citadelle. Quelques instants après Garibaldi et Crispi arrivèrent pour nous interroger dans une salle qui contenait deux cents personnes environ. Tout cet appareil était de la fantaisie, mais il était nécessaire pour sauvegarder ma réputation et pour en imposer au peuple palermitain. Les deux membres du gouvernement se placèrent sur des chaises auprès d'une table et nous firent approcher pour donner nos noms; nous étions menottes et escortés par un piquet de soldats ayant le fusil chargé et la baïonnette au bout. L'officier qui les commandait avait le sabre nu et me tenait par le bras.

— Comment vous appelez-vous? dit Crispi en s'adressant à moi.

— Avant de répondre un mot à toutes les questions qu'il vous plaira de me poser, je demande qu'on m'ôte les menottes, autrement je ne dirai rien. II faut que la défense soit libre comme l'accusation, et j'en appelle à l'illustre général, le père de la liberté.

— Oui, qu'on leur ôte les menottes, dit le général.

— Vive la liberté! Vive Garibaldi! cria la populace qui nous entourait.

Le général, en nous faisant ôter les menottes, ordonna aux soldats de fusiller celui de nous qui chercherait à s'échapper. Crispi alors voulut commencer à nous interroger, mais je lui demandai, à mon tour, de quel droit il m'interrogeait.

— Du droit qu'on a d'interroger des assassins qu'on va fusiller, répondit le secrétaire du dictateur. Fusiller! Alors, ne sachant pas si on ne m'avait pas joué, moi-même, malgré ma recommandation auprès de l'amiral Persano, je criai: Fusiller! et de quel droit? qu'avons-nous fait? quel est notre crime? Mais quand même nous serions des assassins, où sont les assassinés?

— Vous êtes des conspirateurs! répondit Crispi, blême de colère.

— Où sont les juges? Est-ce qu'on vous a condamnés, sans juges, toutes les fois que vous avez conspiré? Entendez-vous, Palermitains, le langage des apôtres de l'indépendance! Fusiller! fusiller!

Les Palermitains qui étaient derrière nous, crièrent:

— Des juges, qu'on leur donne des juges, nous ne sommes pas des Bourbons, nous sommes des libéraux.

Sous la pression de ces cris, le général Garibaldi ordonna que nous fussions conduits à bord du Washington qui était à l'ancre clans le port. Pendant le trajet, Ortoli, qui avait tremblé tout le temps de la discussion, voulut s'évader; un soldat de l'escorte lui cassa les reins d'un coup de fusil. Mariani, dès qu'il arriva à bord, se précipita dans la mer et se noya.

Ainsi finirent les héros du Ste-Office et des Bourbons de Naples. Quant au berger corse, l'agent de la révolution, qui avait eu peur pendant un moment, il fut placé aux premières places, mangea à l'état major du bâtiment pendant la traversée de Palerme à Gênes, et deux jours après il rendait compte de toutes ses fredaines au comte Cavour à Turin.

CHAP. XXXVI.

L'expédition des Romagnes

et Naples.

Deux jours après, j'étais chargé d'accompagner le roi jusqu'à Florence où il allait se montrer aux Toscans.

Accompagné d'une troupe de gens bien mis (pareils à ceux que Pietri m'avait donnés pour Napoléon à Dieppe), je procurai une entrée triomphale au roi galant homme à Livourne et à Florence. C'est dans cette dernière ville qu'à la suite d'un bal officiel, le roi, en entrant dans sa chambre, trouva trois dames que le zèle un peu exagéré de Zigola et St. Frond, ses aides de camp, y avaient amenées. (Voir les Révélations page 16.)

Le lendemain de cette orgie, on décidait d'envahir les Marches et l'Ombrie. Tous les révolutionnaires qui étaient restés à Pontedera pénétrèrent sur le territoire pontifical, ayant à leur tête les membres du Comité romain qu'Antonelli (on s'en souvient) avait fait arrêter et expulser de Rome. MM. Sant'Angeli et Silvestrelli marchèrent sur Perruggia, Mastricula et Tettoni marchèrent sur Urbino, Tettani et Silvani se portèrent sur Pesaro.

Les Piémontais, commandés par le roi, devaient attendre pour pénétrer dans les États de l'Église que les villes y fussent en révolution et que des commissaires de ces villes les y appelassent. Mais dès qu'on apprit que Napoléon, étant à Chambéry, avait autorisé Cialdini à aller combattre Garibaldi qui, de Naples, marchait sur Rome, ils franchirent la frontière, s'emparèrent de Perruggia, de Pesaro, d'Ancône, etc., et bien que je n'aie pas à écrire l'histoire de cette campagne où les Piémontais étaient quatre fois plus nombreux que les soldats de Lamoricière, je veux mettre au grand jour un fait qui mérite le blâme de tous les honnêtes gens.

Au moment où le général marquis de Pimodan, commandant une division de zouaves pontificaux, chargeait une colonne piémontaise, un soldat placé derrière lui retendit mort. Ce soldat était un agent de Cavour qui l'avait fait s'engager à Rome. Son coup fait, ce soldat passa au camp de Cialdini et fut nommé maréchal des logis des carabiniers à Milan. Le roi d'Italie, en passant dans cette ville, a décoré Brambilla de la médaille de la valeur militaire.

J'avais quitté le roi à Florence pour me rendre à Naples. Ma mission était de combattre les influences qui pourraient détourner Garibaldi des intérêts piémontais. Je trouvai Naples dans le plus incroyable désordre.

Le roi, la reine et quelques serviteurs, au lieu de monter au fort St. Elme comme je le leur avais conseillé, et de mitrailler la ville, allèrent, d'après les conseils perfides de Liborio Romano, l'homme du Piémont, s'enfermer dans Gaëte d'où ils ne sortirent que détrônés et pour prendre la route de l'exil. Le camp de Caserte était dans un désordre plus incroyable encore. L'armée regorgeait de filles publiques. Les nuits se passai eut en orgies; Garibaldi, l'activité même, n'était plus reconnaissable. Quand il ne se montrait pas en public pour satisfaire son amour de la popularité, il partageait son temps entre la table, les femmes et Dumas qui ne le quittait pas. Alors, grâce à cette manière de faire, le royaume de Naples était livré aux Mazzini, Mario, Saffi, Conforti, Scialoia, de Cardona, Irnbrioni, Tefano, etc., etc. Les trois premiers voulaient y proclamer la République, les autres ne s'occupaient qu'à vider les caisses de l'État et à s'y créer des emplois et des dignités avec de gros émoluments.

Un seul fait donnera la mesure de ce que j'avance. Si Garibaldi, comme dictateur, se contentait d'une modeste solde de dix francs par jour, son entourage ne pratiquait pas le même désintéressement.

M. Bertani, secrétaire du dictateur, qui était avant l'expédition de Sicile, en 1860, simple officier de santé à Gênes, rue Neuve 35, est aujourd'hui colonel d'état-major et riche de 14,000,000 francs!

Interpellé dans le parlement par un de ses collègues en chirurgie, mais député comme lui, sur l'origine de cette subite fortune, il répondit, dans la séance du 7 juin 1862, que quatre millions lui avaient été donnés par Adami  Comp. pour la concession des chemins de fer des Calabres et qu'il avait gagné les dix autres millions à la Bourse.

Devant cette situation que j'exposai longuement à Cavour, celui-ci ne pouvait hésiter, sans manquer à son programme, car il n'était pas possible que pareille occasion se présentât pour compléter l'unité italienne. Aussi le Cabinet de Turin, sûr de l'appui des révolutionnaires romains et comptant sur la promesse de Napoléon, fit envahir les Marches et diriger des troupes sur Naples. Il annonçait vouloir combattre Garibaldi, mais il était bien résolu à l'embrasser dès qu'il le rencontrait.

J'étais encore à Naples quand Garibaldi et le roi galant-homme firent leur entrée dans la ville au milieu d'une stupeur causée par la comédie qu'ils avaient jouée en se rencontrant.

Farini, ex-dictateur de l'Emilie, s'installa à Naples avec les mêmes pouvoirs qu'à Modène, mais au bout d'un mois il était découragé. Le prince de Carignan, Nigra, Ponzo de St. Martin et Cialdini lui même se brisèrent contre l'énergie des Napolitains. Tous voulaient être Italiens.

Dégoûté de tout ce que je voyais, je sentis le besoin de prendre un peu de repos, ce qui n'était pas étonnant après l'existence agitée que j'avais menée pendant plusieurs années. La mort du comte Cavour, le seul homme que je crusse capable de surmonter toutes les difficultés que rencontrait le nouvel état de choses, me rendit ma liberté. Ceux qui arrivaient au pouvoir après lui, Ricasoli, Rattazzi, Peruzzi, etc., etc., ne m'inspiraient qu'une médiocre confiance. Peut-être les avais-je vus de trop près. Du reste, il faut l'avouer, l'expérience que j'avais acquise avait singulièrement modifié mes idées. Je voyais le Piémont s'imposer partout, à Milan, à Modène, à Parme, à Florence, et ne se maintenant que par la force. Partout enfin les Piémontais étaient regardés comme étrangers, parce que partout aussi, il faut bien le dire, ils se conduisaient en conquérants.

Les embarras sans cesse renaissants du gouvernement italien, le mécontentement chaque jour plus manifeste des provinces annexées, le mauvais état des finances, après tant d'années, ne sont pas de nature à me faire changer de convictions.

CHAP. XXXVII.

Mgr. Mermillod

et le cardinal Wiseman.

En quittant Turin, après la mort du comte Cavour, je me rendis à Genève. Sur les bords de ce lac tant aimé, au milieu des patriotes suisses, seul coin de l'Europe où l'on respire l'air de la liberté, je me mis à écrire ma première brochure intitulée: La vérité sur les hommes et les choses du royaume d'Italie, Révélations; et pour lui donner une certaine importance, je pris le titre d'agent secret de Cavour, sans toutefois signer ni de mes initiales, ni de mon nom. Ce pamphlet, corrigé par monseigneur Mermillod au point de vue des princes dépossédés, eut un retentissement extraordinaire en Europe. Des interpellations eurent lieu à Paris, à Londres, à Bruxelles et à Madrid sur les infamies que j'avais signalées et la manière dont les duchés avaient été annexés au Piémont.

Mais avant d'en être là, j'eus à subir bien des déboires. En effet, aucun imprimeur de Genève ne voulut imprimer ma brochure, et je fus obligé de me diriger sur Lyon avec une lettre de recommandation pour le comité clérico-bourbonnien, dont les membres sont:

MM. Chaurans, avocat; Sappia, banquier; Léopold Gaillard, homme de lettres; Malhésieux, conseiller à la Cour; de St. Vincent, magistrat. Dans une soirée chez le président, M. Chaurans, après avoir lu mon manuscrit, on appela Pellago, imprimeur du pape qui, après en avoir pris connaissance, dit que ce serait dommage d'imprimer une œuvre de ce genre en province. Sur son avis on m'envoya à Paris avec une lettre pour l'abbé Sisson, propriétaire de Y Ami de la Religion. Ce jeune ecclésiastique, ambitieux comme tous ses pareils, voulait bien imprimer mon manuscrit, mais sous son nom. Janicot, de la Gazette de France; Henri de Riancey, de l'Union; Coquille, du Monde, me firent la même réponse; c'est-à-dire qu'ils voulaient avec mon ouvrage tirer à vue sur Rome pour des fonds et des décorations. Déçu dans mes espérances de publier ma brochure en France, au milieu de tant de cagots papistes, je me rendis à Bruxelles. M. Paul Neve, de la Revue belge, rue des Boiteux 13, à qui je présentai mon travail, ne l'eut pas plus tôt parcouru qu'il l'envoya à son imprimerie. Le jour où la brochure parut il s'en vendit 4000 exemplaires en deux heures. Dans l'espace de huit jours on fut forcé d'imprimer la troisième édition.

Le cardinal Antonelli et le comte de Trapani m'envoyèrent chacun mille francs que le commandeur Turgioni me remit, et presque toutes les sommités bruxelloises du parti catholique m'invitèrent à dîner ou à souper et même à leurs soirées. Le prince d'Aremberg, les comtes de Mérode, de Theux, d'Athenan, de Robiano, etc., etc., furent les premiers à me rendre visite ou à déposer leurs cartes à mon hôtel.

Sur l'avis du légat du St. Père, Ludowiski, aujourd'hui évêque à Posen, le Comité belge m'envoya à Londres avec une lettre pour feu S. E. le cardinal Wiseman. Après avoir lu la lettre de son collègue, le prince de l’Église m'installa chez lui, m'admit à sa table et me procura un traducteur (Lord Vegly) pour ma brochure. Son Éminence m'aida de tout son pouvoir et de toute sa science à corriger les épreuves à les faire expédier en Écosse, en Irlande et dans toute l'Angleterre.

Le roi des Deux-Siciles, de son exil de Rome, me créa baron et m'envoya, avec mes titres de noblesse, une lettre écrite de sa main.

Mais ce qui attira l'attention des hommes politiques, ce fut une lettre que j'adressai à Napoléon III et dans laquelle je le rendais complice des affaires d'Italie. Je lui disais entr'autres vérités:

«Sire! Nous autres papistes, nous avons vu, il y a quelques années, Pie VII, vieillard chétif, prisonnier à Fontainebleau, et Napoléon-le-Grand; devant lequel les rois de la terre tremblaient; puis, un jour, par la toute-puissance de Celui qui dirige tout, le vieillard sortit de sa prison, aux acclamations du peuple, il retourna dans la ville sainte accompagné de 200,000,000 de catholiques, escorté par tous les princes de la terre, et il a rendu dans son lit, au milieu de sa famille, son âme à Dieu!... Et le grand potentat, chassé de ville en ville, arrêté, mené en exil par ses geôliers, a rendu son âme sur la terre étrangère, loin de ses parents. Ah! Kléber, Dessaix, armée!.... Nous espérons encore, nous, papistes, vivre assez longtemps pour assister au triomphe de Pie IX et à la chute du despote des Tuileries!»

Après deux mois de séjour à Londres, chez le cardinal Wiseman, je quittai son Éminence. J'étais entré chez lui simple berger, j'en sortis baron. Le diplôme que le roi m'a envoyé de Rome et que le cardinal m'a transmis porte:

«Griscelli, baron de Rimini.»

Je partis pour la Suisse où j'écrivis une Lettre à Lord Palmerston que M. Wyss de Berne imprima, et une autre lettre à Victor-Emmanuel que je fis imprimer à Fribourg. Ces deux lettres font partie d'un pamphlet que j'ai publié à Bruxelles et qui a pour titre: A bas les masques.

CHAP. XXXVIII.

Bovieri.

Pendant que j'étais à Berne jouissant de la vue de ses montagans, je reçus une lettre de monseigneur Bovieri, nonce du St. Père près la Confédération suisse, qui m'invitait à aller le voir à Lucerne où demeure le nonce, tandis que tous ses autres collègues restent à Berne, siège du Conseil fédéral. Je me rendis à l'invitation de monseigneur sans me douter le moins du monde de ce qu'il pouvait avoir à me dire. Il me reçut très bien, m'invita à dîner le soir et c'est en dînant qu'il m'expliqua l'objet de son invitation.

— Monsieur le baron de Rimini, me dit-il, j'ai reçu des lettres de Rome qui font de votre énergie à démasquer les ennemis de la sainte Eglise et de votre dévouement au souverain pontife les plus grands éloges. Je dois vous avouer que, malgré les services que vous nous aviez rendus à Bologne et à Rome, votre mission à Palerme avait donné quelques soupçons, parce que des gens disaient que si on vous avait regardé comme un des nôtres, avec la consigne que vous aviez, on vous aurait fusillé.

Mais les publications que vous avez faites depuis contre les Piémontais, nous ôtent toute crainte et nous obligent à avoir une confiance illimitée dans l'homme qui rend de pareils services à notre cause.

— Monseigneur, dis-je, si les gens qui m'ont calomnié à Rome se fussent trouvés à Palerme et qu'ils m'eussent vu les menottes aux mains, escorté par des soldats, en présence de Garibaldi, si alors ils m'avaient entendu, ils ne m'accuseraient pas. Je ne devais pas être fusillé, pas plus que les deux autres, bien que nous fussions coupables de vouloir assassiner Garibaldi. Mais qui pouvait le prouver? Nous étions arrivés le soir, et on nous arrête le matin. Nous n'avions pas encore vu la ville. Si Ortoli a été fusillé, c'est qu'il a voulu s'échapper. Mais, je l'avoue à regret, monseigneur, autour du Sacré Collège qui dit libéral, républicain, dit brigand, buveur de sang. Non, mille fois non, Éminence, les libéraux et les républicains d'aujourd'hui ne sont pas les fils des républicains de 93. Les Robespierre, les Marat, les Danton n'existent plus. Les aveugles seuls ne veulent pas le voir. Voyez la révolution italienne que je n'approuve pas, que j'ai combattue et que je combatterai toute ma vie; en quoi ressemble-t-elle à la révolution française? Ce sont les deux extrêmes.

Les républicains français guillotinèrent leur roi, égorgèrent des prêtres, massacrèrent le peuple

et le noyèrent dans le sang; des milliers de victimes passaient devant les tribunaux révolutionnaires et montaient à l'échafaud, sans preuves, sans procès, sans défense, la plupart sans être entendus.

Les républicains italiens ne demandent qu'à chasser l'étranger et un peu de liberté, mais pas d'échafaud, pas de massacres, pas de tribunaux révolutionnaires, pas de procès, pas de souverains décapités, pas de prêtres égorgés.

— Ce que vous dites est bien la vérité, dit le nonce du pape, mais nous avons peur qu'on n'en vienne à nous chasser de Rome comme en 1849.

— Tant que le drapeau français flottera sur le fort St. Ange, le gouvernement du St. Père n'a rien à craindre.

— Que Dieu vous entende! me répondit Mgr. Bovieri plus ou moins convaincu par l'éloge que j'avais fait de ses ennemis. Puis il me montra une lettre du cardinal Antonelli qui peignait les souffrances, les embarras du gouvernement romain. Celui-ci n'avait pas d'argent et personne ne voulait s'employer pour lui en procurer. Le baron de Rimini, disait le cardinal, qui vient de Londres, qui ne recule devant rien et qui triomphe des plus grandes difficultés, ne pourrait-il pas se charger de retourner en Angleterre pour notre cause et d'y chercher un chrétien qui nous ouvre un crédit, avec des garanties. Grâce aux connaissances qu'il a, la chose doit lui être facile.

— J'accepte de grand cœur, répondis-je, et avant peu j'espère, avec l'aide de Dieu, pouvoir réussir. Écrivez à Son Emmenée Antonelli qu'il envoie immédiatement au cardinal Wiseman à Londres toutes les pièces qui me seront indispensables, savoir: les pouvoirs pour traiter, l'indication du mode d'emprunt, l'intérêt qu'on veut payer, les garanties qu'on donne, la somme qu'on désire et pour combien de temps on veut emprunter.

Le lendemain je traversai Baie, Mulhouse, Strasbourg, Metz, le Luxembourg, la Belgique et j'allai m'embarquer à Ostende pour Londres.

Le cardinal Wiseman, en me voyant de retour, sachant, d'ailleurs, quel motif m'amenait, parut enchanté et m'offrit de nouveau le logement et la table dans son palais York-Place n° 8, Portman Square.

La négligence du Sacré-Collège à m'envoyer ce qui m'était nécessaire, bien que Son Éminence de Londres eût écrit, me firent perdre un mois dans la capitale de la perfide Albion où la chaleur m'étouffait.

Enfin, les papiers arrivèrent et M. Charles Devaux, banquier en face du pont de London-Bridge, prêta, sur les instances du cardinal dont il était le confesseur, 12,000,000 de francs au Souverain Pontife pour dix ans à 5 % d'intérêt avec la garantie de l'État pontifical.

Dès que les millions furent en route pour Rome, le cardinal Wiseman me donna 2000 francs pour mes frais de voyage et me chargea de porter des papiers cachetés au comte de Chambord qui avait pris pour résidence d'été la jolie ville de Lucerne. Jamais mission n'a été acceptée par le berger corse avec plus de plaisir, et le lecteur le comprendra, puisque je quittais la chaleur de Londres pour la fraîcheur de la Suisse, et je retournai auprès de Mgr. Bovieri avec le plaisir d'avoir confirmé la bonne opinion qu'on avait de moi au Vatican; enfin, et ce n'était la moindre des causes de mon contentement, je devais avoir l'honneur de me trouver en présence du comte de Chambord, Henri V, le représentant du Droit divin.

CHAP. XXXIX.

Le comte de Chambord à, Lucerne.

Je quittai donc bientôt le cardinal Wiseman qui m'avait comblé de bienfaits dont je garderai un éternel souvenir. Je désire que mes paroles arrivent jusqu'à lui afin qu'il soit persuadé que je ne suis pas un ingrat.

Le lecteur doit être convaincu que le bon Mgr. Bovieri éprouva un vif plaisir à me revoir. Il me sauta au cou en présence de tous les voyageurs. Sa demeure est près de la station.

— Depuis deux jours que j'ai reçu une lettre de Son Éminence de Londres, me dit-il, je viens tous les jours à la gare. Montez, changez-vous; nous allons rendre visite à S. M. Henri V qui est ici et qui brûle du désir de vous voir en raison de tout ce qu'on lui a raconté sur votre personne.

Une heure après, le berger corse, sous le nom de baron de Rimini, présentait ses hommages et les lettres du cardinal Wiseman au chef de la branche aînée des Bourbons. Les plus illustres familles du faubourg St. Germain étaient représentées à Lucerne. par un de leurs membres. S. M. Henri V avait probablement reçu des renseignements sur mes anciennes relations en Italie et avec Napoléon, puisque ce fut sur ce sujet que roula l'entretien pendant toute notre première entrevue. Plusieurs courtisans de son entourage me connaissaient de Rome, p. ex., les comtes de Charette, de Chevignie, de Monnier, de Pozzo di Borgo, de Larochefoucauld, de Boulbon-Chalus, de Rennenville, de Quatre-Barbes, etc., etc. Ils furent enchantés de me retrouver à Lucerne.

Le comte de Monti, qui remplissait les fonctions de chambellan, en nous reconduisant, le nonce du pape et moi, nous invita, par ordre de S. M., à dîner.

A sept heures, cent vingt-sept personnes, des princes, des ducs, des comtes, des barons et des chevaliers avec leurs femmes ou leurs parentes prenaient place à un dîner d'apparat présidé par Henri de France dans un riche hôtel sur les bords du lac de Lucerne. L'illustre Berryer, bien qu'il ne fut ni comte ni baron, était regardé, admiré et écouté comme l'oracle de la société. Vers la fin du dernier service, un certain bruit se fit entendre sous les fenêtres de l'hôtel... puis des cris: «Vive l'Italie! vive Garibaldi! à bas les Bourbons! à bas Henri V!» A ces cris, presque tous les convives se levèrent malgré l'opposition du comte de Chambord et se portèrent aux fenêtres et sur le balcon. Aussitôt que nous fûmes aperçus, les cris: «A bas le comte de Chambord, les légitimistes, les blancs, etc., etc.» devinrent plus forts.

— C'est une honte, dirent plusieurs dames, de laisser insulter sa majesté en présence de tant de Français.

— Oui, c'en est une! dirent quelques têtes exaltées au milieu desquelles le lecteur a déjà vu la mienne.

Lorsque nous fûmes dans la rue, je vis un homme d'un certain âge et un adolescent de dix-huit ans, qui excitaient la foule à crier «A bas Henri V!» etc.

Je m'élançai d'un bond au milieu de la cohue, je saisis le jeune homme par le collet et le vieux par l'épaule, et ce avec tant de force que je les étendis tous deux par terre. De Renneville qui m'avait suivi, s'empara du vieux en me laissant entre les mains le jeune à qui j'avais déjà mis le poignard sur la gorge, en le menaçant de l'égorger s'il criait encore une fois.

Les dames qui nous avaient excités à descendre, furent les premières à crier: «Ne lui faites pas de mal! ne lui faites pas de mal!» M. de Malhésieux, conseiller à la cour impériale à Lyon, arriva précipitamment et me l'arracha des mains.

— Je vous remercie, M. le conseiller, dit le jeune homme en se retirant.

Tout surpris d'être connu, M. Malhésieux le questionna sur son origine.

— Je suis de Lyon. Ma mère s'appelait Louise Meunier, mon père, je ne l'ai jamais connu.

Cet enfant était le fruit de mes amours clandestins avec la fille du capitaine de gendarmerie de Lyon et, sans l'arrivée de Malhésieux, peut-être serais-je devenu paricide. L'homme âgé qui l'excitait, était le fameux Pélaguin, ex-commissaire de police à Lyon, celui qui m'avait arrêté et fait condamner, sans plainte, pour avoir trompé une jeune fille.

Nous donnâmes quarante francs au fils Meunier et nous mîmes entre les mains des gendarmes de Lucerne l'ex-commissaire de Lyon.

A mon retour dans le salon, je fus l'objet de marques non équivoques de sympathie de la part de tous les invités et spécialement de S. A. le duc de Bordeaux. La soirée se passa sans autre incident au milieu d'une gaîté toute française.

Chez le nonce, où nous rentrâmes, Mgr. Bovieri et moi, car je devais y coucher, nous trouvâmes une lettre de S. E. le cardinal Grassellini qui, sachant ma présence à Lucerne, priait Mgr. Bovieri, de m'envoyer à Baden-Baden où il m'attendait pour l'accompagner à Augsbourg chez la reine de Naples.

CHAP. LX.

Marie-Sophie, reine des Deux Siciles.

A six heures, le jour suivant, je fus agréablement surpris demerencontrer à la station avec l'illustre orateur qui, après avoir présenté ses respects à son chef de parti, retournait en France par la ville de la roulette. Nous traversâmes Baie, Fribourg, Offenbourg, et en arrivant à Baden, à l'hôtel de la Reine d'Angleterre, où le prince de l’Église m'attendait, la première chose que je fis, fut de présenter à celui-ci M. Berryer, mon compagnon de voyage.

Deux jours après, le cardinal et moi nous nous rendîmes à Carlsruhe, capitale du grand-duché de Baden. M. Berryer se rendait à Paris en passant le Rhin à Strasbourg... Après avoir visité Carlsruhe? Stuttgart, Ulm, nous arrivâmes à Augsbourg, ville très fortifiée, entre le Danube et la capitale bavaroise. Nous nous logeâmes, aux frais de la reine des Deux-Siciles, à l'hôtel des Trois-Rois, tout près du grand couvent des Ursulines. L'évêque de la ville, les autorités civiles et militaires vinrent aussitôt après notre arrivée se faire inscrire chez le cardinal. Le lendemain grand dîner, présidé par la reine des Deux-Siciles, en l'honneur du ministre de l’Église, envoyé extraordinaire des clérico-bourbonniens de Rome, pour prier l'héroïne de Gaëte de retourner partager l'exil de François II dans le palais Farnèse sur les bords du Tibre.

A ce dîner, j'eus l'honneur de recevoir les félicitations de la reine, qui rappela à la société que j'avais conseillé à son époux de mitrailler Naples, plutôt que de l'abandonner.

La reine n'avait pas fini qu'une belle main de femme s'étendait par dessus la table pour serrer la mienne.

— C'est donc vous, me dit-on, qui êtes le baron de Rimini, dont mon mari et moi avons parlé tant de fois avec S. M.

— Oui, madame, répondis-je, et à l'honneur que j'ai de toucher votre main, joignez celui de me dire à qui j'ai l'honneur de parler.

— A S. A. l'épouse de Max de Bavière, colonel au 4' chevau-léger, belle-sœur de S. M., née Muller, et qui désire causer un peu avec vous des affaires d'Italie.

— L'invitation de S. A. est un ordre pour son très humble serviteur, dis-je en m'inclinant de nouveau.

Le dîner était à peine achevé que l'épouse de Max de Bavière se levait de table avec l'intention de venir vers moi. Aussi vite que possible je me levai et allai à sa rencontre. Elle me tendit de nouveau la main. Je la saisis avec un respect très visible, mais. elle me prit le bras, sans façon, et m'entraîna dans le salon près d'une fenêtre. Là nous nous assîmes et alors elle m'adressa un déluge de questions sur les hommes et les choses d'Italie; le pape, Antonelli, de Mérode, Victor-Emanuel, Cavour, Garibaldi, Magenta, Solferino, Marsala, Palerme, Naples et Gaëte furent passés en revue.

Pendant notre conversation ou plutôt notre discussion, S. E. l'évêque Pancrace, le bourgmestre, la reine, donnant le bras à S. A. le prince de Taxis et suivie de S. A. son frère, l'époux heureux de mon illustre et spirituelle interrogatrice, vinrent faire cercle autour de nous, sans prendre part à la discussion.

Lorsque la reine vit que tout ce que sa belle sœur avait demandé avait été plus ou moins accordé, elle demanda à sortir pour faire un tour sur les remparts, admirable promenade plantée d'arbres, d'où l'on découvre le plus joli panorama du royaume de Bavière.

La reine des Deux-Siciles descendit la première, donnant le bras à S. A. le prince de Taxis. Le prince Max, son épouse et le berger corse venaient ensuite. Le cardinal, l'évêque, le bourgmestre, etc., suivaient derrière nous. Dès que nous fûmes sur les remparts, près de l'embarcation de la gare de Munich, je pris la liberté d'adresser une question à l'épouse du prince Max.

— Votre altesse, lui dis-je, veut elle me faire l'honneur de me dire dans quelle partie de l'Allemagne se trouve la ville qui lui a donné le jour. Mon ignorance m'empêche de reconnaître au milieu de tant de familles régnantes le nom de Muller.

Les deux époux me regardèrent en riant.

— Mais, monsieur le baron, répondit la charmante princesse, mon père n'était pas souverain, puisqu'il n'était que major au service de S. M. le roi de Bavière et la ville où je suis née est Ratisbonne.

Puis avec un amour et un élan que la plume ne peuvent dépeindre, elle prit le bras de son époux en disant:

— Quoique je sois jeune, ma vie est un petit roman.

— Roman heureux, répondis-je.

— Oui, très heureux, dit-elle en se serrant contre le prince, et que je vous conterai volontiers, si vous me promettez de ne pas l'imprimer.

— Oh! Altesse, répondis-je en saluant. Qui oserait écrire une nouvelle que la Staël n'écrit pas?

— Vous me flattez, monsieur le baron, en me donnant le talent de l'auteur de Corinne, mais j'aime mieux élever nos enfants et m'occuper de ménage que de littérature.»

— Je suis persuadé que S. A. saurait faire les deux.

— Non, je préfère vous conter mon roman que de l'écrire.

— Merci, Altesse, mille fois merci, d'avance!

— Demain, vous venez dîner chez nous. Le prince a invité le cardinal. Après le dîner, ces deux messieurs doivent aller au couvent voir la reine pour des affaires venues de Rome. Nous deux, nous resterons et pour vous distraire un peu je vous conterai mon roman.

Dans cette promenade sur les remparts d'Augsbourg, bien des gens s'aperçurent que S. M. sicilienne se serrait un peu trop contre son cavalier, que d'autres liens que ceux de la simple galanterie existaient entre Marie-Sophie et le prince de Taxis.

Le lendemain, après le dîner chez le frère de la reine, la princesse tint la promesse qu'elle m'avait faite.

Après le départ de son époux et du cardinal pour le couvent, nous nous assîmes sur un sopha en tête-à-tête et S. A. commença ainsi:

«Je suis née à Ratisbonne. Mon père, major dans l'armée du roi, est mort quand j'avais à peine douze ans. Ma bonne mère que vous connaissez, resta veuve à vingt-neuf ans. Elle aurait pu, quoique pauvre, se remarier, mais ne pensant qu'à sa fille unique et ne vivant que pour elle, maman ne voulut pas me mettre sous l'autorité d'un beau-père. Nous vendîmes après la mort de mon père tout ce qui ne nous était pas nécessaire et nous vînmes nous fixer à Munich.

«Ma mère vivait très retirée, l'instruction de sa fille seule l'occupait. Je fis de bonnes études afin de contenter celle qui m'avait donné le jour. Je fis surtout des progrès dans l'étude de la musique et du chant. Le jour de la distribution générale des prix, ma mère faillit mourir de joie en voyant sa fille chargée de couronnes. Toute la haute noblesse de la capitale vint la féliciter. Le jour même, le directeur du Théâtre Royal de Munich vint chez ma mère et après bien des pourparlers il fut convenu qu'il viendrait tous les jours me donner des leçons, en présence de ma mère, et que je ne me présenterais sur la scène que le jour de mon début.

Mais je devais m'engager à aller tous les soirs au théâtre dans une loge qu'il mettait à notre disposition, afin que de là je pusse étudier la scène, le jeu et le langage des artistes.

«Deux mois après, une affiche annonçait les débuts de Mlle X..., fille d'un major qui, pour soutenir sa mère, s'était faite artiste. Le théâtre était comble. La Cour, la noblesse y étaient en majorité. Dès les premières notes, je fus couverte d'applaudissements. A la fin du premier acte je fus conduite par le directeur dans la loge royale. Ma mère qui ne m'avait pas quittée s'évanouit en sortant de la loge royale. S. A. le prince Max la soutint et nous accompagna derrière les coulisses du théâtre, où j'avais ma chambre pour m'habiller.

«Au deuxième et dernier acte les bravos continuèrent de plus belle. Les artistes qui ne m'avaient jamais vue, au lieu d'être jaloux de mon triomphe, vinrent me féliciter et m'accompagnèrent jusqu'à la porte. S. A. que je ne connaissais pas, nous accompagna, en donnant le bras à maman, jusqu'à la maison. Là, dans une petite chambre sans tapis, il se jeta à mes pieds. Le lendemain nous étions tous trois ici, à Augsbourg, à l'hôtel des Trois-Rois. Le prince avait un appartement au second, ma mère qui ne m'avait pas perdue de vue, m'annonça en se couchant que S. A. voulait m'épouser.

«Je vous laisse à penser ce que les journaux et le public dirent de nous. Le prince Louis-Max qui venait dîner et déjeuner avec nous, nous dit un jour qu'il avait reçu ordre du roi, de son père et du ministre de la guerre de se rendre à Munich. Nous l'accompagnâmes, ma mère et moi, jusqu'à la gare, et bien que la pureté de ma conscience ne me reprochât rien, dès que je le vis monter en wagon sans m'embrasser (il nous donna seulement la main), je me sentis défaillir. Ma bonne mère m'embrassa et me dit:

«— Ne crains rien, ma fille, ton époux reviendra.

«J'étais la cause du rappel subit du prince. Le roi ne voulait pas qu'il m'épousât et sur les instances qu'il lui fit, le prince consentit à me quitter à condition que le roi me ferait comtesse et que son père me ferait une dot. Tous deux consentirent. Le roi donna le brevet et S. A. donna 400,000 florins. Aussitôt qu'il eût tout en main, le prince revint à Augsbourg, appella l'évêque monseigneur Pancrace et le soir nous étions mariés! La Cour et la noblesse, en apprenant notre mariage, nous mirent à l'index.

«Nous continuâmes à vivre à Augsbourg. Mon mari, qui était colonel au 4" chevaux-léger, était obligé d'aller tous les jours à Munich. Ma bonne mère et moi nous allions tous les soirs chercher à la gare.

«Il y avait quatre ans que nous menions cette vie, lorsqu'un jour, étant assise sur un banc des remparts, un monsieur vit notre enfant jouer avec sa bonne et s'arrêta pour l'interroger.

«— Comment t'apelles-tu, mon jeune ami?

«— Je m'appelle Louis, comme papa, répondit hardiment mon fils.

«— Et que fait ton papa?

«— Mon papa est colonel de cavalerie, monsieur.

«— Ah! colonel de cavalerie!... Puis, après un moment de réflexion, le monsieur attira à lui l'enfant et, l'embrassant, lui demanda encore: Que veux-tu faire quand tu seras grand?

«— Servir le roi comme papa.

«Alors le monsieur se retournant vers moi et, se levant: Mademoiselle, me dit-il, je vous félicite de l'intelligence précoce de votre frère.

«— C'est mon fils, monsieur.

«— Alors, si je ne me trompe, vous êtes l'épouse de S. A. le prince Louis-Max.

«— Oui, monsieur, et voilà son fils.

«Le lendemain, étant à la même place, je vis venir sur les remparts plusieurs équipages.

Dès que la première voiture fut arrivée près de mon banc de prédilection, la portière s'ouvrit et le monsieur de la veille en sortit, accompagné de dames et de messieurs. Venant ensuite à moi il me dit: «Je vous présente la reine.» Un monsieur s'était emparé de Louis et le couvrait de caresse en l'appelant son fils. C'était mon beau-père.»

S. A. s'arrêta en me regardant, le reste ne mérite pas la peine d'être raconté. — Ce reste que la princesse ne voulut pas me dire, c'est que, dès ce jour, elle fut admise à la Cour de Bavière où rien ne se fait sans qu'elle soit consultée. Pendant que j'eus l'honneur de l'approcher à Augsbourg, je vis bien des ministres du roi venir la voir ou lui écrire pour lui demander des conseils.

La reine de Naples ayant consenti à retourner à Rome, nous partîmes pour Munich, le cardinal et moi. Lui fut logé à la Nonciature (Ludwigstrasse) et moi à l'hôtel du Raisin-Bleu, près la poste royale, non loin de la fameuse brasserie où S. M. va tous les soirs, comme un simple paysan, prendre sa choppe de bière.

CHAP. XLII.

Mission à Madrid.

Comme à Augsbourg, les autorités civiles et militaires firent visite au cardinal. Le nonce (le prince Chigi), le ministre de l'Intérieur (Neumann) et S. M. le roi donnèrent des dîners officiels en son honneur Le berger eût l'honneur d'assister aux deux premiers. Le cardinal seul fut invité au dîner du roi. Son chapelain, son secrétaire et moi nous ne fûmes invités qu'à la soirée qui eut lieu après et où nous fûmes passablement bien reçus, mais pendant laquelle je ne causai avec personne si ce n'est avec le baron de Feistemester, secrétaire de S. M. bavaroise, qui me confirma toute l'histoire de la princesee Louis-Max.

Quelques jours après nous traversions la Suisse, la France et nous nous embarquions à Marseille. Le jour même de notre arrivée à Rome, j'eus le plaisir de causer avec S. E. le cardinal Antonelli et le ministre des Finances Ferraris. Tous deux me remercièrent de mon zèle et me félicitèrent de la manière dont j'avais réussi à Londres l'emprunt pontifical. Je répondis que leurs éloges ne devaient pas s'adresser à moi, mais à S. E. le cardinal Wiseman, et le lendemain, en présence du Saint-Père, je tins le même langage.

François II, me sachant à Rome, apprenant par le cardinal Grassellini que j'avais été à Augsbourg, m'envoya son secrétaire, le général Saverino, pour me dire de le venir trouver au palais Farnèse. J'y allai et là, en présence des généraux Ulloa, de Clary, des comtes de Trani, de Trapani, du prince Pignatelli, du baron Cetto, du prince Iscio, je rappelai ce que je lui avais dit à Portici. Il me demanda des nouvelles de l'Italie, de la France et de l'Allemagne. Je répondis à S. M. que l'Italie était ruinée par ses proconsuls, la France par Napoléon; mais que l'Allemagne cherchait un homme pour l'aider à sucer ses roitelets qui agissaient en tyrans.

Sur un signe de l'ex-roi de Naples, les courtisans se retirèrent, sauf le comte de Trapani. Ce dernier, prenant alors la parole et tout en me félicitant d'avoir procuré de l'argent au St. Père au moyen d'un emprunt de 14 millions de francs, me pria d'aller en Espagne où je pourrais peut-être placer quelques bons de l'emprunt de Gaëte. Sur ma réponse affirmative, il me donna une lettre de recommandation pour l'ambassadeur de Naples, comte de San Martino, à Madrid, et 1000 francs pour mon voyage. La Cour romaine, bien qu'elle eût encaissé 14 millions, ne m'avait donné que trois mille francs.

Je quittai de nouveau la Ville Éternelle et m'embarquai à Civita-Vecchia pour aller débarquer à Barcelone, 70 heures terribles de traversée.

Dès mon arrivée à Madrid, je me rendis directement chez le représentant de l'ex-roi de Naples qui, bien qu'ayant perdu son royaume, continuait à avoir des ambassadeurs à Madrid, à Vienne et à Munich.

Le comte San Martino, en apprenant par la lettre d'Ulloa le sujet de mon voyage, se tourna vers moi pour me dire:

— Je doute que vous ayez du succès dans cette affaire à Madrid. Ceux qui n'ont pas d'argent ne peuvent pas prendre nos bons de Gaëte et les riches n'en donneront pas, parce qu'ils croient que la cause des Bourbons de Naples est perdue. Et en m'accompagnant il ajouta: Disposez de moi, servez-vous de mon nom, je suis prêt à vous appuyer de tout mon pouvoir dans tout ce que vous ferez.

Dans toute la capitale de l'Espagne je ne connaissais que le maréchal Narvaez, avec qui j'avais eu plusieurs entretiens après son mariage avec Mlle Tascher pendant son exil à Paris. J'allai le trouver et je lui expliquai le but de ma visite. Il m'écouta sans m'interrompre et aussitôt que j'eus fini, le maréchal me dit:

— La cause des Bourbons de Naples est perdue, faute d'hommes. Ce pauvre roi n'a eu autour de lui que des lâches et des vendus. Je veux parler en sa faveur à mon banquier, M. Vargas, place de l'Hôtel-de-Ville n° 2, qui est également le banquier de la reine Christine. S'il voit la possibilité de faire quelque chose, il le fera.

Revenez ici demain, je pourrai vous donner la réponse.

Le lendemain il m'annonça que le banquier Vargas prenait des bons de Gaëte pour un million quinze cents mille francs à 60 francs.

Quand je donnai cette nouvelle au représentant de François II, il faillit tomber à la renverse.

— Mais cela n'est pas possible, me dit-il, comment diable vous y êtes-vous pris? Je vous répète que cette affaire me paraît impossible.

Pour toute réponse je pris le comte de San Martine avec moi et le conduisis chez le banquier Vargas avec qui il signa l'acte d'après lequel le roi devait recevoir à Rome chez le banquier Torlonia la somme de neuf cent mille francs contre le dépôt d'un million cinq cent mille francs de titres de l'emprunt de Gaëte. Le banquier Vargas gagnait 600,000 francs.;

Le prince Pignatelli, en apprenant ce résultat inespéré, m'écrivit une lettre toute de sa main pour me féliciter au nom du roi son maître, et me prier de m«rendre à Paris, rue Taitboux n° 5, chez l'ex-ambassadeur le marquis Canofari, auprès duquel je trouverais des ordres pour une autre mission confiée à mon zèle et à mon dévouement.

Je quittai Madrid pour me rendre à Paris.

CHAP. XLII.

Missions ai Londres

et et Varsovie.

Lorsque je me présentai chez le marquis Canofari, celui-ci me donna connaissance des ordres qu'il avait reçus du palais Farnèse à Rome.

Il s'agissait de me rendre à Londres et d'y employer toute mon intelligence pour y contracter un emprunt sur le palais Farnèse que le roi consentait à hypothéquer pour une somme de deux millions de francs.

Je me rendis à Londres avec des pouvoirs pour traiter. A vrai dire, je ne croyais pas réussir. Comme je nife promenais le soir dans Regent-Street, je fus accosté par Carreras, riche négociant espagnol qui a deux maisons de tabac, Regent-Street et Prince-Street Carreras m'invita à aller chez lui et là il me demanda ce qui m'amenait à Londres.

— Je viens pour chercher de l'argent et j'offre en garantie le palais Farnèse que le roi veut hypothéquer.

— Ah, diable! si tu étais arrivé avant-hier, je t'aurais fait ton affaire en deux heures. Aujourd'hui ça m'est impossible, je suis à sec; j'ai prêté quatre millions au Bey de Tunis.

Mais je veux te faire conclure l'emprunt auprès de M. Holloway, pharmacien-chimiste dans le Strand 213. Viens ce soir Prince-Street à mon magasin, Holloway y sera de sept à huit heures et nous causerons.

Au premier mot que j'adressai au banquier anglais, celui-ci me dit:

— Je prête tout ce que le roi demandera, moyennant hypothèque sur le beau palais Farnèse.

Je réussis dans cet emprunt sans l'aide du cardinal Wiseman. En sortant de chez Carreras, j'envoyai une dépêche télégraphique au marquis Canofari pour le prier d'envoyer un agent dû roi avec les titres de propriété et les pouvoirs pour traiter. Six jours après arrivait de Rome le comte François de Latour, premier aide-de-camp de François II. Vingt-quatre heures après son arrivée un mandat de deux millions, sauf la commission de 2000 francs, sortait de la caisse de Mouriet, banquier, York-bank n° 9, et était envoyé au banquier Torlonia, place des Apôtres, à Rome, pour être payé à vue à l'ex-roi des Deux-Siciles.

Le mandataire du roi et moi, après avoir visité les princes d'Orléans, auxquels M. de Latour remit des lettres de Rome, nous nous embarquâmes pour la Belgique.

Avant d'arriver à Paris, nous parcourûmes Ostende, Bourges, Malines, Anvers, Liège, Bruxelles, Moris, Tournay, Lille et Amiens.

Je ne fis que coucher à Paris et dès le lendemain je me rendis à Versailles où je me logeai hôtel du comte de Toulouse, sous le nom de baron de Rimini. La police et les gendarmes ne se doutèrent jamais qu'ils avaient à Versailles celui qui les avait tant de fois commandés aux manœuvres de Satory.

Un soir, pendant que je dînais, un monsieur à l'accent polonais vint se placer à ma table et me demanda, si je ne connaissais pas le baron de Rimini.

— Moi-même, lui dis-je. Que puis-je faire pour vous? qui vous envoie?

Pour toute réponse il me remit une lettre du prince Czartoriski qui me priait de me rendre à son hôtel, Ile St. Louis à Paris. Le Polonais Jabloniski dîna avec moi. Nous prîmes ensuite le chemin de fer et à huit heures du soir je frappai à la porte de l'hôtel Lambert. Le prince polonais me reçut immédiatement et me pria d'accepter la mission d'accompagner Jabloniski qui portait au comité insurrectionnel la somme de cent mille francs. Sans avoir aucune responsabilité, mon rôle devait être de l'accompagner jusqu'à Varsovie chez l'archevêque Felinski, où il devait déposer la somme contre un reçu, et de prendre le plus de renseignements possible sur la marche des événements.

Nous partîmes le lendemain, l'agent polonais et moi. Comme tous les proscrits de son pays, il était fier, brutal, insolent. Dès que nous eûmes passé la frontière française, il prit des airs de commandement et en arrivant à la gare de Mayence, où il voulut s'arrêter, il m'ordonna de porter son sac de nuit. Je le toisai des pieds à la tête en lui disant de porter son sac lui-même, que le prince Czatoriski m'envoyait en Pologne pour l'accompagner et non pour lui servir de domestique, que d'ailleurs, si l'un de nous devait faire le valet, j'avais l'habitude de commander et non d'obéir. Il porta lui-même son sac jusqu'à l'hôtel. Mais dès ce moment l'amitié et l'estime firent place à la mésintelligence... Nous prîmes chacun une chambre et nous dînâmes séparément. Pendant que le garçon me servait, je lui demandai où était le télégraphe. Dès que j'eus soupe je pris mon chapeau et me dirigeai vers la station pour envoyer une dépêche. Le Polonais me suivit, il avait déjà changé d'allures. Il me demanda si j'envoyais une dépêche à Paris.

— Oui, lui dis-je, en le regardant en face. Le prince saura avant une heure que je ne veux plus aller à Varsovie.

— Et pourquoi?

— Parce que je n'ai jamais voyagé avec des maîtres...

— Oh! monsieur le baron, je vous prie de me pardonner; il n'est jamais entré dans ma tête l'intention que vous me prêtez.

Tout en me faisant prier, je finis par me laisser gagner et nous retournâmes à l'hôtel, mais au lieu d'y coucher nous prîmes le chemin de Wiesbaden. Deux heures après, le Polonais Jabloniski gagnait, à la roulette, quatre-vingt-cinq mille francs. Le lendemain, malgré moi, malgré les supplications et les prières de plusieurs Polonais, il voulut jouer encore. A trois heures précises, il ne lui restait plus qu'un billet de 1000 francs sur les 185,000 francs. Il le plia en quatre et le plaça sur zéro. Le croupier tourna et annonça le n° 27. Le mot n'était pas achevé qu'une détonation se faisait entendre. La tête du malheureux Jabloniski tombait sanglante sur le tapis vert. Une heure après les jeux recommençaient pour faire d'autres victimes. Le commissaire de police des jeux, sur ma demande, me fit le certificat ci-après:

«Je, soussigné, commissaire de police des jeux» de Wiesbaden, certifie que le nommé Jabloniski  s'est tué volontairement d'un coup de pistolet, après avoir perdu tout 1 argent qu'il avait gagné la veille, soit 85,000 francs, plus les 100,000 francs qu'il avait dans son portefeuille. Je certifie en outre que M. le baron de Rimini qui est arrivé avec lui, a fait, avec plusieurs Polonais, tout ses efforts pour l'empêcher de jouer.

Signé: «Muller.»

Le soir même, pendant que ce certificat partait pour Paris, je continuai mon voyage pour la Pologne.

En arrivant à Varsovie, j'appris que l'archevêque Felinski, à qui je devais rendre compte de ma mission et demander des renseignements, avait été arrêté la veille, par ordre du Czar, et conduit à St. Pétersbourg et de là en Sibérie. De crainte de suivre le même sort je ne pris qu'indirectement quelques renseignements et j'appris ainsi que l'insurrection n'était pas générale, mais que quelques intrigants faisaient seuls tuer du monde pour recevoir de l'argent des comités de Paris, de Turin et de Zurich.

Pour enlever tout soupçon et pour tromper la police moscovite, je continuai ma route, comme le portait mon passeport, jusqu'à la capitale de toutes les Russies.

En descendant à l'hôtel Péterhoff, je demandai un guide parlant français, et je me fis conduire au cimetière catholique. Là, dans une petite allée à droite, je me jetai à genoux, les yeux baignés de larmes, sur une pierre, où je lus: Ici repose la comtesse de Gardonne, regrettée et pleurée par son inconsolable époux.

Le soir même, j'étais en route pour Posen, Berlin, Francfort et Paris.

CHAP. XLIII.

Le congrès de Malines.

Le soir même de mon arrivée, je me rendis chez le prince Czartoriski qui, comme le lecteur le sait, avait été instruit de la catastrophe arrivée à son agent. Il me reçut assez froidement et me dit que j'aurais dû l'empêcher de tant jouer. A cette réception blessante, je pris mon chapeau. Le prince me dit alors avec une certaine arrogance:

— Mais achevez donc de rendre compte de votre mission.

— Je n'ai pas de compte à rendre aux gens qui se prélassent dans des salons tandis que leurs partisans se font tuer pour reconquérir leur indépendance.

— Monsieur, me dit le prince, en me fermant la porte au nez, je rendrai compte au St. Père de votre conduite.

— Rendez compte au diable! criai-je, en descendant les escaliers de l'Ile St. Louis.

Quelques jours après, je partais pour le congrès de Malines, muni d'une lettre officieuse pour le cardinal Streelz, légat de Belgique, qui, en me recevant dans son palais archiépiscopal, m'annonça que mon couvert serait mis tous les jours à sa table: le matin de dix à onze heures et le soir de cinq à six heures;

il regrettait, du reste, de ne pouvoir pas me loger, les logements dont il disposait étant retenus pour des cardinaux, des archevêques et des évêques.

— Logez-vous dans un hôtel, me dit-il, la caisse du congrès vous remboursera.

Je pris logement à l'hôtel de la Cigogne.

Deux jours après, pendant lesquels le cardinal avait été d'une bienveillance peu commune pour moi, il m'annonça que Son Emminence Antonelli avait jugé à propos de me faire remplacer par l'auditeur de rote, monseigneur Nardi, vu le nombre considérable de grands dignitaires qui assisteraient au congrès et à cause de mon exaltation dans les débats d'une cause qui ne demandait que du calme. Il n'avait pas achevé la lettre qu'un de ses huissiers m'en donnait une d'Antonelli également qui m'ordonnait d'attendre Mgr. Nardi qui avait d'autres plis à me remettre.

Quelques jours après, toutes les cloches de Malines annonçaient aux habitants de la ville l'arrivée du prélat romain qui, de simple professeur au séminaire de Padoue (Vénétie), s'est élevé par ses intrigues, par sa haîne, par ses écrits, par ses prédications contre les libéraux, contre les affaires d'Italie, au rang d'auditeur de rote, de chambellan de Pie IX, de Président du denier de St. Pierre et d'évêque du Frioul... A son arrivée à l'archevêché, il reçut les autorités civiles et militaires de la ville…

On n'avait pas eu de logement pour moi, mais pour Mgr. Nardi on en trouva un. Il venait de Home... Je ne venais que de Paris... H était monseigneur... Je n'étais que berger...

Aussitôt que les réceptions furent terminées, Mgr. Nardi et le baron de Rimini discutèrent ensemble. Le légat romain voulait faire partir le berger pour le congrès de Francfort le jour même, le berger voulut rester pour assister à l'ouverture de celui de Malines.

Le jour suivant, après une cérémonie visiblement fastueuse, le congrès de Malines s'ouvrit par un discours assez pâteux du président, le comte de Guerlache, premier président de la cour de cassation, président de la Société de St. Vin cent de Paul, un des chefs du parti rétrograde en Belgique.

Le légat du Sacré-Collège se leva et dans un réquisitoire contre les événements contemporains de l'Italie qui dura une heure, il maudit Victor-Emmanuel, le roi du Champagne et des alcôves; Cavour, l'ambitieux qui avait été le promoteur de tant de maux; Garibaldi, le sanguinaire ennemi de l'autel et de la religion. Casoni, un journaliste de Bologne, lui succéda et dans un patois burlesque il se posa en victime, parce qu'il avait fait deux ans de prison et avait payé 6000 francs au fisc pour les frais de procès qu'il avait eus, parce qu'il avait soutenu le Saint Père,

ses ministres et le parti clérico-bourbonnien. Montalembert, Dupanloup, Lusse-Gaillard, Dechamps, de Trux, Dumortier parlèrent à leur tour. Puis on vit monter à la tribune l'illustre cardinal Wiseman qui s'abandonna à une improvisation onctueuse, dont chaque mot était un appel à la paix, à la concorde, à l'oubli, au pardon. «C'est Dieu qui a voulu tout cela, disait-il, pour nous châtier, parce que le Très-Haut, chers frères, frappe bien ses privilégiés.» Ces paroles furent accueillies par une salve d'applaudissements. Quand il descendit de la tribune, tous ces collègues allèrent le féliciter.

CHAP. XLIV.

Le congrès de Francfort.

La première journée me donna une idée suffisante du congrès de Malines. Le soir, à huit heures, je prévenais Mgr. Nardi de mon départ, il me donna 1000 francs, une lettre pour le roi de Bavière et la consigne d'informer la Cour romaine de toutes les décisions que le congrès de Francfort prendrait.

En arrivant à Francfort je me rendis chez S. M. bavaroise qui me connaissait déjà et qui me dit après avoir pris connaissance de ma lettre:

— Vous ne pouvez assister aux séances, il n'y a que les souverains qui y assistent, mais je vais donner l'ordre à mon secrétaire le baron de Feistemeister de vous communiquer tous les soirs les procès-verbaux de nos séances. Et pour que vous ne soyez pas trop éloignés l'un de l'autre, veuillez conduire M. le baron de Rimini à l'hôtel de Bruxelles où est ma maison militaire, dit S. M. en parlant au prince de Taxis, son aide-de-camp.

Le prince de Taxis que je connaissais déjà depuis Augsbourg, m'installa à l'hôtel de Bruxelles, chambre n" 17; lui était au n° 19 et le baron de Feistemeister occupait le n° 18. Je fus traité dans cet hôtel aux frais du roi pendant tout le congrès.

N'ayant qu'une mission officieuse, je n'avais pas de visites à faire ou à recevoir. Je me promenais, presque toujours seul, hors la ville, dans les jardins.

Deux jours après, S. A. le prince de Metternich, ambassadeur à Paris, me présenta à son souverain qui me fit une réception très flatteuse et, dès qu'il eut appris ma mission, ordonna à son secrétaire, le baron Hoffmann, de me donner tous les soirs un extrait des délibérations des souverains.

Un soir, comme je me promenais place de hôtel d'Hollande, près des trois anabaptistes, je me sentis frapper sur l'épaule.

C'étaient LL. AA. le prince de Metternich, le prince de Nassau et le prince de Taxis. Le premier me dit:

— Voulez-vous venir avec nous?

— Très volontiers, Altesse, répondis-je.

— Suivez-nous, nous allons à Wiesbaden.

— A Wiesbaden? mais Hombourg est plus près.

— Je le sais, répliqua le prince de Metternich, mais nous voulons aller à Wiesbaden, parce qu'il faut que nous soyons rendus demain à Johannisberg où S. A. la princesse nous attend et où S. M. l'empereur viendra pour dîner.

A onze heures du soir, à la fermeture du Kursaal, le prince de Taxis avait gagné 27,000 francs, le prince de Nassau, frère du duc-régent et général en service d'Autriche, avait perdu 16,000 francs et l'ambassadeur d'Autriche à Paris 22,000 francs.

Quelques instants après, nous rentrions à l'hôtel de Paris. Le Champagne, les mets exquis et les femmes nous tinrent lieu de sommeil.

La carte à payer le matin avec les chambres que nous n'avions pas occupées, y compris une voiture à quatre chevaux qui nous conduisit jusqu'à Johannesburg, montait à 2750 francs.

Nous fûmes reçus par la gracieuse ambassadrice. Elle avait quitté son faubourg St. Germain pour venir recevoir son souverain qui s'était invité à dîner chez elle.

A quatre heures nous allâmes tous à la station du chemin de fer recevoir François-Joseph qui arrivait, accompagné de S. M. le roi Jean, de S. M. le roi de Bavière, du grand-duc de Bade et du duc de Nassau.

Aussitôt arrivés, on se mit à table dans un salon richement meublé, d'où l'on aperçoit presque toutes les provinces rhénanes.

L'empereur avait à sa droite le roi Jean et à sa gauche le grand-duc de Bade. S. A. la princesse de Metternich, en face de sou souverain, avait à sa droite le roi de Bavière et à sa gauche le duc de Nassau. Les autres invités s'étaient placés sans étiquette à la première place qu'ils avaient trouvée.

J'eus la bonne fortune de me trouver du côté de la princesse entre le général comte de Grenneville et le baron Hoffmann.

A la fin du premier service, je vis le grand-duc de Baden me regarder fixement, puis se pencher vers l'oreille de l'empereur d'Autriche et lui parler. S. M. I. me regarda, puis tous deux éclatèrent de rire en se retournant, tous deux, vers moi. Tous les autres convives, sans savoir pourquoi, se mirent à rire également. Seul, je n'avais pas ri, parce que je croyais comprendre de quoi on riait. Sans doute, sous l'habit du baron de Rimini on avait aperçu une corne de bouc ou un poil de chèvre. Payant d'audace, selon mon habitude, je dis à l'empereur en le regardant en face:

— Sire, je regrette amèrement, croyez-le bien, de ne pas connaître le motif de tant de gaîté, parce que, sans cela, je n'aurais pas été le seul à ne pas rire.

— Pourtant c'est vous qui êtes en jeu, répondit François-Joseph.

— Alors j'aurais ri pour deux, Sire.

— Eh bien! dit S. M. L, racontez-nous votre duel de Carlsruhe.

Je me levai aussitôt et saluant l'assemblée: «l'année dernière, dis-je, dans la belle capitale de S. A. le grand-duc de Bade, pendant que Renz qui, grâce à la générosité de son auguste souverain, a la plus riche compagnie équestre de l'Europe, donnait sa dernière représentation au Champ-de-Mars, le cheval d'une des actrices qui disputaient la coupe d'or (munificence de S. A.) se cabra, se jeta dans l'hippodrome et sautant par-dessus la corde, la désarçonna et la traîna sur une longueur de quelques mètres. Elle était dans un état pitoyable, car son pied était resté dans l'étrier. Plusieurs officiers suivirent en steeple-chasse, et au lieu de chercher à arrêter le cheval furieux, s'amusaient à regarder sous les juppes ensanglantées de la malheureuse écuyère. J'arrêtai le cheval et me retournant vers les officiers je leur dis en colère:

«— Si j'étais votre souverain, je vous ferais manger de l'herbe, au lieu d'orner vos épaulettes de nouvelles insignes.

«Renz arriva presque en même temps que moi, prit l'écuyère qui s'appelait Palmela et la conduisit dans son hôtel.

«Le soir, pendant que je dînais, plusieurs officiers vinrent me demander raison ou une rétractation de ce que j'avais dit contre eux. Bien que seul, j'acceptai le cartel. Dès que les officiers furent partis, je demandai deux témoins, mais personne ne voulut me servir de parrain contre les officiers du pays.

«Renz et son premier écuyer acceptèrent et m'accompagnèrent le lendemain, à six heures, sur le terrain.

«A la première passe mon adversaire s'affaissa. Comme son collègue prenait sa place, les carabiniers arrivèrent, nous arrêtèrent et nous conduisirent en ville où, grâce à la générosité de S. A., nous fûmes mis en liberté.

— Et Palmela? demandèrent quelques auditeurs.

«Palmela, Messieurs, que je croyais avoir gagnée à ma cause, me défendit d'aller la voir pendant sa maladie.. A son premier jour de sortie, elle vint chez moi avec son directeur. Elle me donna la main et me dit:

«— Je viens vous remercier d'avoir arrêté mon cheval le jour de cette malheureuse course. Mais je ne puis vous remercier de votre duel, parce que je déteste les duellistes. Aujourd'hui, Monsieur, je ne puis me présenter sur aucune scène sans être sifflée.

«— Mademoiselle, lui dis-je en la mettant à la porte, si jamais pareille chose vous arrive, je me ferai tuer pour vous élever une statue.»

Le soir nous rentrions tous à Francfort.

CHAP. XLV.

Séjour à Rome.

Le congrès fini, je m'empressai de remercier S. M. I. d'Autriche, S. M. le roi de Bavière et leurs aides-de-camp pour toutes les bontés qu'ils avaient eues pour moi, puis je pris la route de Rome en passant par Paris, Marseille et Civita-Vecchia. En arrivant à Rome je me présentai au cardinal Antonelli qui me félicita de mes voyages et de la réussite de mes emprunts.

— Prenez un bon logement et reposez-vous, me dit-il, vous devez en avoir besoin. Quand vous aurez besoin de me parler, vous viendrez au Quirinal; ici, il y a toujours une foule de solliciteurs qui nous empêchent de causer aussi longtemps que je le voudrais.

En sortant du Vatican je me rendis rue Ripetta n° 35 où je louai un logement pour trois mois, dans la ferme intention de prendre un repos absolu dont j'avais grandement besoin après une vie si agitée.

Si j'étais artiste, je pourrais faire une description pompeuse du Vatican, de Ste-Marie-Majeure, du Colisée, du théâtre de Néron, du Capitole. Malheureusement je n'ai d'autres métiers que ceux que vous connaissez; aussi je m'ennuyai horriblement dans la Ville-Eternelle au milieu de la calotte, des cornettes et de l'habit brun ceint de la corde. Presque toute l'année soixante-quatre se passa de cette manière. Moi, l'activité même, condamné au far niente comme le Lazzarone de Naples! Encore si j'avais pu nouer une conspiration, mais pas un conspirateur à mettre en scène. Les Piémontais, toujours considérés par la cour romaine comme les ennemis de Dieu et de l'Eglise, passaient sur les États pontificaux comme des étoiles filantes.

Les Garibaldiens, les Mazziniens, les unitaires, le comité romain, tous étaient morts ou faisaient le mort. Le comité dirigeant de Florence avait entamé des pourparlers avec la France et recommandait à ses adhérents de Rome de rester calmes. L'évacuation des troupes françaises dépend entièrement de votre conduite, leur disait-il; tenez-vous tranquilles, prenez patience! le moment approche où vous serez maîtres de vos destinées. Le plus petit mouvement, la plus légère manifestation servirait de prétexte à Napoléon pour prolonger indéfiniment l'occupation.

Tout cela était capable de désespérer le plus fainéant des agents. Je voyais quelquefois Antonelli, de Mérode, Bérardi du gouvernement romain, les comptes de Trapani, de Trani et le prince Pignatelli du parti bourbonnien. Tous deux me payaient ré gulièrement.

Lorsque la convention du 15 septembre fut signée, les deux gouvernements me firent sentir que leurs moyens ne leur permettaient plus de faire des frais extraordinaires, que Napoléon les livrait à la révolution pour se débarrasser d'eux.

L'ambassadeur d'Autriche, M. le baron de Hubner, que j'avais connu à Paris, quand il était auprès de Napoléon III, me proposa une mission; il s'agissait de traverser le Piémont pour aller à Venise. J'acceptai avec plaisir pour sortir de l'apathie où j'étais.

MM. le baron Tanneberg, lieutenant de l'empereur, et le chevalier Frank, chef de la police, furent si contents des renseignements que je leur apportai à Venise, qu'ils me prièrent de rester en qualité d'agent du contrôle.

CHAP. XLVI.

Espionnage dans le Tyrol.

Il me fut très facile, comme Français, de leur rendre des services. Tous les Vénitiens se livraient à moi, me croyant des leurs, sans que j'eusse besoin d'employer les grands moyens.

Le chevalier Frank me doubla mes appointements le troisième mois de mon entrée en fonctions et m'attacha clandestinement à son cabinet. Je n'allais jamais à la préfecture. Je lui écrivais par la poste ou bien j'allais le trouver chez lui, place de l'Eglise St. Guillaume n° 14.

Plusieurs missions me furent confiées, à Vérone, à Padoue, à Mantoue, à Trévise, à Vicenza, à Bolzano et jusque dans le Frioul.

A mon retour de ces excursions, j'étais toujours bien rétribué. Un jour, le chevalier Frank me montra un rapport du commissaire de Trente qui demandait un agent intelligent pour découvrir un dépôt d'armes qu'on avait introduit dans le Tyrol par le lac de Garde.

Sur l'invitation du chef de la police, je partis de Venise pour Trente. Dans cette ville, le commissaire de police m'assura qu'un Italien, ayant des ramifications avec le Tyrol, avait passé plusieurs fusils et les avait cachés sur le territoire de l'Autriche.

Je quittai le commissaire et la ville de Trente et je me fis conduire à Sora, petite ville sur les bords du lac de Garde. Après deux jours passés dans cette ville, n'ayant recueilli aucun indice, je me mis en route pour retourner auprès du commissaire. Comme je passais par une rue, j'entendis une voix, disant: «Dépêche-toi donc, voilà du monde. C'est le Français qui voyage pour le tracé des chemins de fer.» Je m'étais inscrit à l'auberge comme ingénieur des voies ferrées.

— Si c'est lui, nous pouvons sortir, il n'a rien de commun avec la police autrichienne.

Deux hommes alors sortirent d'une porte, suivirent la même route et je les entendis dire:

— Avec ces quatre fusils ça nous en fait quarante-deux, dont nous disposons. Le major Tolozzi qui m'a accompagné jusqu'au lac, n'a pas osé rentrer en ville à cause de ces canailles d'espions. En passant près de moi, l'un d'eux me dit:

Buona sera, amico.

Je fis semblant de ne pas entendre.

— Si tu attends la réponse, tu attendras longtemps, fit observer l'autre homme.

— Pourquoi? répliqua le premier.

— Parce qu'il ne sait pas parler italien, dit le second, qui était établi à Sora, quoique Lombard.

Celui qui m'avait donné le bon soir, était de Deseuzano.

Après avoir marché sur la route impériale dix ou douze mètres hors les murs, ils prirent à droite et s'enfoncèrent dans une espèce de vallée. Je retournai sur mes pas et je prévins le commissaire de police de Sora, quej'emmenai avec moi jusqu'à l'endroit où j'avais quitté ces individus; deux agents l'accompagnaient. Je lui donnai la consigne de suivre les suspects à distance jusqu'au dépôt qui ne devait pas être bien loin. Puis, d'un pas rapide, je continuai mon voyage jusqu'à Trente.

Le matin, lorsque je me rendis au bureau du commissaire de police, j'y rencontrai celui de Sora qui était tout joyeux d'avoir bien trouvé le dépôt, comprenant les quarante-deux fusils, trente-sept sabres, de la poudre, des cartouches, etc., etc., et d'avoir arrêté les deux individus.

Ces deux fonctionnaires ne pouvaient pas comprendre que j'eusse découvert le dépôt en deux jours, eux qui le cherchaient depuis un mois et n'en avaient pas trouvé trace.

Deux heures après, j'arrivai à Venise avec les armes et les munitions que le commissaire de Sora porta à la préfecture. Je dois ajouter, pour être juste, que, bien que je ne fusse pas présent, il dit au lieutenant de l'empereur n'avoir fait qu'exécuter mes ordres. On lui donna deux cents florins (500 fr.) et 50 florins pour chacun de ses agents (250 fr.), en tout 750 fr. Lorsque j'allai, le soir, voir le chef de la police, il me donna de la part du baron Tanneberg 1000 florins (2500 fr.) Cette affaire coûta donc au gouvernement de Vienne 3250 fr. Tout ce qui fut trouvé dans la maison où était le dépôt, ne valait pas la moitié de cette somme. Disons, pour être véridique, que le gouvernement autrichien laisse mourir ses soldats de faim, mais que ses espions vont en carosse.

CHAP. XLVII.

Espionnage a Florence.

Pendant mon séjour en Vénétie, j'eus l'honneur de voir plusieurs fois le comte de Chambord, son neveu le prince Robert de Parme, son beau-frère, le duc de Modène, et tous, je dois le dire, me reçurent toujours avec bienveillance, surtout quand ils apprenaient que j'avais joué quelques bons tours aux Piémontais.

L'année de 1866 marchait à pas de géant et l'on s'attendait tous les jours à être attaqué par Victor Emmanuel. Le major Tolozzi, officier garibaldien, n'écoutant que son courage, se jeta, en eifet, avec une poignée de chemises rouges dans le Tyrol en passant par le Stelvio, mais, n'ayant pas été soutenu par les siens, il fut écrasé.

Cette attaque des Garibaldiens ouvrit un nouveau champ aux journalistes. Ceux du ministère piémontais (qui subissaient la pression française) soutenaient que le parti avancé voulait fournir des armes à l'Autriche et la forcer à violer le traité de Villafranca en marchant sur Milan. Les journaux républicains attaquaient sans cesse le gouvernement, parce qu'il laissait dans les fers de l'étranger les Vénitiens, leurs frères.

Des rapports de quelques agents que nous avions à Turin et à Florence signalaient un mouvement inusité au ministère de la Guerre et dans le comité garibaldien. Les journaux mêmes laissaient entrevoir la rentrée en campagne de l'armée, sur les bords du Pô. Tous ces bruits finirent par prendre tant de consistance à Vienne que le ministre de la Guerre écrivit directement au gouverneur de s'assurer des faits et de lui en adresser un rapport officiel.

Le lieutenant de l'empereur m'appela, un soir, dans son palais et me chargea de partir immédiatement pour Florence. Je ne devais rien écrire au hasard; je ne devais parler que de ce que j'aurais vu et touché; mes lettres ne devaient être confiées qu'à des personnes qu'il m'enverrait lui-même de Venise, tous les dimanches, et les dimanches où je n'avais pas de faits positifs à signaler, je devais dire seulement: Rien de nouveau.

Avec la pratique que j'avais de certaines affaires et avec ces instructions, le lecteur comprendra que je devais tout employer pour découvrir ce qu'il y avait d'officiel dans les articles des journaux et dans les rapports des agents secrets.

En sortant du cabinet, le gouverneur baron de Tanneberg me donna 1000 florins (2500 francs) et une lettre de crédit de 2000 florins (5000 francs) sur la maison Fenzi, banquier, place des seigneurs n° 1 à Florence.

— Voila pour rester quelque temps à Florence. Allez à Milan, à Turin, à Gênes, à Naples, s'il le faut pour savoir la vérité.

— Excellence, lui dis-je, je ferai tout mon possible pour que vous soyez content. Mais je crois que ce que j'ai de mieux à faire, c'est de rester à Florence où siège le gouvernement. Tout ce que je pourrais apprendre ailleurs n'aurait de valeur officielle que si la chose avait passé par les bureaux ministériels.

— Agissez comme il vous plaira, répondit le baron Tanneberg, mais où dois-je vous envoyer l'agent dimanche?

— Dimanche, que l'agent se trouve, à midi précis, sous le dôme de la ville près le baptistaire. Il me reconnaîtra à ces mots: Qui aurait dit ça? que je prononcerai en passant à sa gauche.

Deux jours après je me promenais avec indifférence au milieu de la foule qui affluait aux Caséines, magnifique promenade le long de l'Arno, à quelques pas de la ville. Je m'étais logé Via Calsaioli n° 17, je dînais à table d'hôte à l'hôtel de l'Etoile et je prenais mon café (pour lire les journaux français) au grand Café de l'Etoile de l'Italie en attendant les événements.

Quelques hommes politiques que j'avais vus ne m'avaient appris que ce que je Usais tous les jours dans les journaux quotidiens.

Deux pensées m'obsédaient: la première, de m'introduire dans les bureaux du ministre de la Guerre; l'autre de me créer une relation auprès de Cairoli, député, colonel et l'âme du héros de Caprera. Je connaissais bien Crispi, mais je le savais trop discret pour me confier quelque chose de grave, à moi qui n'avais jamais servi dans son parti. Je connaissais également le général Pettinengo, ministre de la Guerre, avec lequel j'avais été lié pendant le ministère Cavour où il était chef du matériel de la guerre sous le ministre Fanti; mais on va pas chez un ministre de la Guerre de but en blanc lui dire: Montrez-moi vos plans de campagne.

Il y avait déjà un mois que j'étais à Florence et j'avais dit déjà trois fois: Rien de nouveau. Un soir, dans le grand Café de l'Etoile d'Italie, à la table où j'étais, prirent place un jeune officier et trois messieurs vêtus en civils. Ils étaient un peu échauffés par la boisson. Un des bourgeois donna un démenti et un soufflet à l'officier; ses deux compagnons, au lieu de le blâmer, l'approuvèrent. Je leur dis qu'ils étaient des misérables de se mettre trois contre un. Celui qui avait donné le soufflet allongea sa main pour m'en faire autant; un coup de canne sur les doigts, un autre sur la tête le firent tenir à distance. Des messieurs, des officiers s'approchèrent en demandant le motif de la querelle.

Le jeune sous-lieutenant, se voyant entouré des officiers, ses amis, tira son sabre pour tuer celui qui l'avait souffleté.

Mais ses amis l'en empêchèrent. Le brouhaha alors devint général. Deux gardes de sûreté, conduits par un officier de police, vinrent pour nous arrêter. Tous les gens du café s'y opposèrent en disant:

— Nous empêcherons l'arrestation si on ne nous en dit le motif. Il y a eu des soufflets, des coups de canne donnés, c'est vrai, mais ce sont des hommes à s'arranger autrement que devant la police.

L'officier de police s'adressant alors à moi, comme au plus âgé des quatre, me demanda de lui raconter comme l'affaire s'était passée.

Aussitôt que j'eus fini, tous les officiers présents me donnèrent la main. Le bourgeois qui avait souffleté l'officier fut arrêté, les autres, moi compris, donnèrent leurs noms à l'officier de police. L'officier qui avait été souffleté s'appelait Cristofini et il était secrétaire particulier du ministre de la Guerre.

Lorsque la police fut partie et que le calme fut rétabli, le jeune sous-lieutenant Cristofini me remercia; les deux autres bourgeois, qui étaient des négociants de Pistoia, lui firent des excuses publiquement et le prièrent de faire sortir de prison leur ami qui appartenait à une bonne famille et que la boisson seule avait pu pousser à commettre un acte que ses antécédants condamnaient.

Le souffleteur fut mis en liberté le lendemain.

Le jeune secrétaire et moi nos devînmes inséparablés. Aussi le cinquième dimanche, l'agent du baron Tanneberg put porter au gouvernement un rapport circonstancié sur les préparatifs que le gouvernement italien faisait pour attaquer l'Autriche dans son quadrilatère.

Le parti d'action engageait clandestimment des hommes et les dirigeait sur Como et sur Pescara. Dès qu'il crut être en force pour attaquer et pour forcer la main au ministère, les colonels Corte et Cairoli présentèrent à Pettinengo, ministre de la Guerre, un plan de bataille et lui demandèrent si le gouvernement du roi voulait, oui ou non, y coopérer avec l'armée régulière.

Ce plan militaire (dont une copie que j'avais faite de mémoire après l'avoir lu et examiné, était déjà entre les mains du Cabinet de Vienne) portait:

«Attaque de la Vénétie.

«Le premier corps d'armée passera le Pô à Polesella, marchera sur Padoue et coupera le chemin de fer entre Venise et Vérone.

«Le deuxième corps d'armée passera le Mincio à Valleggio, marchera sur Villafranca et coupera le  chemin de fer entre Vérone et Mantoue.

«Le troisième corps d'armée fera le tour du lac de Garde, marchera sur Sora et coupera les communications entre Vérone et Trente.

«Le quatrième corps partira de Corne et entrera dans le Tyrol par le Pas du Cheval en marchant sur Bolzano. Si le gouvernement nous seconde, il enverra sa flotte dans la mer Adriatique.»

Devant la sommation faite par les deux lieutenants de Garibaldi, le ministre de Florence aima mieux accepter la guerre avec l'Autriche qus la guerre avec la Nation.

Alors on fit des préparatifs formidables et le traité d'alliance avec la Prusse fut conclu. Le gouvernement italien appela toutes les réserves, organisa l'enrôlement volontaire dans toutes les communes et décréta un impôt forcé de 700 millions de francs pour les frais de la guerre.

Le dimanche qui suivit tous ces préparatifs, le factotum autrichien répondit aux mots: «Qui aurait dit ça?» par ceux-ci: «Quittez, ce soir, et venez.»

En sortant de l'église, je courus chez le banquier Fenzi pour toucher mon argent et le soir même je passai le Pô, dans une barque, à Brescello, au lieu de le passer sur le pont debateaux entre LagoOscuro et la Madalena.

Lorsque j'arrivai à Venise que je n'avais pas vue depuis sept mois, l'année 1866 commençait au milieu des bruits de guerre, de traités, de déclarations de neutralités, etc. Chaque puissance faisait parler d'elle par des notes officielles.

Le lieutenant de l'empereur, baron Tanneberg, et le chevalier Frank, chef de la police, me félicitèrent de ma mission en m'annonçant que le ministre de la Guerre à Vienne avait ordonné (en recevant le plan de campagne italien) qu'on me donnât une gratification de quatre cents florins (1000 fr.).

CHAP. XLVIII.

La bataille de Custozza.

Ce chapitre tout militaire contient peu de ruse s de police et ne saurait guère être écrit par un agent qui ne se trouve dans sa sphère qu'au milieu des complots, des conspirations, des ruses et des tromperies, etc., etc. Cependant en achevant de rendre compte de mes derniers mois passés au service de S. M. I. François-Joseph, je ne puis faire autrement que de parler de la bataille de Custozza, de mon départ de Venise et de l'arrivée des commissaires français et piémontais.

Le gouvernement italien, trop faible pour attaquer le quadrilatère, attendit que l'Autriche fût aux prises avec la Prusse dans Silésie. C'est alors, mais seulement alors, malgré ses fanfaronnades, qu'il massa les corps de l'armée régulière:

Le premier corps, commandé par Durando qui était à Milan, s'avança par Bergamo, Brescia et alla s'échelonner le long du Mincio de Peschiera à Treviano.

Les deuxième et troisième corps, que avaient leurs quartiers généraux sous les remparts de Piacenza, s'avancèrent sous les ordres du roi et de Délia Rocca jusqu'à Goïto et Curtatone.

Le quatrième corps, sous les ordres de Cialdini, était massé le long du Pô de Mirandola à Ferrare, etc., etc.

S. A. l'archiduc Albert, commandant en chef l'armée du Lombardo-Venitien, était tranquillement dans son palais de Vérone, se contentant de réunir autour de la ville une force de quarante mille hommes environ. Les forces supérieures de l'Autriche étaient en Allemagne. Les quatre-vingt mille hommes qui étaient en Vénétie, étaient éparpillés dans les forteresses de Peschiera, de Mantoue, de Legnano et dans les villes de Padoue, de Vicence, de Trévise, de Conegliano, d'Udine, etc., etc.

Deux jours avant la bataille, le gouverneur de Venise m'avait envoyé au quartier général du prince porter une lettre venant de Vienne. S. A., après avoir lu cette lette dans laquelle j'ai toujours pensé qu'il était question de moi, me demanda si je me sentais capable d'aller jusqu'au Mincio, vers Valleggio, pour savoir ce que les Italiens y faisaient.

— Très volontiers, Altesse, répondis-je.

Un commissaire de police (M. Ziegler) demanda à l'archiduc Albert de m'accompagner.

— Eh bien! partez, dit le général en chef de l'armée que le lendemain l'Europe devait saluer comme vainqueur de Custozza.

M. Ziegler et moi nous montâmes à cheval et  nous élançâmes, au triple galop, sur la route de Villafranca, célèbre par l'entrevue des deux empereurs après la bataille de Solferino (1859).

Au milieu de la ville nous prîmes à droite jusqu'à Valleggio, village situé sur un mamelon d'où l'on découvre une partie de la Lombardie. Devant nous, à droite, s'étendait le corps d'armée du général Durando, en face, entre le Mincio qui coulait à nos pieds, et Treviano, était campée la division Pianelli, un peu à gauche, vers Goïto et Curtatone, se trouvaient les corps du roi et du général de LaRocca. Avec des longues vues, nous comptions les files des soldats.

Nous laissâmes nos chevaux entre les mains d'un carabinier, puis nous descendîmes les hautes falaises pour voir toute l'étendue du fleuve. Quelle ne fut pas notre surprise de voir que les pontonniers italiens y avaient jeté cinq ponts sur lesquels le passage des troupes commençait à s'effectuer. Avec une seule batterie d'artillerie, les Autrichiens auraient empêché le passage.

Les uns disaient que l'archiduc avait voulu les attendre sous les mur de Vérone, pour mieux les battre. D'autres disaient que S. A. le prince Albert s'attendait à être attaqué sur le Pô, et non sur le Mincio où les Piémontais avaient été battus en 1848.

Le commissaire et moi, après avoir vu une division entière entrer en Vénitie, où d'autres devaient suivre, nous remontâmes à cheval et courûmes ventre à terre jusqu'à Vérone, sans nous arrêter.

S. A. allait se mettre à table quand son aide-de-camp lui annonça notre retour.

— Faites les entrer ici, répondit l'archiduc. En nous voyant couverts de poussière et de sueur: Asseyez-vous, nous dit-il, et buvez un bon coup.

Dès qu'il eût appris que le Mincio était franchi par les Italiens, il ordonna à son aide-de-camp de télégraphier aux chefs de corps qui étaient à Padoue, à Trévise, à Vicence, d'avancer sur Vérone et d'envoyer chercher les généraux commandants dans la ville. Puis, il se mit à table tranquillement, sans témoigner aucune émotion. Lorsque nous eûmes bu notre bouteille, il nous fit donner 100 florins à chacun et dit que nous pouvions partir.

Le lendemain à 7 heures, l'archiduc Albert sortit de son palais au milieu d'un brillant état-major, comme un jour de parade, passa par la porte de Mantoue et prit la route de Villafranca, sur laquelle ses cinquante mille hommes étaient massés.

Les Piémontais, au nombre de quatre-vingt treize mille, occupaient les positions inexpugnables de Valleggio, sur les hauteurs de Rivoli. Au premier coup de canon, l'archiduc Albert se mit à la tête de son armée, marcha en avant, perça le centre des fanfarons, commandés par le roi galant, écrasa l'aile droite de Durando, puis se retourna vers l'aile gauche qu'il culbuta.

Quelques heures après, le roi galant-homme repassait le Mincio plus vite qu'il ne l'avait passé, et laissait au pouvoir des Autrichiens 18,000 prisonniers, 7000 morts et 30,000 fusils avec des sacs, des chevaux et des munitions, etc., etc. Le héros de Caprera perdait, de son côté, 6000 volontaires morts ou blessés, sans avoir pu pénétrer dans le Tyrol. Tel fut le résultat de la bataille de Custozza, véritable prélude de celle de Lissa.

Malheureusement, pour la cour de Vienne, l'incapacité et la lâcheté des généraux qui commandaient en Allemagne, ne répondit pas aux victoires du prince Albert et de l'amiral Tegethof. Elle fut obligée d'offrir la paix en cédant la Vénétie à la France.

Cette dernière comédie, jouée par Napoléon, finit par un traité de paix, que la Prusse, l'Autriche et l'Italie signèrent après avoir fait massacrer cent mille hommes.

Si ces potentats avaient commencé par signer la paix avant de se battre, que de sang, que de larmes auraient été épargnées à leurs sujets!

En quittant la Vénétie et des chefs qui savaient si bien récompenser, je me rendis à Paris. Huit jours après, S. A. le prince de Meiternich, ambassadeur d'Autriche près le gouvernement français, me faisait écrire la lettre suivante par son premier secrétaire:

«Paris, le 26 septembre 1866.

«Monsieur,

«S. A. I. le prince de Metternich me charge de vous annoncer qu'il a reçu de son gouvernement la somme de deux mille francs pour vous être remise le jour qu'il vous plaira passer à la chancellerie.

«Recevez, Monsieur, l'assurance de toute ma considération.

Signé: «Comte Mulinen.»

Conclusion.

Les auteurs de nos jours n'écrivent plus pour la gloire. Tous, quels qu'ils soient, vendent leurs livres. Entraîné par l'exemple, j'ai eu pour but en écrivant ces mémoires de regagner un peu de l'argent que l'illustre de Glimes m'a escroqué, comme on l'a vu au chapitre 14.

Cependant j'aime à croire que ces Mémoires ne seront pas inutiles à ceux qui les liront. L'exemple d'un simple berger corse, ignorant, sans appui, devenu l'agent et le confident des grands de ce monde, ministres, princes, cardinaux, rois, empereurs et pape, ne laisse pas que d'offrir un enseignement salutaire.

Nos ancêtres disaient; Si le roi savait! Je dis aujourd'hui: Si le peuple voyait de près, comme je les ai vues les têtes couronnées, il en serait dégoûté.

Vive l'égalité! vive la liberté!

17 avril 1867.

Griscelli, Jacques-François, de Vezzani,

baron de Rimini.





















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